Héros d'un autre temps
Faisant à nouveau face à la discrète entrée du Temple de l'Ombre, après avoir passé plus de sept ans à essayer d'oublier ce qu'il y avait vu, et combattu, Link marqua un temps d'arrêt. La nuit masquait leurs silhouettes aux yeux des quelques rares solitaires qui oseraient s'aventurer dans le cimetière sous le regard de la Lune. Puis, rassemblant son courage, il fit signe d'attendre à son compagnon de mésaventure.
- Je dois utiliser un sort pour ouvrir la porte. Si tu descends maintenant, tu seras pris dans son effet.
N'y tenant pas, l'assassin acquiesça et croisa les bras en haut des marches tandis que le héros commençait à les descendre. Seul dans l'antichambre aux torches, il se plaça sur le petit promontoire au centre de la pièce, entouré de nombreuses inscriptions vieilles de plusieurs générations. Ainsi, il faisait face à l'immense dalle de roc marqué par le grand oeil Sheikah, qui même pétrifié ainsi semblait le scruter, le juger. Déterminé à se montrer digne de son statut de héros une fois de plus, et à ne pas se laisser intimider par un donjon dont il avait déjà triomphé, Link joignit les mains et invoqua le Feu de Din, générant un dôme ardent autour de lui qui s'étendit afin de se propager dans toute la salle pour allumer chacune des torches.
Aussitôt, la lourde porte qui scellait le tombeau des Sheikahs se mit à glisser dans un raclement sourd, dont l'écho qui se répercutait tout autour ne faisait qu'accentuer le malaise du jeune guerrier. Sans attendre son signal - la lueur de son sortilège ainsi que l'ouverture de la porte lui suffisant - Kazel le rejoignit en fronçant les narines.
- Ça pue la mort, là-dedans.
- Tu as le nez fin... dommage pour toi, car c'est bien pire à l'intérieur.
La nouvelle ne le réjouit guère, cependant il n'ajouta rien et tous deux entrèrent enfin dans le terrible Temple de l'Ombre par un couloir étroit au plafond bas, provoquant une sensation étouffante. Ils ne firent d'ailleurs pas vingt mètres avant d'affronter le premier obstacle, un gouffre. A vue de nez, l'encapuchonné estima que l'autre bord devait être à bien six mètres. Toutefois, il se révéla parfaitement incapable d'en jauger la profondeur. La fosse aurait aussi bien pu se prolonger à l'infini dans les ténèbres que s'arrêter dix toises plus bas. Link ne sembla pas s'en soucier toutefois, et tira son grappin pour se tracter de l'autre côté, son harpon trouvant une prise solide à l'autre rebord.
- Ce grappin est une arme bien utile.
- C'est vrai. Je vais t'envoyer la chaîne pour que tu t'y accroches, et je te hisserai jusqu'ici.
Inutile. Prenant son élan, Kazel fonça à toute allure vers le gouffre et courut le long du mur comme devaient le faire les Sheikahs qui gardaient le Temple. Il traversa sans encombre la fosse et s'arrêta aux côtés du héros.
- Frimeur, lâcha celui-ci en ricanant.
- Jaloux ? répondit Kazel sur le même ton.
Mais à peine cette épreuve passée que voici déjà la seconde. Un mur des plus dérangeants se dressait face à eux, affichant avec des proportions exagérées une parodie de ce qui devait être un visage sans yeux ni nez, écorché et soutenu par deux mains livides, dont les chairs à vif avaient viré au bleu. Même pour une gravure, le spectacle était répugnant, ce faciès funeste semblant les regarder depuis ses orbites noires alors qu'il leur offrait un rictus dément et moqueur qui révélait de minuscules crocs jaunis.
L'épéiste noir examina le couloir à la recherche d'un indice pour débloquer le passage. Une fissure discrète, une pierre qui s'enfonce, un levier caché sous la poussière... mais rien de tel. Il s'apprêta à demander à Link comment passer lorsque dernier le fit sursauter en traversant tout simplement le mur, comme s'il n'existait pas. Comme il traînait, le héros l'appela depuis l'autre côté.
- Tu restes dormir là ou tu te bouges ?
- J'arrive...
"Encore un patelin de tarés" marmonna l'assassin en s'avançant... avant de faire subitement un bond en arrière lorsqu'une voix spectacle lui murmura au ras de l'oreille :
- Seul le détenteur de l'Oeil de vérité du village Cocorico sera porté par les Ombres.
- Woah !
Le héros retraversa le mur, plus irritable que jamais.
- Qu'est-ce qui t'arrive encore !?
- Ce truc m'a parlé.
- Ah, oui. Va falloir t'y faire, il y a pas mal d'échos fantômes ici. N'y prête pas trop attention, et magne-toi.
Tendu comme un arc, Kazel se résigna à suivre son compagnon lorsqu'il retourna de l'autre côté, surveillant prudemment le mur qui semblait le suivre de son regard vide. Il put cependant passer sans effort l'obstacle, et s'étonna de l'incroyable finesse de celui-ci en réalisant qu'il ne devait pas faire plus de quelques centimètres d'épaisseur avant de comprendre qu'il s'agissait d'une illusion. Pourtant il regretta presque d'avoir pu la traverser, car à peine avait-il mis les pieds dans le Temple lui-même qu'une avalanche d'impressions le submergea. Il ressentait d'innombrables présences, comme si un millier de paires d'yeux le guettaient, depuis chaque recoin de la salle et plus encore.
Plusieurs fois, Kazel frissonna et se retourna brusquement en jurant que quelque chose l'avait frôlé, et lorsqu'il tendait l'oreille il pensait entendre quelque chose, comme l'écho très lointain d'un murmure plaintif, ou une très faible respiration irrégulière. Sans même parler de l'odeur. Link n'avait pas menti, c'était bien pire à l'intérieur. Ça sentait le renfermé bien évidemment, l'air poussiéreux chargé de particules, qui irritait encore plus la gorge qu'un brouillard épais... Mais surtout ça sentait le sang et la chair pourrie. Cette puanteur qu'il ne connaissait que trop bien, c'était celle d'un immense et ignoble charnier.
- Cesse donc de t'agiter ! se plaignit le héros.
- Que s'est-il passé ici ? J'ai l'impression d'être entré dans des catacombes abandonnées !
- J'imagine que tu n'es pas très loin de la réalité...
Il était évident que le Gerudo blond ne tenait pas à raconter la sinistre histoire de ce lieu, mais Kazel semblait l'interroger du regard, ses yeux luisant comme deux perles rouges depuis les ombres de sa capuche. En soupirant, Link commença à s'approcher de la statue qui représentait un étrange oiseau aux airs mauvais. Avec ses ailes déployées et son long bec, il avait l'air d'une créature surnaturelle pétrifiée, n'attendant que de s'envoler en emportant les âmes vers l'au-delà. Une dalle de pierre, surmontée de trois pics en os, était fixée à la verticale contre la sculpture. La statue elle-même était entourée d'une torche normale, et de cinq autres surmontées par un crâne. Les murs qui les entouraient, outre leur aura dérangeante, affichaient plusieurs fois le même visage moqueur que celui qui leur avait "barré" la route. Le héros fit le tour des macabres flambeaux, les examinant soigneusement un à un, avant de commencer à pousser la dalle de la statue pour faire tourner celle-ci.
Il s'arrêta lorsque le bec de l'oiseau de pierre pointa vers un des crânes en particulier, bien que Kazel ignorât totalement pourquoi celui-ci plutôt qu'un autre, et le bruit d'une herse se levant se fit entendre.
Un peu plus loin, il y avait un gouffre. De l'autre côté, une gigantesque tête aux traits grotesques leur tirait la langue, la bouche si grande ouverte qu'un homme bien plus grand qu'eux aurait pu y passer sans se baisser, tandis que ses mains pendaient du mur. L'assassin commença à craindre qu'il s'agisse là de leur prochaine destination, le son de herse provenait de là-bas.
Brièvement, Kazel songea que cette autre sculpture aux airs hostiles lui évoquait un condamné sur le billot attendant que le couperet tombe. Un nouveau frisson de dégoût le secoua, alors que le héros lui faisait à nouveau signe de le suivre en direction d'un autre visage moqueur sans consistance. Ils passèrent à travers et débouchèrent dans un couloir fermé par une lourde porte de fer. "Enfin quelque chose d'un peu normal dans ce tombeau de malheur" se dit l'assassin, bien qu'il ne manqua pas de remarquer que ladite porte ressemblait à celle d'une prison, et avait rouillé par endroits à cause de ce qu'il devinait être des éclaboussures de sang.
Elle s'ouvrit sans faire d'histoire, sinon avec un grincement pénible pour les oreilles dans cet endroit où les sons se répercutaient, et donna sur un autre couloir. Celui-ci était encore plus étroit, et Kazel préféra laisser le héros passer devant, doutant qu'ils puissent vraiment avancer côte-à-côte. Ce nouveau corridor semblait avoir été muré après une poignée de mètres. Un crâne au fond d'une alcôve peu profonde ornait le mur qui leur faisait face. Il surplombait une inscription, probablement un nom, qui avait disparu depuis lors... ou était volontairement effacée. Ne voyant pas Link ralentir, le guerrier noir se douta qu'il s'agissait encore d'un faux mur et le suivit à travers, même lorsque celui-ci s'adressa à nouveau à lui.
- Seul le gardien de l'Oeil de Vérité pourra scruter le tréfonds obscur.
Ils arrivèrent dans ce qu'il identifia rapidement comme une crypte, de nombreuses alcôves se succédaient le long des murs au-dessus de textes absolument illisibles, et dans chacune trônait un crâne humain. Son anxiété monta encore d'un cran lorsqu'il remarqua quelque chose qui n'aurait jamais dû avoir lieu. Dans certaines niches, les orbites vides brillaient d'une faible lueur verdâtre et semblaient surveiller leur passage. La main de l'assassin tremblait un peu, exigeant de saisir sa lourde épée et de l'enfoncer dans chacun de ces crânes.
Mais une fois de plus, agissant comme s'il était chez lui au milieu des ténèbres les plus profondes, le héros poursuivit sa route sans même accorder un regard à cette anomalie d'outre-tombe. Ils déambulaient parmi les ossuaires un moment, au gré de l'Hylien, avant qu'il ne traverse un autre mur. Cela commençait à devenir habituel, et en le suivant, Kazel s'attendait cette fois à entendre une voix sépulcrale susurrer à son oreille comme si un spectre se tenait derrière son épaule. Bien sûr, il ne fut pas déçu.
- Temple de l'Ombre... ici sommeillent les légendes sanglantes d'Hyrule, faites de haine et de cupidité...
Même s'il commençait à s'y faire, ce genre de murmures lui faisait froid dans le dos. Tout ça pour accéder à un nouveau défilé d'alcôves et de crânes aux yeux brillants. Avec une certaine lassitude, alors que tous ses sens lui hurlaient qu'un danger imminent le guettait, Kazel continua à coller le héros comme son ombre jusqu'à franchir un mur sans existence de plus, qui ne leur fit pas meilleur accueil.
- Reposent au fond des ténèbres pièges vicieux, trappes sournoises, et l'ombre qui masque le chemin...
- Hé bien ! Au moins ça me rappelle la maison.
- Que dis-tu ?
L'assassin désigna le mur qu'ils venaient de franchir.
- Je disais que je me sentais chez moi, avec ce genre d'accueil.
- Vraiment ? Ta famille était du genre à piéger l'accès aux toilettes ?
Le ton était moqueur, mais Link semblait véritablement curieux. C'était la première fois que son compagnon mentionnait son passé.
- On peut dire ça, mais c'est un peu... compliqué.
- Quand on en aura fini avec toute cette histoire, tu auras peut-être l'occasion de me raconter tout ça !
J'ai le sentiment qu'on a moyen de bien s'amuser. Le demi-sourire qu'affichait le héros empêchait Kazel de déterminer s'il se moquait de lui ou non. Toutefois, il ne semblait plus aussi hostile qu'avant.
- On verra ça plus tard, soupira Link. Prépare-toi au combat.
- J'espère qu'on ne va pas affronter encore un spectre.
- Je crois que j'aurais préféré... j'espère que tu as le coeur bien accroché.
Kazel hocha la tête et le suivit tandis qu'il se dirigeait vers un autre mur fantôme sous les murmures émanant des alcôves.
- Notre sang réclame vengeance, enfant des Ombres...
- C'est de pire en pire...
- Quoi donc ?
- Ce que tes faux-murs racontent.
- Celui-ci t'a parlé ?
Le héros paraissait surpris. Un nouveau malaise grandissant gagna l'épéiste noir.
- Tu ne l'as pas entendu ?
Link secoua la tête. Pour la première fois, les spectres qui hantaient les lieux s'étaient adressés à lui, personnellement. Quelque chose l'avait reconnu et cela n'augurait rien de bon.
- Ce n'est pas grave, lâcha Kazel sur un ton qui laissait entendre le contraire. Continuons.
Sans être plus serein que lui, le guerrier blond acquiesça et ouvrit la porte. Une épouvantable pestilence s'échappa aussitôt de la nouvelle salle et fit tousser l'assassin. Durant quelques secondes, Kazel craignit qu'il ne finisse par vomir tant la puanteur était atroce, mais il réussit à se contrôler et rejoignit son compagnon.
Comme lui, il tira immédiatement son arme en découvrant six bras faisant le double de leur taille qui sortaient de terre. Ils étaient d'une maigreur cadavérique, et avaient la même pâleur bleue que les visages moqueurs, leurs doigts décharnés se terminaient par de longues griffes rouges. Une présence d'une extrême malveillance rôdait dans la pièce. Brièvement, Kazel nota que le sol était irrégulier et craquait sous leurs bottes mais il reporta rapidement son attention sur les bras qui semblaient les attendre.
- La mauvaise nouvelle, c'est qu'il faut se laisser attraper pour que le véritable monstre sorte de sa cachette.
- La journée s'améliore d'heure en heure !
L'assassin examina les membres ridiculement fins, en se demandant à quoi pouvait ressembler leur propriétaire. Quelle que soit la réponse, il n'avait pas la moindre envie de s'en approcher.
- Et si on les tranche ?
- Ils repousseront.
- Sérieux ?
Morose, le héros hocha la tête en paraissant ruminer un plan. Après quelques secondes, il leva son bouclier.
- Je vais faire l'appât. Je sais comment me dégager de leur poigne... et dans le pire des cas, tu frappes plus fort que moi. Tu auras tôt fait de me libérer.
- Tu t'en remets donc à moi pour te défendre ? C'est le monde à l'envers.
Link le foudroya du regard.
- J'ai envie de croire que tu as plus envie de rentrer chez toi que de me tuer. Alors cesse de te payer ma tête, et prépare-toi plutôt. Le Poigneur n'est pas un ennemi comme les autres.
- C'est toi qui as trouvé le nom ?
Il lui flanqua un coup de bouclier, que le rôdeur bloqua aisément.
- Concentre-toi et ferme-la.
Reprenant son sérieux, son visage disparaissant totalement dans l'ombre de sa capuche à l'intérieur du temple noir, Kazel leva son épée à la verticale, la tenant à hauteur d'épaules. En garde offensive, il était prêt à bondir à l'assaut. Link se força à avancer, s'approchant à contrecoeur du bras le plus proche à gauche. Il arriva à portée d'attaque, sans pouvoir s'empêcher de s'abriter derrière son bouclier, mais le membre décharné continua à s'agiter mollement, l'ignorant. Il se rapprocha encore, centimètre par centimètre, réprimant son envie d'abattre son épée sur cette abomination qui ne manifestait toujours aucune réaction. Kazel surveillait son avancée méticuleuse, serrant son espadon en guettant le moment où le monstre surgirait.
En espérant qu'il se montre un jour ! Car Link se rapprocha si près qu'il ne pouvait plus faire un pas sans buter contre la base du bras. Pendant une seconde, le Héros se demanda si ses souvenirs n'avaient pas été altérés par le temps. Perplexe, il piqua la chair nécrosée du bout de sa lame. La main griffue se referma alors sur lui, si vite qu'il n'eut même pas le temps de bouger. Ses serres se plantèrent dans ses chairs et emprisonnaient son bras d'arme tandis que le Poigneur jaillissait du sol dans une éruption de poussières et de petits fragments d'os.
Kazel resta immobile une seconde pour observer l'ennemi, puis une deuxième pour être dégoûté par son apparence. La créature était un gros tas de chair flasque et difforme, encore plus pourri que les appendices lui servant de piège. Ses propres bras étaient tordus contre son corps, réduits à des moignons atrophiés. Ce buste répugnant ne possédait pas de jambes, et avançait en se tortillant sur le sol. L'assassin ignorait s'il était encore à demi-enfoui, bien qu'il était prêt à croire que non, mais ne s'en souciait guère. Il pouvait bien posséder mille pattes, ou une queue de vingt mètres, si son buste et sa tête étaient exposés alors ses points vitaux aussi.
Enfin, exposés. Le Poigneur était visiblement plus intelligent que son apparence infecte ne le suggérait, car il redressait sa longue tête au bout d'une gorge interminable. Il jeta un oeil à l'Hylien, qui luttait vainement malgré sa force extraordinaire contre l'étau qui l'étreignait. Il apprécia d'autant plus que son rival ait choisi de faire l'appât, et songea avec une certaine amertume que le sauver le rendrait encore plus facile à amadouer. Kazel bondit jusqu'au monstre et le frappa de taille en pleine poitrine, visant ce qu'il supposait être la position de ses poumons ou de son coeur. Sa puissante lame traversa sans effort la chair putréfiée, lacérant le buste mou de la créature en libérant une odeur rance de pourri qui le fit reculer et lui piqua les yeux.
Pourtant, la bête ne manifesta aucune réaction et l'assassin vit avec horreur la plaie se refermer en quelques instants. Sans se laisser décourager, il bondit dans son dos et enfonça la pointe de sa lourde épée à travers la colonne vertébrale du monstre. La lame jaillit par la poitrine du Poigneur, après avoir brisé ses os rendus fragiles par la non-mort. Le rôdeur avait eu son lot d'abominations. Les monstres hyper-résilients et les créatures dotées de capacités de régénération presque instantanées, et bien d'autres ne risquaient pas de le surprendre. Si un ennemi ne craint pas la douleur, il suffit de briser ses centres nerveux pour l'immobiliser, et de recommencer jusqu'à trouver son point faible et l'achever.
En revanche il n'avait encore jamais affronté de Poigneur, et le mort-vivant ne prêta aucune attention ni à l'épéiste noir, si à son attaque. Kazel le vit avec stupeur continuer à avancer, ses chairs se ressoudant autour de sa lame l'entraînant à la suite du monstre, avant de baisser son ignoble tête vers le Héros qui ne parvenait pas à se dépêtrer des griffes qui le retenaient. Il sentait pourtant les vertèbres craquer autour de sa lame, tandis qu'il tirait dessus pour résister à la traction de la bête. Mais le Poigneur obéissait à des lois transcendant les contraintes physiques et demeurait insensible à des coups qui auraient dû le paralyser.
Kazel enfonça son pied dans le dos du monstre et poussa à fond dessus pour réussir à arracher sa lame de ce socle putride bien que la chair molle sembla essayer d'avaler sa botte comme un sable mouvant. Il faillit tomber à la renverse quand l'épée se délogea enfin du mort-vivant, mais réussit à reprendre son équilibre à temps. Incapable de forcer l'étreinte de la main griffue, Link tenta une manoeuvre plus audacieuse alors que le Poigneur s'intéressait à lui. Il se débarrassa de son bouclier et jeta son épée à ses pieds d'un geste du poignet pour la remonter d'un coup de botte jusqu'à sa main libre pour s'en emparer, et trancher d'un coup sec le bras qui l'emprisonnait.
Sa lame dorée parut chanter lorsqu'elle fendit les airs et la chair moisie, délivrant le jeune Gerudo qui se jeta en arrière, une fraction de seconde avant que la gigantesque mâchoire du Poigneur ne se referme à l'endroit où il se tenait. Il changea son épée de main et frappa immédiatement la tête hideuse avant que le monstre ne se relève et lui arrache un cri sifflant qui lui vrilla les tympans. Le Héros attaqua aussitôt une deuxième fois, mais le mort-vivant s'était déjà replié, son faciès déformé se perchant à nouveau à près de quatre mètres de haut.
Link grimaça en comprenant qu'il allait falloir recommencer, appâter un autre bras, et mener un nouvel assaut. Lorsque sa proie parvenait à se défaire de ses griffes, le Poigneur se mettait sur la défensive avant de retourner sous terre. Une ombre sauta alors sur l'épaule du mort-vivant, avant de se propulser encore plus haut que son visage déformé. Link regarda alors, impressionné par ses prouesses, son Némésis bondir au-dessus du monstre en tournoyant en avant et lui porter un terrible coup dans les airs, outrepassant l'attitude défensive de la créature.
Il se réceptionna au sol avec une roulade pour se retourner, brandissant à nouveau son immense lame, alors que le Poigneur s'effondrait avec une lenteur exagérée. Sa carcasse molle s'affaissa au sol, et sa mâchoire se mit à pendre mollement contre la terre avec un angle dérangeant. Les bras autour des deux guerriers se mirent alors à... faner, et se rétractèrent. Après un moment, alors que le corps du monstre s'agitait encore de spasmes répugnants, la présence malveillante s'éteignit. Cette fois, le Poigneur était bel et bien mort. Pourtant, Kazel le contourna avec méfiance, se tenant prêt à frapper.
- Quelle pourriture... Je déteste les morts-vivants.
- Comme tout le monde j'imagine, répondit Link en opinant du chef. Joli coup en tout cas. Personne ne t'as jamais proposé de travailler dans un cirque ?
Le héros s'attendait à ce que l'assassin lui retourne un geste grossier, mais il le vit seulement grimacer avec révulsion en examinant le Poigneur. Même mort - définitivement - le monstre était horrible. Son crâne était celui d'un humain, sa chair flétrie était dépourvue de tout poil et ses yeux n'étaient que des orbites vides. Mais le pire était sa bouche. Dotée de dents plus grosses que des doigts et d'une mâchoire élastique, qui s'était tordue dans son trépas, le Poigneur aurait pu avaler un homme d'une seule bouchée.
Dans le doute, Kazel inversa sa prise sur sa lame et empala une dernière fois la tête de l'abomination, dont le corps s'agita d'une dernière convulsion avant de s'immobiliser pour toujours. Il ensuite posa son pied, avec dégoût, sur le crâne afin de retirer son épée.
- Dis voir, l'Hylien. T'en as encore beaucoup d'autres des comme ça ?
- Normalement c'était le seul.
- Normalement ?
Les yeux rougeoyants du rôdeur brillèrent un instant sous sa capuche, avant que l'ombre ne les dissimule à nouveau. Le Héros préféra l'ignorer et remonta sa tunique pour se couvrir le visage avant d'éventrer la créature avec dégoût à la recherche de quelque chose. Kazel recula alors pour mettre autant de distance possible entre lui et le cadavre putride.
Il s'intéressa grandement à la salle, à son sol et ses parois étranges, pour se distraire de l'horrible spectacle. Dans le feu de l'action, ça lui avait échappé mais les murs n'étaient pas faits de pierre... mais d'os. Le sol lui-même qui craquait au moindre geste était composé en réalité d'une formidable quantité d'ossements, entassés là jusqu'à ce qu'ils se tassent et s'agglutinent les uns aux autres. Quand Link eut récupéré une épaisse clé rouillée dans les entrailles de l'abomination, ils quittèrent la salle, abandonnant là la carcasse inerte du monstre. Mais sitôt la porte franchie, Kazel attrapa son rival par l'épaule.
- T'en as d'autres des plans fumeux comme ça !?
- De quoi tu te plains, rétorqua Link en le bousculant. J'ai pris le plus gros risque pendant que t'étais bien à l'aise.
- Justement, ton plan, il a failli foirer ! Ton Poigneur là, t'aurais pu me dire que seule sa tête craignait les coups !
- Hé bien j'ai oublié ! Excuse-moi de n'être venu qu'une fois, il y a plus de sept ans, et d'avoir d'autres soucis en tête que le détail exact de chacun des monstres que j'ai déjà terrassés sans ton aide !
Les nerfs à vif, Kazel l'empoigna par le col. Tous deux étaient prêts à en venir aux mains, et à régler leurs comptes dans le couloir étroit qui liait les deux salles. Mais conscient que sa mission importait bien plus que ses envies, l'assassin préféra laisser tomber. Pour lui, ce n'était ni l'endroit ni le moment. Le corridor ne lui permettrait pas d'utiliser son épée, et l'Hylien était bien trop résilient pour le vaincre à mains nues... et Link le savait. Il le relâcha finalement en le poussant.
- La prochaine fois, tâche de réfléchir avant le combat. Car tu ne me feras pas croire que tu contrôlais la situation.
- Il n'y aura pas de prochaine fois. Mis à part quelques pièges, Skulltulas et Stalfos, on ne devrait rien rencontrer.
- "devrait" ?
Le Héros le défia à nouveau du regard. Il n'aurait su dire lequel il détestait le plus, entre ce temple infernal ou son insupportable compagnon.
- Oui, devrait. Car je ne sais pas si ça a échappé à ton merveilleux sens de l'observation, mais les choses ne se passent pas comme elles le devraient !
- Ou alors tu ne vaux pas un clou comme héros.
- Ou alors tu n'es pas étranger à ces anomalies.
Un éclair de tension les traversa. Durant quelques secondes, l'un comme l'autre faillirent dégainer et attaquer. Ils se défièrent, se provoquant silencieusement dans les entrailles du plus sombre des tombeaux, avant que Link ne recule finalement d'un pas pour désamorcer le conflit.
- On a du boulot. Je passe devant, comme ça tu n'auras pas à craindre pour ta petite personne.
- C'est sûr que la tienne ne manquera à personne, l'Hylien.
- T'as un problème d'élocution pour que tu refuses à ce point de prononcer mon nom ?
- De confiance, plutôt.
Préférant ne pas relancer leur confrontation, Link passa l'affaire sous silence et retourna jusqu'à la salle avec la statue d'oiseau. La herse de la gueule de pierre était désormais levée, il ne leur restait plus qu'à franchir le gouffre qui les séparait des profondeurs du temple.
Là, l'ancien Héros expliqua qu'il fallait traverser le gouffre pour pouvoir s'enfoncer plus loin dans le donjon. Autrefois, il l'avait franchi grâce aux Bottes Ailées, qui permettaient à leur porteur de se mouvoir quelques instants dans le vide ou même sur l'eau, mais aujourd'hui il leur faudrait s'en passer. Pour commencer, le Héros n'en connaissait qu'une seule paire. Bien que Kazel et lui semblent avoir le même gabarit, il s'imaginait mal s'échanger les bottes à chaque trou à franchir. De plus, à cause de leur pouvoir, les chausses des airs ne possédaient aucune adhérence au sol, faisant ainsi glisser leur porteur au moindre pas. Il devenait pour ainsi dire impossible de simplement prendre un appui solide, où que ce soit.
Laissant de côté ce problème, il prit son élan pour se préparer à franchir le gouffre. Grâce à l'entraînement des Gerudos, il était plus agile qu'autrefois et espérait que ça lui suffirait à franchir l'abîme noir, mais Kazel l'arrêta et insista pour passer le premier. Le rôdeur s'étant toujours révélé plus athlétique que le jeune Gerudo, il avait plus de chance de franchir la fosse et pourrait rattraper Link si celui-ci n'y parvenait pas.
Le plan fut adopté, et l'Hylien s'écarta pour laisser la place à son compère qui était tout de même nerveux. Le gouffre était large et les murs trop éloignés de la passerelle en forme de langue pour qu'il ne répète son petit numéro de l'entrée. De plus, son nouveau manteau pesait lourd et risquait de le gêner, et malgré son affinité avec les ténèbres, Kazel ne tenait pas à savoir ce qui se cachait dans celles qui baignaient la fosse.
Il s'élança à toute allure et bondit comme un félin lorsqu'il arriva au bord du précipice. Sa cape claqua lorsqu'il vola par-dessus le trou, et il tendit les bras pour amortir son atterrissage. Son saut était trop court pour atterrir sur la passerelle elle-même, mais suffisamment long pour la prendre en pleine poitrine s'il n'y prenait garde. Aussi préféra-t-il s'accrocher à son extrémité pour contrôler sa réception et ensuite se hisser sur la langue de pierre. Cela dit, ça n'augurait rien de bon pour le Héros déchu.
- T'en penses quoi ? demanda-t-il en se doutant déjà de la réponse.
- Tu ne passeras pas. Pas comme ça, et je ne suis pas sûr de pouvoir te rattraper au vol.
Link opina, bien conscient que s'il en possédait la force nécessaire, il n'y avait aucune prise convenable pour une telle opération. Dans le pire des cas, ils chuteraient tous les deux dans les abysses. En observant la gueule béante de la statue murale, une idée lui vint et le jeune guerrier sortit son grappin, dépliant manuellement sa chaîne. Il la fit tournoyer avant de l'envoyer jusqu'à son partenaire qui la rattrapa.
- Accroche-la à la herse. Le grappin lui-même ne peut pas y prendre prise tu dois pouvoir l'y nouer, quitte à le tenir en personne pour qu'il reste en place.
- Probablement.
Peu confiant dans la manoeuvre, Kazel s'exécuta malgré tout, n'ayant pas d'alternative à proposer. Il s'étonna de la longueur de la chaîne, mais en voyant l'Hylien se tenir au bord du gouffre, bras tendu, il comprit qu'elle était étirée au maximum. Il bricola un noeud comme il pouvait et saisit à deux mains la pointe du grappin pour s'assurer qu'elle ne se dégage pas de la grille. Link se pencha en arrière pour tester la prise, les maillons se tendirent et cliquetèrent, mais ne donnèrent aucun signe d'instabilité.
Link annonça un décompte pour que son équiper ne soit pas surpris et activa le grappin qui le tracta au-dessus du gouffre. Il récupéra ensuite la chaîne et rangea l'artefact, avant de prendre la tête de l'expédition et de suivre l'étroit couloir qui plongeait dans les ténèbres. Bien qu'il n'en dit rien, Kazel trouva étrange que le chemin s'incline tout simplement vers le bas au lieu de céder la place à un escalier. Les pavés lisses qui composaient le sol et les murs étaient glissants, et dans cette pente on aurait tôt fait de perdre l'équilibre et de dévaler toute la route.
Lui-même adepte des pièges, il songea que ce serait un chausse-trappe idéal pour séparer et déstabiliser des combattants en armure... ou pour empêcher les créatures vivant dans les profondeurs de remonter à la surface. Dans les deux cas, ce chemin n'était pas destiné à être simplement emprunté.
Après une vingtaine de mètres, le couloir aux pierres méticuleusement taillées donna sur une galerie aux murs grossiers, comme si on s'était contenté de les creuser pour dégager le passage. Le sol lui-même était fait de roche nue, plutôt que de pavés. L'assassin tendit la main pour effleurer les parois de granite froid, et grimaça. Le conduit lui évoquait les boyaux pétrifiés de quelque créature colossale. Si le Temple de la Forêt et son château hanté l'avaient mis mal à l'aise, ce n'était rien face au sentiment qui le hantait désormais. Il fit mine de ne pas remarquer la couleur brun-rouge du sol, pourtant composé de la même roche que les parois d'un gris fossilisé. Mieux valait ne pas songer à la quantité de sang qui avait dû inonder ce passage, pour réussir à en altérer l'aspect ainsi.
Le couloir se redressa à un niveau plat au bout de quelques minutes de marche, qui parurent pourtant une éternité dans ces ténèbres oppressantes. Sans torche et sans fée, les deux épéistes avançaient quasiment à l'aveugle, seules les lueurs timides de quelques flambeaux lointains leur évitaient de progresser dans le noir total.
Une salle ronde apparaissait au bout du couloir, rare et bienvenue source de lumière, et une Sentinelle s'y trouvait. Son oeil éternellement vigilant pivotant inlassablement sur son étrange buste doté d'un rictus grimaçant aux trop nombreuses dents aiguisées. Link fit une halte, profitant d'être hors de la portée de la Sentinelle pour réfléchir à leur destination. Il jetait régulièrement des regards nerveux à son Némésis, dont la présence disparaissait lorsqu'il quittait son champ de vision direct.
- Au bout du couloir, il y aura trois chemins dissimulés, murmura le Héros, si je ne me trompe pas, il faut prendre... celui de droite.
- Tu crois, hein. Comme quand tu croyais que le château de ta petite copine serait sûr ?
- Va te faire voir. Dans le pire des cas, on aura quelques monstres mineurs à combattre, à moins que tu n'aies peur des fantômes ?
- Tu sers à rien, l'Hylien. Je me demande comment t'as fait pour sauver ton monde, la dernière fois.
- Je t'avais pas sur le dos. Maintenant ferme-la et suis-moi. On va éviter la Sentinelle, sans bombes je ne pense pas qu'on puisse la détruire. Sauf si tu possèdes encore une astuce inattendue ?
Le monstre ne lui était pas familier, mais son oeil rouge et jaune qui ne cillait jamais ne lui disait rien qui vaille. Kazel secoua la tête et le Héros ne manqua pas l'occasion de se moquer de lui.
- Tiens donc. En dehors de tes acrobaties, tu ne sers pas à grand-chose.
- Parles-en à ta nana verte.
Link préféra ravaler les mots qui le tentaient, et lui fit signe de le suivre. Ils s'approchèrent à pas de loup en longeant les murs, profitant que les ombres jouent en leur faveur pour réduire la distance les séparant de la créature vigilante. Les deux guerriers s'immobilisèrent lorsque l'oeil attentif tourna dans leur direction, mais il ne s'arrêta pas. Aussitôt, le jeune Gerudo se précipita dans la pièce, Kazel le suivant comme son ombre, et ils traversèrent le faux-mur sur leur droite. L'assassin n'aurait su dire ce qui le troubla le plus, entre le fait de foncer tête la première contre ce qui ressemblait à une paroi tout ce qu'il y a de plus solide, ou qu'elle soit composée de squelettes tellement empilés que leurs os s'étaient soudés jusqu'à en former un mur.
Ils arrivèrent dans un petit couloir terminé par une vieille porte de fer. Enfin une chose normale dans ce temple du malheur. Des barreaux rouillés formaient une grille étroite à hauteur de tête qui évoqua à l'assassin une porte de prison. La large serrure craqua et grinça lorsque Link fit jouer la clé récupérée dans le Poigneur en essayant de tourner la poignée. Le voyant faire, le rôdeur faillit s'étrangler.
- C'était pour récupérer une clé pourrie afin d'ouvrir une vieille porte miteuse qu'on s'est tapé ton fichu Poigneur !?
- Ça va peut-être te surprendre, mais à Hyrule, les portes blindées s'ouvrent avec des clés, et non pas des politesses.
Dépité, Kazel leva les yeux aux plafonds et le suivit. L'analogie de la geôle prit alors tout son sens lorsqu'ils pénétrèrent dans une pièce étroite, où des ossements pourrissaient encore à même le sol aux côtés de cadavres embaumés... et qu'une lourde herse tomba pour bloquer la porte sitôt qu'ils l'eurent refermée. Deux torches crépitaient encore, empuantissant l'air déjà lourd d'une odeur de suie suffocante, et interdisait aux prisonniers tout espoir de se dissimuler dans le noir pour surprendre leurs geôliers.
- Oups.
- "Presque sûr que c'est à droite", hein ? Bien joué, crétin !
Les deux corps momifiés s'animèrent alors, se relevant avec lenteur alors que les rivaux tiraient leurs armes. Kazel détestait les morts-vivants en tout genre, qui ne réagissaient jamais comme ils le devraient aux blessures qu'on leur infligeait.
- Ils ont un point faible ?
- Pas vraiment. Cogne jusqu'à ce qu'ils meurent, et ne les laisse surtout pas crier !
Ils bondirent chacun sur un ennemi, qui par chance étaient lents et faciles à devancer. Link chargea, bouclier en avant, le sien pour le repousser contre le mur et le roua de coups d'épée et d'écu pour l'empêcher de se ressaisir, ne serait-ce qu'une seconde. L'assassin abattit son grand espadon verticalement, et fendit le Gibdo de l'épaule à la hanche. Il sentit immédiatement que ce coup, normalement mortel, ne l'arrêterait pas et ramena sa lame en arrière afin de frapper d'estoc la poitrine du monstre qui échappa un gargouillis plaintif.
Kazel ignorait quel effet avait leur cri, et ne tenait pas à le découvrir. Il frappa le buste du mort-vivant de sa botte pour déloger sa lame, et s'apprêta à le décapiter lorsque leurs yeux écarlates se croisèrent. La ressemblance frappante de leur regard surprit l'assassin, qui retint son geste le temps d'un battement de coeur. Durant ce minuscule instant, il crut même que le monstre le regardait avec autant de stupeur que lui.
- Notre sang réclame vengeance, enfant des Ombres...
Il n'aurait su dire si la voix d'outre-tombe provenait du Gibdo ou directement de son esprit. Dans les deux cas, Kazel était convaincu que c'était bel et bien la créature estropiée, qui le fixait ses yeux rouges dans les siens, qui venait de s'adresser à lui en répétant ce que lui avait-il l'un des murs un peu plus tôt.
Déstabilisé, il en oublia une seconde de frapper. Une seconde de trop, qui permit au mort-vivant de pousser son terrible hurlement. Le cri retentit contre les murs glacés, d'autant plus terrible qu'il était enfermé avec eux, et ne ressemblait à aucun autre. C'était à la fois l'explosion de rage d'un frère trahi, la plainte déchirante d'un parent tenant le cadavre de son enfant dans ses bras et le râle d'agonie d'un corps brisé. Un torrent de rancune et de souffrance, gavé d'une puissance sinistre.
Link s'étrangla lorsque le hurlement le paralysa. Cet horrible cri l'avait hanté depuis son enfance, depuis sa première rencontre avec les Effrois qui produisaient un son similaire, et il en avait fait de nombreux cauchemars, même après avoir vaincu Ganondorf.
Son sang se glaça, et il faillit lâcher son épée alors que des vrilles de douleur lui tordaient le cerveau... Mais il avait déjà connu cette épreuve et l'avait surmontée. Le héros se ressaisit rapidement et put porter un dernier coup d'épée pour s'assurer que son propre ennemi resterait silencieux à tout jamais. Contrairement à Kazel qui s'effondra, foudroyé par le hurlement. Il se tordait au sol dans tous les sens en se tenant la tête à deux mains, l'écume aux lèvres. Ses traits apparents sous sa capuche étaient figés dans un horrible rictus, comme s'il hurlait à la mort. Pourtant, il n'émettait pas le moindre son.
- Kazel !
Le Gibdo lacéré se tourna lentement vers le Héros du Temps, un pan tout entier de son buste pendait derrière lui. Conscient qu'il n'avait que peu de temps, Link lui fonça dessus, se jetant de tout son poids contre le mort-vivant pour l'empêcher de hurler à nouveau et le renversa. Le choc le fit trébucher, mais il était bien plus prompt à se rétablir que le Gibdo sur lequel il bondit pour le plaquer au sol et l'empaler plusieurs fois dans la tête et le torse pour l'achever. Le souffle court, il examina les deux monstres, craignant à tout moment que ces abominations ne se relèvent encore, mais aucun des deux n'esquissa le moindre geste. Après avoir attendu dans la non-mort près de vingt ans, les Gibdos avaient enfin été délivrés de leur tourment par le Héros.
La place étant désormais aussi sûre qu'elle puisse l'être, l'élu des Déesses put se pencher sur son camarade au manteau noir qui gisait désormais sur le flanc, immobile. Link l'examina avec prudence, mais l'assassin ne manifestait aucune réaction. Un fluide rouge lui coulait des lèvres, en quantité telle qu'elle inquiéta le Héros s'il s'agissait de sang. Après une brève observation, l'Hylien se rassura - un peu - en réalisant qu'il ne s'agissait que de salive. Kazel s'était probablement mordu, et un peu de sang avait teinté sa bave, lui donnant cet aspect impressionnant.
En tout cas, il respirait encore, quoique très faiblement, et son état paraissait stable. Link ajusta sa position sur le côté, afin qu'il ne risque pas de rouler sur le dos et de s'étouffer, puis se demanda comment sortir de ce traquenard. Il était sûr et certain de reconnaître la salle, et était convaincu que la grille s'était relevée lorsque les Gibdo avaient définitivement expiré. Pourtant, la herse demeurait résolument fermée. Pour se convaincre qu'il n'était pas fou, le Héros fouilla la salle et dénicha une vieille boussole poussiéreuse, comme dans ses souvenirs.
Ironiquement déboussolé par les certitudes que lui causa sa trouvaille, il entreprit d'examiner la pièce autant avec ses sens que sa magie. Le Temple de la Forêt avait changé, malgré la disparition de Ganondorf. Aussi n'aurait-il pas été surpris de découvrir qu'un sort, qui aurait pu être brisé à son époque par l'arrivée du Seigneur Noir, gardait encore la pièce.
Plus d'une heure s'écoula avant que Kazel ne reprenne connaissance. Il peina à seulement se redresser, attirant l'attention du Héros du Temps qui tentait de scier les barreaux à la porte grâce à son épée enchantée. Hélas, si la lame était formidablement tranchante, elle n'était pas destinée à un tel usage et la tache s'avérait terriblement fastidieuse. Aussi prit-il volontiers une pause pour s'enquérir de l'état de son compagnon.
- Ça va ?
- La meilleure chose qui me soit arrivée dans ce fichu temple, c'est de voir ta tronche en me réveillant... et pourtant, c'est pas un cadeau.
- Bon, apparemment ça va. Tu m'as fait une belle frayeur, j'ai cru que t'allais me claquer entre les pattes.
Toujours assis, Kazel se massa le crâne. Il était encore visiblement au plus mal, mais au moins il était tiré d'affaire et conscient.
- Qu'est-ce qui s'est passé ?
- Tu l'as laissé crier. Normalement, leur cri paralyse leur victime pour leur permettre de lui sauter à la gorge et dévorer leur énergie vitale... mais toi, ça a été différent.
Si la réaction d'une extrême violence de l'assassin pouvait peut-être s'expliquer par le fait qu'il venait d'un autre monde, c'est celle du Gibdo qui intriguait Link. Le monstre aurait dû plonger sur Kazel pour le dévorer, alors qu'il se tordait sans défense par terre... Et non pas l'ignorer pour lui faire face.
- Je suis déçu. Je pensais que tu serais suffisamment rapide pour éliminer une pauvre momie. Même moi j'y suis arrivé.
- J'ai été surpris, grogna le rôdeur.
- Ah oui ? Et par quoi ?
Link distingua les yeux rouges de son némésis sous sa capuche. Celui-ci tentait probablement de le foudroyer du regard, alors que le silence se prolongeait lentement. Il n'en fallait pas autant pour que le héros comprenne que son partenaire d'infortune hésitait à révéler la cause de sa défaite, qui était certainement liée à l'un des mystères qui entouraient l'assassin.
- Il m'a parlé.
Il eut du mal à y croire. Les mort-vivants n'avaient jamais émis autre chose que des plaintes lancinantes et des cris paralysants. Pourtant, Kazel paraissait tout à fait sérieux et ramassa son espadon pour s'en servir de canne afin de se relever, quoique avec difficulté. Mais malgré son état, l'assassin semblait le défier. Son attitude encouragea Link à rester prudent, et à se tenir à une relative distance de son "camarade".
- Cet endroit... ce n'est pas un temple, c'est un tombeau.
Quand on connaissait la terrible histoire des lieux, cette information était des plus évidentes... Mais qu'un Gibdo l'ait soufflé à un guerrier d'un autre monde était un fait des plus inquiétants pour lequel il n'avait aucune explication. Après un moment, alors que le rôdeur semblait prêt à se battre pour obtenir ses réponses, Link finit par acquiescer.
- Oui.
- Que s'est-il passé ?
Le Héros soupira. L'heure n'était pas à raconter des histoires, surtout d'aussi sordides.
- Avant ma naissance, une terrible guerre faisait rage dans le royaume. Après de nombreuses batailles, les Hyliens ont réussi à acculer leurs ennemis, et à les exterminer.
Il écarta les mains pour désigner leur geôle.
- C'est ici que les combats ont pris fin. Il s'agissait déjà d'un sanctuaire dédié aux pouvoirs occultes à l'époque, et il semble que la magie qui l'imprégnait a enfermé bien des âmes, qui réclament depuis vengeance.
- Ou alors c'est tes copains qui se sont arrangés pour faire un exemple ignoble !
N'ayant pas l'intention de supporter les insultes de l'assassin très longtemps, Link s'avança en haussant le ton.
- Ce ne sont pas "mes copains". Cet endroit me répugne autant que toi, mais il faut malheureusement plonger jusqu'à son coeur pour aller réparer les crimes que toi et TES copains avez commis !
Les deux guerriers se fixèrent en chiens de faïence, les mains sur leurs armes. Qu'est-ce que le Gibdo, que Link avait toujours cru n'être qu'un monstre décérébré animé par la magie noire, avait bien pu raconter au rôdeur pour qu'il soit à ce point remonté contre lui ? Mais après un moment, Kazel désamorça finalement le défi, à contrecoeur.
- Comment on sort d'ici ?
- Il y a sept ans... enfin, la dernière fois, la porte s'était rouverte quand j'avais tué les Gibdos.
Kazel fit une grimace qui n'échappa pas au héros, mais il préféra l'ignorer. Mais cette fois elle est restée fermée. J'ai senti de la magie autour de la grille, qui doit agir comme un mécanisme. Enfin, ce n'est que mon hypothèse. Link haussa les épaules, alors qu'il pesait ses propres spéculations en même temps qu'il les partageait à l'assassin.
- Après tout, d'ici, la porte de la cellule s'ouvre vers l'extérieur. J'imagine que lorsqu'on venait jeter un prisonnier ici, on l'y poussait de force, la grille tombait et ne se relevait lorsqu'on rouvrait la porte... ou que tous les occupants aient rendu l'âme.
Lorsqu'il croisa le regard de feu de son rival, Link s'attendit à ce qu'il lui rit au nez et le traite de tous les noms. Mais le guerrier noir resta stoïque, avant d'acquiescer avec gravité.
- Bonne théorie.
Le Héros n'apprécia pas du tout cette réponse, et se mit à penser qu'il y avait anguille sous roche. Kazel paraissait souvent en savoir beaucoup trop pour un habitant d'un autre monde, et dans ce charnier géant, c'était carrément angoissant. Cependant, Link n'eut pas le temps d'y réfléchir plus longtemps car son rival ricana en voyant l'état des barreaux.
- Tu as vraiment essayé de scier la porte ?
- Bizarrement, je n'ai pas l'intention de pourrir à mort ici. Alors pendant que tu roupillais, j'ai fait avec les moyens du bord.
- Hé ben, on s'ennuie pas avec un crétin pareil.
Le jeune Gerudo regretta amèrement que le rôdeur ne soit pas resté inconscient plus longtemps. Au moins, quand il était dans le coma, il ne lui tapait pas sur les nerfs toutes les vingt secondes.
- Continue. J'essayerai de tirer la poignée quand tu auras fini, et on verra si ta théorie était vraiment bonne.
- Et t'as un plan pour l'ouvrir d'ici ? Tu es trop petit pour l'atteindre en passant le bras par l'ouverture.
- Tais-toi et scie, je m'occuperai du reste.
Ô combien il regrettait la tranquillité, déjà oubliée, qui était la sienne lorsque son rival dormait. Pourtant, il ne doutait pas que l'assassin possède quelques secrets d'évasion qui leur seraient des plus précieux ici. Aussi, sans se priver de ronchonner, le Héros se remit au travail. En une vingtaine de minutes supplémentaires, deux des trois barreaux de la porte étaient tombés, dégageant un espace plus que suffisant pour Kazel qui était retourné s'asseoir pour reprendre quelques forces, la mine plongée dans l'ombre de sa capuche. La lame dorée n'était pas destinée à scier une porte, mais la patience compensait cet inconvénient. Le Rôdeur se releva et défit alors sa ceinture pour faire une boucle avec afin d'atteindre la poignée, qui avec un peu d'astuce tourna et leur ouvrit le chemin de la liberté. La herse se leva sitôt la porte ouverte, il n'en fallut pas plus aux deux aventuriers pour se précipiter hors de leur cellule.
- Bon. Cette fois, j'en suis sûr, ça sera à droite en sortant.
- J'en ai marre de tes certitudes bidon.
- Je n'ai pas dit que j'étais sûr tout à l'heure ! Je ne suis venu qu'une fois et c'était il y a sept ans !
D'autant que j'avais un peu autre chose à faire que me rappeler dans le moindre détail de ce temple de malheur ! Sauver la Princesse Zelda - encore - ainsi qu'Hyrule, vaincre tous les monstres qui hantaient les six sanctuaires, terrasser Ganondorf, survivre à cette aventure en ayant encore l'esprit d'un enfant n'ayant même pas atteint l'adolescence... Voilà ce qui l'avait hanté alors. Cela dit, ce n'était pas le moment d'argumenter avec l'assassin, et Link le savait.
- Libre à toi de ne pas me croire, et d'aller tout droit. Mais tu tomberas dans une salle-piège avec un couperet rotatif.
- Et à droite ?
- On plongera dans les profondeurs du temple, avec son lot de monstres, fantômes et chausses-trappe du sol au plafond.
- Super, soupira le Rôdeur.
Une nouvelle fois, le Héros prit les devants. Il glissa un oeil prudent à travers le faux-mur pour observer le monstre immobile et attendit à nouveau que son regard se porte ailleurs pour se ruer dans la salle, son compagnon sur les talons. Ils n'avaient que quelques secondes pour passer d'un couloir à l'autre avant que la Sentinelle ne les repère. C'était amplement suffisant pour eux... Sauf lorsque pour une fois, l'illusion n'en était pas une. Link s'aplatit tête la première contre un mur bel et bien solide, composé de carcasses séchées et empilées. Aussi surpris que sonné, il tituba un instant. Son Némésis s'arrêta à temps pour ne pas lui rentrer dedans et vit qu'ils ne pourraient pas échapper à l'oeil du monstre cette fois.
- Toi et tes certitudes !
Il tira sa longue épée et éjecta Link d'un coup de pied alors qu'ils entraient dans le champ de vision du cyclope immobile. Sa paupière qui semblait faite de métal cilla, et le regard se fixa sur le rôdeur qui se mit en position. Bien qu'il n'eut jamais rencontré un tel monstre, Kazel se doutait que la menace viendrait depuis l'oeil et qu'elle les poursuivrait, même à distance. Sans quoi, ce monstre n'aurait rien d'un gardien.
Son intuition se vit confirmée lorsque l'oeil unique s'écarquilla soudainement pour libérer un rayon bleuté qui fit siffler l'air en le surchauffant. L'assassin se contorsionna et évita de justesse le laser, qui brûla la surface de sa cape au niveau de l'épaule, avant de se dégager d'une roulade sur le côté. Comme prévu, le monstre le suivit du regard et son terrible rayon avec, laissant une trace de brûlure profonde même dans la pierre. Toutefois, il n'échappa pas à Kazel que le monstre était relativement lent. Il accéléra un peu, alors que le Héros retrouvait pleinement ses esprits, puis vira brusquement pour bondir sur le mur, prenant appui sur la paroi pour se propulser par-dessus la Sentinelle, de l'autre côté de la salle. Totalement dépassé, le monstre se remit à cligner de l'oeil et se retourna. Link bondit alors pour enfoncer sa lame dorée à travers le globe solitaire, déclenchant un sursaut inquiétant chez le monstre.
- Kazel, retourne-le ! Il faut qu'on le jette contre le mur !
Le héros ne prit même pas la peine de récupérer son épée, sautant à terre pour saisir la Sentinelle par ses minuscules pieds de meuble en prenant garde à la mâchoire démesurée à la base de son "ventre". Comprenant l'urgence, l'assassin lui prêta main-forte, et à deux ils réussirent à renverser le monstre contre le mur d'ossements.
- On dégage, ça va péter !
Ils retournèrent dans le couloir principal alors que la Sentinelle s'agitait de soubresauts violents, avant de littéralement exploser et pulvériser le mur d'ossements par la même occasion. Link s'abrita derrière son bouclier alors que le Rôdeur levait sa cape pour éviter les fragments d'os projetés par le souffle. Quand le calme retomba, et la poussière avec lui, ils se risquèrent à regarder le résultat de leur action. Le monstre n'était plus, et le monticule qui leur barrait la route non plus. Les deux guerriers purent revenir, et le jeune Hylien récupéra sa lame dorée qui gisait au milieu des fragments d'os. Un nouveau couloir s'offrait maintenant à eux, terminé lui aussi par une épaisse porte de fer. Méfiant, Kazel jeta un regard à son compère qui avança jusqu'à la porte... qui refusa de s'ouvrir.
- C'était pas verrouillé la dernière fois ! Ou alors... attends.
Las de l'inutilité du Gerudo qui essayait de se souvenir de son parcours, l'assassin l'écarta sans ménagement pour s'accroupir devant la serrure. Il tira une poche de cuir d'une doublure de ses braies, elle contenait son nécessaire de crochetage. Kazel sélectionna rapidement un crochet et une petite pique avant de se mettre au travail.
- T'es bien équipé, remarqua le Héros avec un ton méfiant.
- C'est bien le minimum, ça évite de se retrouver coincé comme un imbécile à la première porte fermée.
- Fais le malin. On a juste à récupérer la clé que j'ai laissée dans la porte de la geôle et...
- J'm'en fiche.
Un cliquettement net annonça le succès du Rôdeur, qui rangea ses outils avant de pousser la porte avec prudence. Il n'avait pas remarqué de piège, mais il ignorait ce qui pouvait attendre juste derrière.
- J'en ai marre de tes certitudes et de tes plans bidon. Tu roules des mécaniques, mais tu n'es pas foutu de retrouver ta route.
- Si tu penses faire mieux, je t'en prie : Vas-y !
Laissant l'ouverture - à priori sans danger immédiat - se refermer, Kazel se retourna pour faire face à son binôme.
- Je te rappelle que sans moi, le Spectre qui possédait ta copine t'aurais tué.
Link grinça des dents. Il ne l'ignorait pas, et avoir une dette envers son ennemi le frustrait.
- Tu serais mort comme un chien, au milieu de nulle part et aurais abandonné Saria, Zelda, et Malon.
Incapable de trouver quoi que ce soit à répondre, le jeune Hylien détourna les yeux en se mordant la joue. Il fut tenté de répliquer que sans lui, les Gibdos l'auraient dévoré vivant... mais c'était de sa faute s'ils avaient dû les affronter. Comme pour le Poigneur, au final, même si son "compagnon" s'était bien gardé de lui faire part de ses talents de voleur.
- Je sais...
- Alors la prochaine fois, réfléchis avant de te précipiter, ça nous changera. Je ne pourrais pas te sauver la mise à chaque fois.
Préférant se taire, Link le dépassa et poussa la porte à son tour. Le rôdeur attendit qu'il lui fasse signe pour le suivre, sceptique, mais seul un couloir les attendait, en plongeant dans les profondeurs du Temple. L'air y était étouffant, chargé d'une puanteur morbide qui avait stagné des années durant dans les entrailles de la terre, au milieu des spectres et artefacts de sorcellerie. Un long couloir s'enfonçait dans les ténèbres, virant à angle droit de nombreuses fois en plongeant toujours plus loin dans le temple. De nombreux pièges guettaient les imprudents ici. Monstres dissimulés dans des faux-plafonds, créatures hostiles surgissant des ombres ou encore guillotines au rythme irrégulier, installées au ras de fosses sans fond. Le moindre faux-pas précipiterait le malheureux l'ayant commis sous une lame que la rouille n'a pas émoussé, ou dans une chute mortelle.
Plus ils s'enfonçaient dans les ténèbres du sombre donjon, plus leur moral s'effritait. Leurs sens leur jouaient des tours, tandis que les ombres semblaient prendre vie dès qu'ils les quittaient du regard. C'était encore pire pour Kazel, qui non content d'avoir une sensibilité plus élevée que le héros du Temps semblait aussi attirer les esprits. Link pouvait le sentir nourrir une rancoeur de plus en plus amère à son égard à mesure qu'ils progressaient, les nerfs à vif. Il avait toujours été aussi sympathique qu'une porte de prison, mais l'histoire sanglante du temple et son étrange influence sur lui semblaient le plonger dans un isolement plus froid encore. Il l'inquiétait d'autant plus que lorsqu'ils affrontaient des monstres, ils se tenaient de plus en plus éloignés l'un de l'autre. Le jeune Hylien commençait à soupçonner la véritable raison de son hostilité - ou tout du moins l'une d'entre elles - tout en se demandant combien de voix son désagréable compagnon entendait... Et qu'est-ce qu'elles pouvaient bien lui dire.
Lorsqu'il réalisa qu'ils ne se quittaient jamais du coin de l'oeil, Link songea que le rôdeur ne lui avait pas encore sauté à la gorge car il avait besoin de lui pour quitter Hyrule, et se demanda ce qu'il adviendrait une fois cela fait. La sensation d'avoir un ennemi dans le dos en permanence n'aidant pas à éviter la paranoïa qui guette l'aventurier dans le moindre recoin du temple, le héros eut plusieurs fois l'impression de délirer. Parfois, il les conduisait dans un cul-de-sac ou déclenchait un interrupteur qui, au mieux, ne faisait rien. A d'autres moments, il était persuadé que la salle cachait un dispositif pour ouvrir une porte secrète, mais était incapable de le retrouver.
Hanté par son sentiment de culpabilité - s'il n'avait pas tiré sur Zelda, par un orgueil qu'il n'avait pas soupçonné, rien de tout ça ne serait arrivé - que les effluves suffocantes du temple ne faisaient qu'exacerber alors même qu'il devait lutter contre des souvenirs flous et les menaces du donjon, Link réalisait à quel point Navi avait été une alliée aussi précieuse qu'insoupçonnée. Elle voyait ce que lui ne voyait pas, le prévenait des menaces, lui indiquait où aller ou viser et lui prodiguait des conseils même dans les heures les plus sombres. Tandis qu'il explorait à risques et à tâtons les énigmes et pièges du dédale souterrain, il regrettait sa petite voix aiguë qui criait dans ses oreilles dès qu'elle avait quelque chose à lui dire. Comme il avait été bête - et ingrat ! - d'essayer de l'ignorer dans ces moments là. Maintenant que son seul soutien était un assassin qui semblait l'accuser de tous les maux du monde - le sien, ou celui du héros - il réalisait combien elle avait été une amie dévouée.
Distrait par ses pensées, bien que ça ne changea pas grand-chose à ses tentatives empiriques pour découvrir le bon activateur, il enclencha un levier. Il y eut un infime déclic métallique, alors que des rouages savamment dissimulés se mettaient en branle. Une lame de guillotine se balança soudainement dans la pièce, et il n'en sortit indemne que grâce à ses réflexes, poussés à leur paroxysme par la tension permanente qui l'habitait. Il faillit tout de même y laisser une jambe lorsqu'il roula de côté pour l'éviter.
Il entendit Kazel renifler avec agacement sous sa capuche, invisible dans les ténèbres opaques qui régnaient en maîtres dans le donjon. Il ne fit toutefois aucun commentaire, et Link l'interpréta comme un mauvais signe.
Leur exploration hasardeuse continua encore un moment, le temps lui-même semblant ramper péniblement dans ce lieu de mort et de folie, alors que la fatigue les accablait. Le héros se demandait depuis combien d'heures ou de jours ils se perdaient dans cet enfer, jusqu'à ce que le rôdeur ne rompe enfin le silence en annonçant la première bonne nouvelle depuis très longtemps. Il avait trouvé un passage. Un couloir bas et étroit, dissimulé sous une dalle. Un système de pieds et de bandes d'étoffes épaisses avait été installé sous la pierre pour l'empêcher de sonner creux, et Link lui-même n'y avait vu que du feu, alors même qu'il savait être passé dessus plusieurs fois. Avec un peu d'efforts, ils déchaussèrent la dalle et purent s'engager dans l'étroit boyau.
L'Hylien prit la tête en saisissant son bouclier. Le couloir était si étroit qu'ils n'auraient pas pu y avancer de front à deux, et si bas qu'il leur fallait se plier en deux ou marcher sur les genoux. L'endroit idéal pour une embuscade, car ils ne pourraient ni fuir, ni utiliser leurs épées. L'ancien Kokiri sentait son anxiété monter d'un cran alors qu'il regardait l'obscurité impénétrable qui dominait le couloir. Malgré sa vue perçante, il ne voyait absolument rien et regretta d'autant plus sa petite luciole, qui le protégeait de ce genre de désagréments.
Une main s'abattit sur son épaule. Il sursauta, son sang se glaçant dans ses veines, avant que la partie rationnelle de son esprit ne lui dise qu'il s'agissait "juste" de Kazel. Quand il tourna la tête pour voir ce que son compagnon voulait, son stress s'accentua encore, faisant cogner son coeur brave contre sa cage thoracique. Plus dans son élément que jamais, l'assassin était littéralement invisible alors même qu'il sentait encore sa main sur son épaule. La seule chose qu'il vit - ou plutôt crut voir - fut un éclat métallique furtif. En plissant les yeux, il réalisa qu'il s'agissait de la lame d'un poignard, construit dans un alliage mat afin de ne pas accrocher la lumière et d'empêcher les reflets.
Quant il comprit que l'assassin pointait un couteau dans sa direction, le héros traversa un instant de panique. Son instinct lui hurla de réagir, mais le doute et la surprise le laissèrent tétanisé durant une seconde. C'était bien plus qu'il n'en fallait au rôdeur pour lui glisser la dague entre les doigts. Se forçant à calmer sa respiration pour reprendre sa maîtrise de lui-même, il hocha légèrement la tête avant de s'aventurer plus en avant et préféra ne pas penser à son partenaire d'infortune. Mis à part une Skulltulas, dont le "tic-tic-tic" agaçant des pattes trahit l'arrivée, et qui s'avéra plus pénible à dépasser une fois morte, lorsque sa lourde carcasse encombrait le chemin, qu'à abattre au couteau, le couloir ne leur réserva pas de mauvais sort.
Ils arrivèrent dans une salle basse à deux portes. La poussière formait une couche épaisse au sol, gardant l'empreinte des bottes du duo qui la traversa sans attendre. Link tendit le poignard à son propriétaire qui le refusa, arguant qu'il en aurait peut-être plus besoin que lui, et le rangea à sa ceinture.
Les gonds rouillés - pour ne pas dire pétrifiés - de la lourde porte en chêne renforcée de plaque de fer rivetée dans le bois obligea le héros à jouer des muscles pour l'ouvrir par la force dans un grincement assourdissant. L'écho se propagea sur les murs légèrement humides de ce sous-sol aux allures de descentes aux enfers, et ressembla désagréablement à un hurlement de lamentation.
Ils mirent pied dans un étrange passage. Des torches bleutées sur les murs projetaient une faible lumière spectrale mais suffisait aux deux guerriers. Le plafond se tenait plus de six mètres au-dessus de leurs têtes et un grand drakkar paraissait les attendre. Sa proue était ornée du même animal qui les avait accueillis à l'entrée du donjon, cet étrange oiseau au long bec et au regard de pierre acéré. Kazel eut un mauvais pressentiment à son égard, et s'étonna de le voir doté de larges roues.
En jetant un oeil en avant du navire, il se demanda quelle devait être sa destination, et surtout sur quoi. Les roues semblaient l'empêcher de tomber dans le gouffre qui s'étendait dans les ténèbres et dont s'échappaient des volutes d'une brume macabre. L'assassin sentit un frisson galoper le long de son échine lorsqu'ils s'en approchèrent, comme si une main glacée se tenait à un cheveu de lui. Bien évidemment, ils étaient sur "le bon chemin". Il soupira en voyant Link escalader l'énorme roue pour se rendre sur le pont et se résigna à le suivre à contrecoeur au-dessus de ce faux-fleuve funeste. S'il était normal de ne pas trouver de voile ou de mat sur un bateau souterrain, le rôdeur s'étonna toutefois de ne rien y voir d'autre qu'un emblème royal au centre du pont et résista à l'envie de cracher dessus.
- Je le sens pas, ton truc.
- Ne t'en fais pas, ce bateau est la dernière étape du voyage.
Depuis l'ombre de sa capuche, Kazel lança un regard noir au héros qui fixait d'un air embêté la Triforce au sol. Avait-il fait exprès de formuler ce sous-entendu ?
- C'est pas comme si on avait le choix, de toute façon.
- Non, en effet.
Aux aguets, l'assassin fit les cent pas sur le pont avant, sans cesser de regarder tout autour de lui et au-dessus. Dans ce donjon de malheur, la menace pouvait survenir de partout. Il s'impatienta rapidement alors que ni le héros, ni le drakkar ne faisait quoi que ce soit.
- Hé bien ? On est censés ramer nous-mêmes pour le faire avancer ?
- Ce n'était pas si mal quand tu la fermais, en fait, se plaignit Link. Je réfléchis.
- On va de surprise en surprise ! Et à quoi ?
- Regarde.
Il lui désigna le triple triangle au sol.
- La dernière fois, j'avais joué l'hymne royal sur ce symbole et le drakkar s'était mis en marche.
Même sans le voir sous sa capuche, l'ancien Kokiri pouvait sentir son compagnon soulever un sourcil dubitatif. Maintenant qu'il le prononçait à voix haute, il reconnaissait que c'était assez étrange si on n'avait pas l'habitude de débloquer des obstacles grâce à quelques mélodies et chants magiques. Haussant les épaules, n'étant plus à ça près désormais, Kazel croisa ensuite les bras avec agacement. Il devait faire un effort considérable pour ne pas exploser.
- Alors t'attends quoi ? Un orchestre ?
- Presque, soupira Link. Aussi étrange que ça puisse te paraître, j'ai perdu mon ocarina lorsqu'on s'est battus au palais. Or, il se pourrait que j'en ai peut-être un petit peu besoin pour jouer cette fichue mélodie !
Le rôdeur lui ricana au nez, à mi-chemin entre la lassitude et le mépris avant de prendre une seconde pour réfléchir.
- Est-ce que ton instrument était magique ?
- Oui, mais ça n'est pas important. C'est la musique qui possède le pouvoir.
Un nouveau soupir de l'assassin.
- C'est encore à moi de te sauver la mise, on dirait.
- Pourquoi, tu vas soudainement me sortir un ocarina de ta poche ?
Pour toute réponse, Kazel s'empoigna les mains et les porta à ses lèvres. En sifflant entre ses doigts, il émit une gamme de sons clairs sous le regard médusé du héros.
- Il faut vraiment être un Hylien pour avoir besoin de matériel pour faire quoique ce soit...
Link réprima l'envie de lui mettre une mandale afin de faire taire son ton narquois et se força à respirer profondément pour se calmer. L'atmosphère du temple, et plus particulièrement celle qui régnait en son coeur, aux frontières du fleuve de la mort, pesait sur ses nerfs à lui aussi.
- Je vais essayer de t'apprendre la mélodie, puisque je n'ai pas le choix.
- Elle est censée être secrète ?
- En vérité, oui. Seuls les amis proches de la famille royale devraient la connaître. Tu conviendras que tu ne corresponds pas vraiment à la description.
- Toi non plus, aux dernières nouvelles.
Il s'étrangla, sa patience s'effondrant alors qu'il faillit bondir sur l'assassin pour lui tordre le cou. Mais il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même pour son geste irréfléchi quelques mois plus tôt. Ça l'enrageait que le rôdeur soit au courant et n'hésite pas à frapper là où ça faisait mal dès qu'il en avait l'occasion. L'ancien Kokiri se massa les tempes, essayant de redevenir maître de ses émotions avant de finalement s'humecter les lèvres afin de siffler l'air pour que son insupportable partenaire le reproduise. Il fallut s'y reprendre à plusieurs fois, Link n'étant pas un grand siffleur, mais il savait quel devait être le résultat final et pouvait donner des indications plus précises au rôdeur pour qu'il corrige les notes.
Finalement, Kazel parvint à jouer sans instrument la Berceuse de Zelda - quoique le héros s'abstint de lui en dire le nom - et la cloche qui pendait sous la figure de proue se mit à sonner. Une seconde après, le navire fit un bond en avant et leur fit perdre l'équilibre. Le héros entendit son compagnon étouffer un juron, puis ils se postèrent à la rambarde avant pour regarder leur destination. Le voyage était pénible. Comme s'il voguait sur une mer agitée, le drakkar tanguait, s'élevait vers le plafond avant de plonger dans les ombres. Son carillon tintait avec régularité dans cette houle fantôme, mais n'apaisait pas leur humeur.
- Z'en avez beaucoup des machins qui marchent au pipeau ?
- Quelques-uns, grogna Link, tendu.
Le silence, nuancé par le balancier du navire et sa cloche, retomba. Mais l'assassin semblait vouloir en savoir plus, ce qui n'était pas pour plaire au Gerudo blond.
- Ta musique, elle a un rapport avec la famille royale ?
- ... Ouais.
- C'est Zelda qui te l'a apprise ?
Il secoua la tête et se mordit la joue en hésitant à lui répondre.
- C'est sa nourrice, Impa.
- Impa ?
- Une Sheikah. Comme toi, elle l'avait sifflée entre ses doigts.
Link le fixa longuement, cherchant à défier le regard écarlate de son compagnon d'infortune et il sentait que le rôdeur devait être tiraillé entre plusieurs sentiments. Il ouvrit la bouche, lorsque deux Stalfos se lancèrent à l'abordage en bondissant depuis les ténèbres par-dessus la rambarde du pont.
- D'où ils sortent ? s'écria incrédule Kazel en tirant sa grande épée.
- Je crois qu'ils ont sauté depuis le fleuve, répondit le héros en bondissant de côté pour empêcher les squelettes de les acculer.
- Y'a PAS de fleuve !
Les Stalfos étaient toujours de redoutables guerriers, agiles et puissants, qui alternaient des assauts féroces avec des gardes solides, mais ces deux-là avaient quelque chose de plus. Au fond de leurs orbites, la flamme malveillante brillait d'une intelligence haineuse et leurs mouvements trahissaient un talent encore inégalé chez les morts. Le héros en eut rapidement la confirmation lorsqu'il tenta de prendre de front son adversaire. Exploitant sa vitesse et sa petite taille, en comparaison de son adversaire vêtu de haillons déchirés où l'on distinguait à peine les anciens emblèmes de sa loyauté passée, il essaya de plonger sous la garde du squelette en levant son bouclier pour le faucher au niveau des jambes.
Le mort-vivant baissa sa lame pour parer le coup, puis la tira dans la même position pour piquer par-dessus leurs boucliers plaqués l'un contre l'autre. Link se pressa en avant, évitant le pire de peu alors que la lame dentelée du monstre effleurait son épaule. Mais se faisant, il sacrifia sa stabilité, déjà incertaine sur le navire, et le squelette le repoussa violemment en arrière. Link se heurta à la rambarde assez basse et se sentit basculer en arrière. Il rattrapa de justesse son équilibre en agitant les bras, s'empêchant de sombrer dans les abysses. Le héros leva à temps son bouclier pour parer un violent coup de taille qui le fit tituber le long du garde-fou, avant de plonger en avant pour rouler hors de la portée du squelette.
Il avait conscience que Kazel déployait des trésors d'habilité à quelques pas à peine de lui, mais ne pouvait pas s'en occuper. Le Stalfos abaissa sa position, bouclier en avant, la lame posée dessus la pointe dirigée vers l'ancien Kokiri. En garde défensive, Link se tenait prêt à cueillir le mort-vivant au vol. Quand celui-ci piqua en avant, à l'abri derrière sa rondache, l'Hylien, fausse-patte, contrairement à lui, écarta son estoc d'un mouvement du poignet et se rua en avant pour enfoncer le tranchant acéré de sa lame dans la clavicule du Stalfos. Et, puisant dans la force de ses Gantelets d'Argent, il flanqua un coup d'écu au colosse non-mort pour le repousser. Le voyant trébucher, il se rua en avant, feinta une attaque au bras, et plongea pour rouler entre les jambes du géant d'os avant de bondir en tournoyant pour le trancher par derrière et mettre un terme à sa souffrance.
Il faillit se tordre la cheville en retombant sur le pont, qui ne cessait de s'élever et s'abaisser dans son inlassable trajet vers le coeur des ténèbres, mais son adversaire s'effondra en deux morceaux, vaincu.
Rétablissant rapidement son équilibre, il tourna son attention vers l'assassin juste à temps pour le voir bondir au moment où le drakkar plongeait vers l'abysse, s'envolant littéralement au-dessus du squelette stupéfait alors qu'il retournait sa lame vers le bas, afin de l'empaler du crâne jusqu'au coccyx lors de la remontée du navire. Le duo funeste terrassé, ses ossements s'embrasèrent d'une lueur spectrale et se consumèrent rapidement. Échauffé par l'affrontement, le rôdeur ne rangea pas sa longue épée tout de suite, faisant plutôt face au héros.
- T'en as encore beaucoup des bonnes surprises du genre ?
- Non, la dernière fois, c'étaient les derniers gardiens du sanctuaire... Avant Bongo-Bongo, mais on ne le reverra pas.
Partagé entre l'envie de le jeter par-dessus bord ou lui flanquer son espadon à travers la figure, Kazel préféra - après un effort considérable - poser la pointe de son arme au sol, la tenant prête à l'usage, avant de tourner la tête vers leur destination.
- Bongo-Bongo ?
- C'est un peu... compliqué.
Link se sentait prêt à exploser, de nervosité, de colère, de rancune... mais préféra ranger ses armes et venir s'accouder à la balustrade, non loin de son compagnon, en essayant de guetter la fin de leur voyage dans le donjon du malheur.
- La première fois, à l'époque où j'étais le dernier guerrier libre et déterminé d'Hyrule, Bongo-Bongo était le monstre final de ce temple. Une créature hideuse, dont la tête et les mains avaient été tranchées. Seul un oeil haineux, rougeoyant, subsistait au bout de son cou écourté.
Le ton employé laissant entendre qu'il comparait ce regard solitaire à celui de l'assassin à ses côtés. Il éprouvait toutefois une réelle compassion envers l'abomination qui avait conclu ce donjon infernal. Kazel lui sembla faire le lien avec la sculpture dérangeante qu'ils avaient aperçue à l'entrée du temple, au moment de franchir le gouffre devant la première statue.
- Il m'a fallu du temps, et pas mal de recherches pour le comprendre... Mais je pense que Bongo-Bongo était le fantôme, ou l'incarnation de la haine, de l'Homme qui voyait la Vérité. Un Sheikah qui possédait un tel pouvoir, et qui a notamment créé le Monocle de Vérité. Du moins, c'est ce que l'on dit...
Le jeune homme s'attendait à de nombreuses réactions de la part de son compagnon... Mais pas à son silence. Lorsqu'il le regarda finalement, surpris par son mutisme, il le trouva appuyé sur sa grande épée, le visage légèrement tourné à l'opposé du héros afin d'être certain que l'ombre cache son visage.
- Certains disent qu'il aurait vu quelque chose, au sujet de la Famille Royale, et aurait ainsi été l'investigateur du conflit entre les Hyliens et les Sheikahs, continua le héros, d'un ton grave.
- ...
- ... Kazel ?
- ... Et toi, tu en penses quoi ?
S'écartant un peu de la rambarde, Link se tourna vers son Némésis qui restait drapé dans l'ombre. Le drakkar poursuivait inlassablement son chemin fatidique, son carillon tintant avec une régularité implacable.
- J'en sais rien. Je suis né après cette guerre, et les seuls Sheikahs que j'ai connus étaient loyaux à la couronne qui a massacré leur peuple. Et pourtant, j'ai pu constater, et utiliser, leurs pouvoirs.
Il le sentait tendu. La prudence lui conseillait d'au moins prendre son bouclier, car sans arme il ne survivrait pas à un assaut soudain du rôdeur. Pour autant, la noblesse de son coeur lui souffla plutôt de son montrer compatissant envers son compagnon qui ne répondait pas.
- Kazel, je sais que tu es Sheikah.
Même sous son manteau, il le vit se tendre. Ce qui n'était qu'une hypothèse grandissante était désormais une certitude.
- Tu es trop fort, trop agile, trop discret, et trop lié à ce donjon pour ne pas être l'un de ceux qui y ont péri.
Link avait l'horrible sentiment d'avouer son infériorité face à son vis-à-vis. Il avait le coeur lourd de reconnaître, enfin, que l'assassin s'était avéré meilleur que lui en presque tout. Sans l'incident des Gibdos, qui était sûrement imputable au fait qu'il appartenait à leur race maudite - raison pour laquelle, sans doute, la porte était restée scellée après le combat cette fois-ci - Kazel aurait réalisé un sans-faute.
- J'ignore ce que tu as vécu "chez toi", et ce qui t'a poussé à enlever la Princesse Zelda. Tout comme j'ignore totalement les véritables raisons de la guerre entre ton peuple et le mien.
Il le vit alors enfin tourner ses yeux écarlates vers lui, et dans la faible lueur des torches bleutées qui parsemaient le voyage final du drakkar, il aperçut à nouveau l'éclat argenté de ses cheveux et se souvint du teint clair de sa peau. Surmontant les différents qu'il avait eus avec lui, qui l'avait sauvé maintes et maintes fois depuis leur rencontre pourtant brutale, Link s'approcha de lui pour lui poser une main sur l'épaule.
- Mais je ne suis pas ce que tu crois.
De son autre main, il effleura la boucle bleue qui pendait à son oreille.
- Est-ce que tu sais ce que ça signifie ?
Malgré sa vaillance, le héros avait la gorge nouée. Si Zelda s'était trompée, si Impa lui avait menti, si sa tutrice avait été induite en erreur par ses pairs lors du conflit, alors il risquait de s'attirer la haine aveugle du rôdeur et l'aventure se terminerait ici, sur le navire du Styx, dans un ultime duel. Quelques secondes s'écoulèrent, dont le silence écrasant n'était rompu que par le tintement ésotérique de la cloche du drakkar, avant que l'assassin ne porte une main à sa propre oreille, écartant sa capuche pour dévoiler la boucle bleue qui y pendait.
- La cérémonie de passage à l'âge adulte chez les Sheikahs, marmonna-t-il péniblement, comme si ces mots lui écorchaient la gorge.
- Oui. Bon, je dois t'avouer un truc.
Ayant désespérément besoin d'apporter un peu de légèreté à leur relation, Link haussa les épaules en forçant un sourire.
- C'est pas les vraies. Les premières, c'est Sheik qui me les avait données, et percées d'ailleurs, sans aucune finesse car c'était la première fois. Il grimaça à ce souvenir. Mais dans une autre trame temporelle.
Alors, le mystérieux jeune homme lui avait expliqué la tradition qui y était liée, et pourquoi il jugeait bon que le héros les porte.
- Sheik m'avait alors dit pourquoi il voulait me les poser, à moi, qui étais le dernier espoir d'Hyrule.
- Ah oui ?
Comme toujours, Kazel était grincheux. Mais pour une fois, il paraissait l'écouter.
- Sheik, tu t'en doutes ne serait-ce qu'au nom, a grandi élevé par les Sheikahs. Une tribu noble et mystérieuse, qui depuis des éons, servait la famille royale. Cette même tribu qui, du jour au lendemain, a été exterminée par les Hyliens qu'ils défendaient alors, sans que le monde ne sache réellement pourquoi.
- Et alors ?
- Je ne pense pas que Sheik ait été un traître. Sans quoi, il m'aurait amené à penser que les Hyliens avaient raison depuis le début, plutôt que m'envoyer affronter les conséquences de leurs actes. Par exemple... ici ?
Le rôdeur ricana avec amertume.
- Tu parles d'un ami. Te jeter, seul, face aux morts-vivants et à la culpabilité d'un autre peuple...
- Justement, parce que c'est l'un de mes meilleurs amis. Parce qu'il voulait m'aider à lutter contre le mal et comprendre quelles formes il pouvait prendre, il m'a envoyé ici.
- Tu as une notion très spéciale de l'amitié, dis-moi...
- C'est possible, en effet.
Il haussa les épaules avec une grimace, avant de réaliser qu'il commençait à avoir le mal de mer. Espérant qu'ils arriveraient bientôt, il fit un effort pour se concentrer sur leur échange, qui pourrait se révéler instructif.
- Mais un véritable ami ne doit-il pas te montrer ce qui doit être vu, aussi dur que ça puisse être, et te soutenir en même temps dans cette terrible épreuve ?
Ce fut au tour du rôdeur de hausser les épaules.
- Je l'ignore. A toi de me le dire, le fermier.
Le coeur de Link s'affola en repensant à Malon. Que devenait-elle, alors qu'elle avait été abandonnée ligotée dans sa grange ? La belle rouquine avait été son amie depuis leur première rencontre, puis sa confidente, et enfin son amante. De tout temps, Malon avait été une présence indispensable pour lui, et alors qu'il comprenait seulement l'importance de l'enfance et l'avenir, Link réalisait à quel point il voulait rester à ses côtés pour la suite de sa vie, si le destin voulait bien le laisser tranquille. Il préféra écarter la douloureuse question, ainsi que l'idée que Kazel n'ait jamais connu le soutien qu'il avait rencontré, envers et contre tout, même dans les temps les plus sombres.
- Sheik, qui soutenait la famille royale, m'a donc envoyé ici. Afin que je voie ce qui était arrivé aux Sheikahs, que j'affronte leurs fantômes.
- Et alors ?
- Et alors, penses-tu qu'un ennemi des Sheikahs aurait fait ça ?
- Aucune idée, rétorqua amèrement le rôdeur. Les seuls ennemis que je leur connaisse sont les monstres et les Hyliens.
Il s'endurcit un peu avant d'ajouter d'un ton sec.
- Or, j'ai du mal à voir la différence entre les deux.
- S'il n'y en avait pas, je ne respecterais pas leurs traditions, tu ne crois pas ?
- Va savoir.
- Dur à convaincre, hein ? Pourtant, dis-toi que je pourrais penser l'inverse.
Il marqua un arrêt, durant lequel les deux aventuriers se jaugèrent en silence.
- Les Sheikahs ont mauvaise réputation ici, et tu ne leur fais pas honneur. Pourtant, je continue à me faire du souci pour la dernière d'entre eux.
- Comment ça ?
- Je t'ai dit que la princesse Zelda a été éduquée par Impa, une Sheikah. Apparemment, elle était importante pour sa tribu.
- Et alors ?
- Alors Zelda, c'est Sheik.
Même à travers l'ombre de sa capuche, Link put sentir son rival le dévisager comme s'il avait perdu la boule.
- Elle utilisait ses pouvoirs pour se cacher de Ganondorf, et pour honorer la sagesse du peuple de sa tutrice, a incarné leurs traits. Elle a fait vivre leurs idéaux, leurs traditions, et leurs espoirs.
Link effleura à nouveau sa boucle d'oreille.
- Et elle m'a partagé ce fardeau, que je porte à mon tour. Car ce qui s'est passé dans ce temple n'aurait jamais dû arriver, quelle qu'en soit la véritable raison.
- Tu essaies de me faire croire que la princesse Zelda, la fille du sinistre sagouin qui a ordonné le génocide de mon peuple, s'est battue pour en défendre la mémoire ?
- Mieux que ça, crétin. C'est même à cause de ça que Ganondorf a fini par la trouver, car au lieu de se cacher, elle s'est opposée à lui en tant que Sheik et il a fini par mettre la main dessus.
Le rôdeur détourna à nouveau la tête et l'ombre recouvrit ses traits pâles. Du peu qu'il devinait de sa posture, Link supposait qu'il était pensif.
- Et qu'est-ce qui me fait croire que tu dis vrai ?
- Qu'est-ce qui te fait croire que je mens ?
Sentant qu'un débat stérile de convictions s'annonçait, le héros soupira profondément. Plutôt que de se lancer dans un échange rigide, il s'accouda plutôt à nouveau à la rambarde en pensant distinguer enfin le bout de leur voyage.
- Tu pourras bientôt en juger toi-même...
- Hé !
Las des mauvais plans de l'Hylien, Kazel le saisit par l'épaule.
- C'est quoi la prochaine arnaque ?
- Tu vois ce mur ? répondit-il en tendant le doigt.
L'assassin plissa les yeux, distinguant un mur de pierre tout ce qu'il y a de plus solide en avant.
- Quand on l'atteindra, le drakkar sombrera.
- Génial ! Même quand tu trouves le bon chemin, il est pourri !
- Plains-toi à tes ancêtres, c'est eux qui l'ont tracé !
Cette fois, c'est le héros qui marqua un point et cloua le bec à son compagnon.
- Il suffira d'en sauter, ce n'est pas comme si ça allait être dur pour toi, non ?
- Mouais. Et ensuite ?
- Et ensuite on traversera un dernier fossé et tu pourras poser tes questions à quelqu'un de plus sage que moi.
- Ce n'est pas comme si ça allait être dur à trouver, non ?
Link ne répondit pas, préférant se masser les tempes pour supporter l'irascibilité du rôdeur. Le tintement de la cloche qui accompagnait l'avancée régulière du navire vers son destin
reprit ses droits dans les catacombes alors que les guerriers se taisaient. Le drakkar se mit à ralentir, jusqu'à s'arrêter au moment de toucher le mur et le silence qui tomba soudainement avait quelque chose de funeste. Le duo sentit le pont s'enfoncer dans les ténèbres quelques instants après et bondit par-dessus la rambarde pour atteindre la rive en granite qui n'avait pas vu d'âme qui vive depuis fort longtemps.
Comme annoncé, un gouffre les séparait de leur ultime destination. Une large porte, dont les ornements autrefois élégants et mystiques s'étaient changés en reliefs flous, fatigués par le temps et la haine qui hantait la moindre parcelle du temple. Sur la droite, une vieille porte en fer les séparait d'un groupement de salles gorgées de pièges et de dédales. Ils n'accordèrent pas d'attention, contrairement aux restes fracassés de la tête d'une statue-oiseau aux abords du précipice d'où émanait une sinistre brume. Link désigna celle qui était encore intacte, sur la dernière rive et expliqua qu'il l'avait faite tomber autrefois pour en faire un pont, mais ne possédait plus le matériel pou répéter l'opération. Sans laisser le temps à l'assassin de se moquer à nouveau de lui, il lui pointa plutôt le mur sur la droite.
- Il y a peut-être moyen de s'en servir pour franchir le gouffre, comme tu l'as fait à l'entrée.
- Mouais, fit Kazel d'un air sceptique en se penchant au-dessus de la falaise. Il ne m'inspire pas trop confiance, et ça fait une sacrée traversée.
- Tiens donc, ça serait au-dessus de tes moyens ? railla le héros.
- Avec un peu de chance, je devrais pouvoir le franchir... mais je n'ai vraiment aucune envie de tomber là-dedans.
Le Gerudo blond fit la moue, forcé d'être d'accord avec cet avis.
- D'autant que c'est ton idée, donc ça sent le traquenard.
Il soupira, se disant que ça aurait trop beau que sa Némésis manque une occasion de le provoquer.
- Alors on n'a qu'à l'escalader. La paroi a l'air suffisamment rugueuse pour qu'on y arrive. Sauf si votre graaande seigneurie a une meilleure idée à proposer ?
Le rôdeur secoua la tête et lui emboîta le pas lorsqu'il se rapprocha du mur, tâtant la roche pour éprouver sa théorie. Il fit un premier essai en montant de deux mètres à la verticale, avant de se laisser retomber.
- C'est bon, on y arrivera sans problème. Moi, en tout cas.
- Qu'est-ce que tu attends alors, que je te pousse ?
Agacé, Link siffla entre ses lèvres comme un serpent et respira profondément avant de monter à nouveau sur la paroi rocheuse. Les saillies étaient fines et l'obscurité omniprésente noyait les prises potentielles dans les ténèbres. C'est presque à tâtons que le héros du temps cherchait où poser sa main ou son pied. Avec une extrême minutie, ne pouvant pas se permettre la plus petite erreur, Link traversa le gouffre, petit à petit. Quand il atteignit la moitié du chemin, Kazel grimpa à son tour sur la paroi pour le suivre sans faire preuve de moins de prudence. La difficulté de l'exercice les obligeait à se concentrer pleinement sur leurs efforts, et leur évitait ainsi de penser au fleuve de brumes et de ténèbres qui les guettait, juste en-dessous.
C'est avec un profond soulagement qu'ils retrouvèrent la terre ferme et purent enfin atteindre la dernière porte du temple, celle qui les ferait entrer dans le coeur du donjon où dormaient ses plus terribles secrets. Kazel lui attrapa le poignet lorsqu'il tendit la main pour pousser la porte et le fit reculer. Ses nerfs semblant prêts à craquer, le rôdeur voulait examiner le battant pour s'assurer qu'il n'y aurait pas une entourloupe de dernière minute. Mais après une minute de recherches, il secoua la tête et fit signe à l'Hylien de revenir.
Se demandant s'il ne commençait pas à être contaminé par la paranoïa de son compagnon, Link poussa la porte lentement de la main droite, trouvant le grincement de ses gonds rouillés terriblement agressif, se tenant prêt à dégainer au moindre geste dans l'obscurité. Mais rien ne bondit de l'autre côté de l'ultime frontière, et un passage solennel se découvrit lorsque le grincement cessa. Un nouveau couloir les attendait, bien assez large pour qu'ils y passent à deux de front. Des torches symétriques brûlaient là depuis des décennies d'une flamme bleue, dont la lueur faisait chanceler les ombres alors qu'elles ne dégageaient aucune chaleur.
Un violent frisson lui rampant dans le dos, Link ravala sa salive et s'avança avec méfiance, préférant ne pas avouer qu'il ne reconnaissait pas les lieux. Il n'aurait pas été surpris que le temple ait pu changer sous l'influence de Ganondorf et ses monstres, d'autant que rien ne se passait normalement dans ce donjon... Mais s'aventurer en terrain inconnu après ce périple dans le noir le stressait. Au bout du chemin, ils atteignirent une grande salle carrée. Un oeil sheikah recouvrait tout le mur du fond, et chaque porte de la pièce en possédait un. Des flambeaux crachotaient leur lumière glaciale aux quatre coins de l'endroit au-dessus d'immenses bibliothèques remplies de grimoires, de parchemins et d'outils ésotériques. Un lustre pas plus chaleureux pendait du plafond au centre de la salle. En-dessous se trouvait un genre d'autel, couverts de gravures et de runes. Même de là où ils se trouvaient, les deux aventuriers pouvaient sentir l'odeur du sang et de la magie qui avait imprégné la roche.
Mais c'était la silhouette devant l'autel et qui leur tournait le dos qui captait toute leur attention. Il s'agissait d'une femme aux cheveux blancs et courts, de grande taille, musclée et aux épaules larges. Elle portait une tenue très fonctionnelle bleu-nuit, qui laissait ses bras et ses genoux à nu tandis que des protections couvraient ses poignets et ses tibias. Lorsqu'elle posa l'épais livre qu'elle feuilletait à leur arrivée pour leur faire face, ils remarquèrent qu'elle portait un plastron qui ne couvrait pas le haut de ses seins, entre lesquels pendait un tabard court frappé de l'oeil sheikah.
Ses yeux rouges et sévères se posèrent tour à tour sur le duo. Link se tenait sur ses gardes, et avait pris soin de discrètement mettre un peu de distance entre lui et Kazel lorsque la Sage de l'Ombre commença à les étudier, le front plissé. Après les événements avec Saria, le héros s'attendait au pire... Et il redoutait de devoir affronter la dernière survivante des Sheikahs, d'autant plus qu'il n'avait pas la moindre idée de la façon dont Kazel réagirait. Impa croisa les bras, son regard imperturbable toujours braqué sur eux.
- Bienvenue dans le Sanctuaire des Ombres, Link, Kazel, les salua-t-elle d'une voix autoritaire.
Le héros laissa échapper un soupir de soulagement malgré lui. Elle était "elle-même". L'assassin semblait plus confus et veillait à rester dans l'ombre de sa capuche.
- Il y a beaucoup de questions qui méritent une réponse, continua Impa. Et nous n'avons pas beaucoup de temps.
- Quel dommage que nous ne nous rencontrions que dans de telles circonstances, dit Impa, sans que son regard sévère ne trahisse à qui elle s'adressait vraiment. Et qu'il nous faille bientôt déjà y couper court.
Même après toutes ces années, le Sage de l'Ombre continuait à impressionner Link. L'intimider, même. Sa carrure qui trahissait que sous la nourrice de Zelda se cachait une tueuse redoutable, ses yeux pénétrants et sévères qui auraient pu appartenir à un professeur de mathématiques, les secrets ésotériques qu'elle détenait, pour lesquels du sang - notamment celui de son peuple - avait été versé, et cette impression de tout savoir en toutes circonstances et sur n'importe qui, étaient autant de traits qui faisaient de la Sheikah une alliée aussi précieuse qu'inconfortable.
Elle décroisa légèrement l'un de ses bras pour commencer à frotter ses doigts serrés les uns sur les autres, signe de sa réflexion et des calculs opérés par son esprit affûté, en scrutant tour à tour le Héros du Temps et l'assassin des ombres.
- Mais certaines ne peuvent attendre. Laisser leur mystère en suspens pourrait vous troubler, ou vous amener à sous-estimer les menaces qui peuvent vous attendre. Alors parlez, amis, frères, le Sage de l'Ombre vous écoute.
Et cette solennité aussi n'aide pas beaucoup, se dit le jeune Hylien en se demandant quelle question il importait absolument de poser, laissant largement le temps à Kazel, qui lui n'hésita pas, à prendre les devants.
- Il paraît que tu as été la nourrice de la princesse Zelda, dit-il d'un ton sec.
- C'est exact, répondit avec neutralité la guerrière.
- Tu étais donc au service de la famille royale ?
- Oui.
Sous son épais manteau, on pouvait pourtant deviner la crispation qui saisissait le rôdeur, cette raideur qui dévorait cet homme qui misait tant sur l'agilité, alors que son ton se faisait plus acide.
- Est-ce que tu as pris part à la guerre ?
Impa ne répondit pas immédiatement, comme elle avait l'habitude de le faire. Elle prit une poignée de secondes pour fixer son compatriote encapuchonné, et Link supposa qu'elle pesait le pour et le contre des révélations à lui faire, et de leurs conséquences. Et ce silence qui s'éternisait, dans ce lieu de mort et de ténèbres, lui faisait réaliser à quel point il avait préféré fermer les yeux et ignorer ce passé horrible dans lequel il était né, à une époque où de simples hommes n'étaient pas moins déments que le Seigneur du Malin en personne.
Seuls les Sages m'appelaient Héros du Temps, lorsqu'il fallait arrêter Ganondorf, se dit-il avec une douloureuse amertume. Mais que valait donc ce titre, maintenant qu'il ne pouvait plus basculer d'une époque à l'autre, et que de protecteur du monde il était devenu l'ennemi de la couronne, puis un voleur du désert. Encore. Que valait un titre dont il ne peut porter aucun terme ?
Que valait-il encore, lui ?
- Nous n'avons hélas pas le temps, répondit froidement Impa, tirant Link de sa rêverie. Il y a beaucoup trop à dire, sur beaucoup trop d'éléments.
- C'est pratique tiens, persifla le Rôdeur. D'esquiver la question par un bon prétexte.
- Link pourrait t'en dire autant, le tança-t-elle. Sauvez Zelda après l'avoir tous deux menacée, et vous aurez tout le temps d'étudier la plus sombre histoire d'Hyrule auprès de ceux qui l'ont vécue.
Un frisson glacial agita le jeune Hylien, qui ne put s'empêcher de regarder autour de lui en ayant l'impression de sentir une présence. Pas hostile, mais dure, comme chargée de reproches et de rancune. Il n'aurait pas été surpris que, avec assez de temps - et de courage - Impa aurait pu les faire communiquer avec les derniers esprits à peu près lucides de son peuple exterminé. Kazel devait sûrement penser la même chose, et sentir le même regard invisible et insistant, car il semblait tendre l'oreille vers une ombre dans le noir.
Cette réflexion lui en amena une autre, et il s'avança d'un pas, attirant ainsi le regard de rubis de la Sheikah.
- Pourquoi les Temples sont infestés de monstres ? Je croyais que les Sages les protégeaient, et que la défaite de Ganondorf ramènerait tout à la normale.
- Ganondorf n'a pas créé les monstres, excepté son double maléfique au Temple de la Forêt, répondit-elle aussitôt, fixant l'espace d'une seconde l'assassin avant de se concentrer sur Link. Lorsqu'il chassa les précédents Sages, il permit seulement leur prolifération.
Maintenant qu'il pensait la chose sous cet angle, cela paraissait avoir du sens. Difficile d'imaginer que Ganondorf, si puissant et malveillant soit-il, soit à l'origine de tout le mal qui put frapper Hyrule. Les mort-vivants, prédateurs démoniaques et autres bêtes monstrueuses qui peuplaient ces vastes terres ne l'avaient sûrement pas attendu pour faire régner la peur et la violence.
- Et pour compléter cette question, cela n'a de toute façon que peu à voir avec ce temple.
- Mh... je suppose, en effet.
- Je me demande, railla Kazel, est-ce que tu comptes esquiver toutes les questions gênantes mais répondre à celles qui ne servent à rien ?
- Les questions "gênantes" exigent des réponses complexes, pour lesquelles nous n'avons pas le temps.
Le Rôdeur était visiblement peu satisfait de la réponse, mais il ne répondit pas, préférant retourner dans l'ombre de sa cape sans ajouter autre chose.
- Dans ce cas rentrons dans le vif du sujet. Zelda est en danger, comment pouvons-nous la sauver ?
- Je ne pourrai que vous aider à la rejoindre. Une fois que vous serez dans l'autre monde, les événements seront entre vos seules mains.
- Comme d'hab' quoi...
- Kazel ! le foudroya du regard Link.
La Sheikah en revanche, sembla ignorer sa remarque désobligeante.
- J'ignore ce qui vous attend là-bas, mais j'ose croire que le salut de nos deux mondes nécessitera bien plus que votre seule collaboration forcée.
Le destin d'Hyrule repose encore sur mes épaules, soupira pour lui-même Link, qui après être devenu presque fou d'une vie normale se demandait s'il était à la hauteur de ce rôle de héros qui revenait à lui.
- Très bien, s'exaspéra l'assassin. Comment on rentre ?
- Très grossièrement, dit Impa, une téléportation demande deux éléments. Une porte d'entrée, et une direction. La première s'ouvre généralement grâce à un sortilège, comme le Vent de Farore, et la seconde s'obtient par une préparation préalable. Comme les chants de téléportation, dont les notes magiques sont liées à des lieux très spécifiques.
Le regard de la Sheikah s'égara une fois encore, avec une subtile insistance dérangeante, vers le Rôdeur encapuchonné qui fit mine de ne rien en voir, même sans cette pénombre oppressante. Link préféra ne pas relever, il avait déjà bien assez de soucis à se faire.
- Pour l'aller, le pouvoir des Sages permettra de créer la "porte" que vous emprunterez. La princesse elle-même servira de direction dans les éthers. Son lien avec nous autres, et son propre pouvoir, seront suffisants pour offrir une ancre solide afin que vous ne vous perdiez pas entre les dimensions.
- Très rassurant.
- Bien sûr, la téléportation n'est pas permise à tout le monde, même avec ces conditions. Mais Link a assez de puissance magique et d'expérience en la matière pour emprunter à nouveau nos pouvoirs afin de franchir la "porte". Et avec toi à ses côtés, Kazel, il devrait pouvoir s'orienter plus sûrement. Avec un peu de chance, vous pourriez vous matérialiser tout près de la princesse.
- C'est trop tard pour changer de vocation ? J'ai toujours rêvé d'être fermier.
- Me donne pas envie de te lâcher dans le néant alors qu'on a même pas atteint le portail, grogna Link qui n'appréciait pas du tout la pique de son rival. Très bien Impa, mais j'imagine que vous ne pouvez pas ouvrir cette porte n'importe où ?
Imperturbable, la survivante de l'Ombre secoua la tête.
- En effet. Il faut un lieu de pouvoir pour assurer le passage, et pour un tel voyage, il faut une connexion entre les deux mondes.
- C'est à se demander comment il y a pu y avoir un premier trajet, soupira le Rôdeur.
- Il faut qu'on aille au château d'Hyrule, comprit Link après avoir pris quelques secondes pour réfléchir et ignorer le cynisme du Sheikah. Qu'on rouvre le portail qu'ils ont utilisé.
Cette fois, la vénérable Sage acquiesça enfin, mais le Gerudo blond n'aurait su dire si son air grave était dû à sa nature sévère ou au sentiment qu'elle devinait les épreuves qu'ils devraient affronter pour sauver sa pupille qu'elle ne pouvait plus protéger.
- Une fois que vous y serez, tu pourras nous appeler pour qu'on ouvre le passage. Ensuite, le trajet reposera sur toi.
- Alors, moi ça ne me concerne pas, continua à persifler Kazel, mais comment ils vont faire pour revenir ?
- De la façon inverse, dit Impa. Zelda n'est peut-être pas capable de vous affronter l'arme à la main, mais ses pouvoirs sont immenses. Connecter un portail à son monde natal devrait lui être relativement aisé.
- J'aimerais pas être à la place du blondinet...
- Kazel, je te jure que tu vas arrêter de faire le malin, parce que sinon je vais vraiment t'éclater ta sale petite g...
- Je vais vous renvoyer à la surface, le coupa Impa, sans fléchir. C'est quelque chose dont les sages sont encore capables, au sein de leur propre temple. Ensuite, je suppose que vous parviendrez à vous infiltrer dans le château par vos propres moyens.
- Je pense qu'une poule arthritique malade y parviendrait sans mal, ricana Kazel.
- Tu serais surpris de ce que les poules d'Hyrule peuvent faire, le railla Link.
Il laissa ensuite l'assassin lever les yeux au plafond avant de se tourner vers la Sheikah avec l'air grave.
- Je vais avoir besoin d'un instrument, Impa. Je n'aurais probablement ni le temps ni l'envie de lui apprendre à siffler une nouvelle musique.
- Donne-moi une minute.
La nourrice de Zelda tourna les talons, et disparut derrière une porte et ses ténèbres, laissant un silence de mort retomber dans la pièce. Visiblement plus mal à l'aise que lui, Kazel croisa les bras et railla une fois de plus son rival.
- Tu aurais mieux fait de faire barde plutôt que héros.
- Ricane tant que tu veux, en attendant c'est le barde qui va te permettre de rentrer chez toi alors que tu mériterais de pourrir ici.
- Tu veux que je te rappelle combien de fois le barde aurait canné si je n'avais pas été là pour lui sauver les miches ?
- Je n'aurais peut-être pas eu besoin de "monsieur-je-suis-ténébreux" si celui-là même n'avait pas foutu le zouk ! rétorqua Link en haussant le ton.
- J'ai pas l'impression que tu avais besoin de moi pour ça pourtant !
- Silence !
Ils se turent et se tendirent sous le ton sans appel d'Impa qui revenait, avec une expression courroucée.
- Si vous voulez une fessée, ça peut s'arranger. Maintenant, vous la fermez et vous coopérez ! Vous réglerez vos comptes quand vous pourrez vous le permettre !
Elle les foudroya l'un et l'autre de son regard de rubis. Link baissa aussitôt la tête, par honte de son attitude mais aussi parce qu'Impa lui avait fait très forte impression lorsqu'il l'avait vue la première fois, étant encore jeune et presque insouciant. Aujourd'hui encore, elle incarnait toujours la sévérité à ses yeux. En revanche Kazel confronta son regard un bref instant, jaugeant sa force, et ses propres chances face à elle, avant de détourner les yeux. Peu importe qui gagnerait s'ils s'affrontaient, ce n'était ni le lieu ni le moment.
Ceci étant fait, elle adopta à nouveau son expression habituelle quoique les sourcils plus froncés qu'à l'accoutumée, et tendit une flûte traversière au héros.
- Je n'ai pas trouvé d'ocarina, mais je ne doute pas que tu sauras en faire bon usage.
Prenant la flûte, Link la tourna entre ses mains, l'examinant rapidement après l'avoir frottée sur sa manche pour en enlever quelques poussières qu'Impa n'avait pas réussi à retirer dans sa hâte, puis la porta à ses lèvres pour en tirer quelques notes et en éprouver le son, avant de hocher la tête et la ranger précieusement.
Mais avant qu'il n'ait le temps de reprendre la parole, ne serait-ce que pour la remercier, la Sheikah tendit la main vers eux, les entourant d'une lumière bleutée qui était douloureusement familière pour le héros. Celui-ci réalisa soudainement qu'il avait encore une question à laquelle Impa ne pourrait probablement pas répondre... ou refuserait de le faire.
Il ne quitta pas des yeux son rival enveloppé d'ombre qui restait les bras croisés, alors que l'éclat azuré de la magie croissait, s'intensifiait, jusqu'à les envelopper, les faire disparaître au regard l'un de l'autre et enfin les emporter à travers la terre et les ténèbres jusqu'au socle de téléportation, véritable phare érigé dans des temps sans doute immémoriaux. S'il revenait, Link se jura d'aller rencontrer chaque Sage ou entité similaire plutôt que de ruminer l'absence une gloire qu'il n'avait jamais désirée, car il avait énormément de questions à poser, à beaucoup de monde...
En basculant d'un instant à l'autre d'un tombeau étouffant à une colline battue par des vents frais et une douce pluie s'étant mise à tomber durant leur périple souterrain, le changement soudain étourdit durant une seconde les deux aventuriers.
Plus familier du phénomène, Link fut plus prompt à retrouver ses esprits et s'abaissa près du sol, se rapprochant de la barrière pour regarder à travers ses interstices et s'assurer qu'il ne risque pas d'y avoir de témoins. Non pas qu'un quelconque spectateur aurait représenté une gêne, mais après plus de deux saisons passées à se faire discret, il avait pris l'habitude de se méfier de tous les regards.
Kazel ne tarda pas à l'imiter, finissant de récupérer de la téléportation en se tapissant à ras du sol, puis le héros lui désigna une direction d'un geste du menton avant d'ouvrir la marche. Ils remontèrent les collines, puis les falaises entourant le Village Cocorico, profitant du mauvais temps et de ses nuages sombres pour progresser à vive allure. Personne ne risquait de remarquer les deux silhouettes furtives qui se glissaient le long du relief avec agilité et une visibilité basse. Et si le sol détrempé et l'obscurité pouvaient être une gêne considérable pour le commun des mortels, les deux athlètes eux se permettaient de courir, bondir et escalader à peine plus lentement qu'ils ne l'auraient fait au grand jour.
Ils n'échangèrent pas un mot de tout le trajet, même après qu'ils eurent escaladé les remparts externes du château et se soient glissés dans les toits du bourg. Leur entente forcée n'avait cessé d'être mise à mal depuis qu'ils avaient commencé à s'enfoncer dans le Temple de l'Ombre, et si la nécessité de parler de tout ce qui les rassemblait et opposait à la fois leur brûlait la langue, aucun des deux n'était d'humeur à lancer cette pénible discussion qui ne pourrait aboutir. L'urgence de la situation leur imposait d'être aussi rapides et discrets que possible, et non pas de taper une longue et désagréable causette qui avait des chances disons non-négligeables de partir en pugilat.
Alors ils se glissèrent en silence de toit en toit, longeant les murs, se fondant dans les ombres, n'échangeant que de brefs gestes secs pour suggérer une nouvelle trajectoire ou signaler un risque potentiel. Ils n'eurent pas non plus besoin de se consulter lorsqu'ils atteignirent les murailles du château lui-même pour savoir qu'ils partageaient une même et détestable opinion. Ils fonctionnaient terriblement bien ensemble.
Ils se comprenaient trop vite, trop facilement, et étaient tous deux bien trop efficaces aussi bien dans leurs déplacements que les combats pour ne pas y songer. Si Kazel ne semblait que faire sa tête renfrognée habituelle, Link en revanche en éprouvait un réel malaise. Lui que les Déesses avaient choisi pour héros aurait pu faire un formidable assassin, qui se sentait bien plus à l'aise parmi les voleuses du désert qu'au milieu de son véritable peuple, ou plutôt celui de sa naissance.
Cela l'amena à ajouter aux nombreuses questions qu'il avait à poser à Impa, celle de sa place à lui à Hyrule. Après avoir été un héros inconnu, est-ce que son avenir était de devenir une ombre, comme le furent les Sheikahs ?
Mais la question devait attendre qu'ils ramènent Zelda. Même si le fait de s'introduire pour la troisième fois dans le château lui déplaisait souverainement. Les gardes étaient sur les nerfs, des patrouilles circulaient partout, et les soldats auraient été prêts à passer leur frustration et leur angoisse sur la première cible qui se présenterait à eux. Autant dire que la minuscule possibilité de leur expliquer la situation s'était envolée depuis belle lurette... Les gardes les auraient épinglés comme des papillons avant même qu'ils n'aient le temps de dire "Triforce".
Et malgré ça, les deux guerriers passèrent sans problème. Escaladant les balcons, glissant le long d'un mur, se tapissant dans un coin du plafond ou disparaissant derrière un drap, une porte ou une jarre avec aisance, ils pénétrèrent petit à petit jusqu'aux entrailles du château. Malgré une hésitation de Link qui leur fit prendre une mauvaise direction lors d'un embranchement, ce qui lui valut un geste très explicite de la part de son complice taciturne, ils finirent par atteindre enfin la salle fatidique.
Les deux gardes qui en gardaient l'entrée, impressionnants dans leurs armures travaillées qui témoignaient de leur haut rang, ne furent pas un problème plus de quelques secondes. En quelques signes vifs, Kazel demanda à son collègue forcé d'exploiter ses gants de puissance afin de le projeter haut, vers eux. Le plus proche avait tout juste commencé à tourner la tête lorsque l'ombre d'un autre monde s'abattit sur eux. Il atteignit le premier à la nuque avec le tranchant de la main, l'attrapant dans la foulée par le col de son armure pour l'empêcher de s'effondrer bruyamment par terre alors qu'il frappait une seconde plus tard de sa paume ouverte la gorge de l'autre pour lui couper le souffle un instant et l'empêcher de crier à l'aide. Deux frappes aux tempes suffirent à faire danser la rumba à sa cervelle et lui faire perdre connaissance malgré son casque, qui n'atténuait que peu de tels impacts.
Le temps que Link ne bondisse de l'angle où ils s'étaient dissimulés pour le rejoindre, et l'assassin avait déjà amené les deux hommes au sol en faisant à peine plus de bruit qu'un serviteur marchant vigoureusement dans le couloir. Mais c'était plus qu'assez pour attirer la suspicion des deux autres sentinelles, à l'intérieur de la salle, de l'autre côté de la porte laissée grande ouverte, et qui pointèrent leurs lances vers eux.
- Alerte !
Kazel aurait pu le faire taire avant qu'il ne rameute tout le château, si Link n'avait pas retenu son bras lorsqu'il le porta à la grande lame dans son dos. Le Héros ne tenait pas à aggraver leur cas, et tant pis pour leur discrétion.
Le plus proche des gardes s'élança, piquant vers Link qu'il reconnaissait après que le royaume tout entier l'ait cherché durant des mois. Plus vif qu'un homme en armure, même si bien entraîné, l'ex-Koriri détourna à mains nues l'attaque et en profita pour saisir la hampe de la lance pour tirer dessus, espérant arracher l'arme grâce à la force extraordinaire que lui procuraient les Gantelets d'Argent.
Il tira sans peine l'arme d'hast à lui, mais eut la surprise de voir son propriétaire venir avec. Aussi inutiles que soient ces gardes face à des assassins du niveau de Kazel, ou des sorciers du calibre du Seigneur du Malin, il fallait bien reconnaître qu'ils étaient redoutables pour de simples Hyliens.
Mais leur vaillance ne fut pas d'une grande aide face aux talents presque surnaturels des deux guerriers. Après avoir tracté le garde et lui avoir fait perdre l'équilibre, Link le repoussa ensuite en arrière, et saisit à deux mains la lance pour s'en servir de levier et faire basculer le soldat contre le sol, tête la première, avant d'exécuter un moulinet pour le soulever, le retourner, et le cogner à nouveau comme s'il avait simplement passé la serpillière.
Des chocs si violents et rapides eurent raison de la volonté du garde, qui partit voir trente-six chandelles, alors que son collègue se faisait littéralement sauter dessus par Kazel qui eut tôt fait de le balader comme un pantin avant de le faire voltiger contre un mur. Leur discrétion en prit un sacré coup, mais en terme de rapidité ils étaient au point.
- Quoi, maintenant ? souffla l'assassin, que la tension rendait encore plus sec qu'à son habitude.
- Le portail, vite.
Malgré leurs efforts pour être aussi silencieux que possible, le château était dans un état de vigilance trop prononcé pour que leur altercation passe inaperçue. Ils avaient quelques minutes, tout au plus, pour dérouler la suite de leur plan. Link s'approcha du centre de la pièce, se fiant aux dégâts subis par les pavés et leur décoloration suite à l'explosion du portail pour localiser où celui-ci avait été créé et tira sa flûte. Il la porta à ses lèvres et produisit quelques notes pour se familiariser un peu plus avec l'instrument. Reproduire un chant magique était différent de simplement jouer une mélodie, comme il le fit avec les Kokiris, et il n'avait pas vraiment le droit à l'erreur.
Quand il fut satisfait des notes, le héros prit une longue inspiration pour se donner du courage et joua le Chant de Saria, s'efforçant d'oublier que sa némésis était juste à côté et que la moitié du château radinait probablement sur eux en cet instant. La musique enjouée emplit la pièce, ses notes dansantes glissant le long des murs comme pour les inviter à laisser leurs soucis derrière eux, puis le silence retomba.
Et avec lui, le doute, car rien ne se passa.
Aucune voix familière ne répondit à son appel, aucune puissance surnaturelle ne déchira le voile entre les mondes pour leur permettre d'aller sauver Zelda, et tandis que les échos des patrouilles s'approchant à bride battue se faisait plus fort, Kazel jetait un regard noir au Gerudo en se demandant s'il ne venait pas de franchir la frontière entre "avoir l'air dingue" et "l'être complètement" avec sa fichue flûte.
Dans l'atmosphère tendue de la pièce sinistre, Link réfléchissait à toute allure en pâlissant. Il était certain d'avoir parfaitement joué la mélodie, et savait qu'il n'était pas nécessaire d'avoir un instrument magique pour qu'elle marche. En revanche, il ne réalisait que maintenant que Saria ne s'était jamais adressée à lui que par l'intermédiaire de Navi.
Que n'avait-il sous-estimé cette petite luciole, qui sous ses lueurs diaphanes l'avait guidé tout en lui épargnant la solitude. Elle lui apportait de la lumière dans l'obscurité, des conseils lorsqu'il doutait, et face à l'inconnu elle se démenait pour trouver la réponse. Et maintenant, il réalisait qu'elle avait aussi fait le lien entre lui et les sages.
L'assassin s'apprêta à l'enguirlander une fois de plus, s'impatientant face à ses plans toujours aussi bancals dans des moments pareils, lorsqu'un vent surnaturel parcourut la salle. Des lueurs se glissèrent hors des murs, coulant et voletant jusqu'au centre de la pièce où elles se mélangèrent, tourbillonnant pour former un voile opaque, comme une brume épaisse, presque vivante.
Soulagé, Link ne put s'empêcher de sourire. Les sages l'avaient entendu ! Et s'ils ne pouvaient lui répondre, sans doute s'étaient-ils concertés pour se tenir prêts. Quelque part, cela le rassurait de savoir qu'il pouvait encore faire confiance à quelqu'un, fussent-ils à la frontière du monde des Esprits.
Mais maintenant, c'était à lui de jouer, et de se montrer digne de leur confiance et leur soutien.
- Kazel, vite ! s'écria le héros en lui tendant la main. Tiens-moi, et ne me lâche surtout pas !
Le rôdeur aurait aimé lui renvoyer une réplique cinglante, mais ne pouvait se payer un tel luxe. L'Hylien était sa seule chance de rentrer chez lui, et mieux valait sauter à pieds joints dans ses magouilles aux résultats hasardeux que de rester à pourrir ici à coup sûr.
- Si je crève, tu crèveras avec moi ! lui cracha-t-il en empoignant sa main.
Derrière ses grands airs, Link pouvait deviner sa peur alors qu'il s'étonnait l'espace d'un instant de la poigne de son rival. Sans ses Gantelets de Force, il aurait été bien en peine d'y résister. Cela dit, ça leur assurait au moins de ne pas se lâcher, s'ils étaient l'un et l'autre capable de se saisir avec une telle fermeté.
- C'est parti !
Serrant les dents avec son partenaire d'infortune, Link s'avança vers le portail vibrant, approchant sa main gauche d'où émanait une très faible lueur dorée, même à travers ses gants. Ses doigts s'enfoncèrent dans le voile brumeux, puis il y enfonça sa paume, avant de puiser dans sa puissance magique en essayant de s'inspirer du Vent de Farore.
La "porte" se déchira alors, s'ouvrant comme une bouche sans fond sur un corridor qui semblait fait d'étoiles inconnues et de couleurs impossibles, et ce Vide aux proportions défiant la raison les aspira, comme Jabu-Jabu l'avait fait lorsqu'il était enfant, tandis que son sortilège les propulsait dans cet abîme délirant.
A suivre...
Ce texte a été proposé au "Palais de Zelda" par son auteur, "Kerorian". Les droits d'auteur (copyright) lui appartiennent.