L'Hyliade
Chapitres 1 à 14 • Chapitres 15 à 20
Chapitre 16 : Le royaume des cendres
Chapitre 17 : L'ordalie
Chapitre 18 : Hanami
Chapitre 19 : Soleil et Tempêtes
Chapitre 20 : Le temps des Cerises
Cette année s'acheva sur un hiver qui n'épargna personne dans sa rudesse. Apothéose d'une année de barbarie, de larmes et de sang, l'ire hivernale sembla se nourrir de toutes les rages ; que ce fut sur les flancs d'une Montagne de la Mort enflammée par la fureur, dans un désert qui se voulait réceptacle des âmes perdues, dans les vallons d'un massif agacé de tant d'offenses à sa pureté ou dans les mansardes, l'ordre semblait émaner d'une voix brisée qui résonna jusque dans les oreilles décédées d'un très vieux Sheikah résidant au plus profond des Bois Perdus. Voix des déesses ou d'Hylia seule, cela importait moins que ce coup de semonce des dieux : il fallait faire cesser ces passions en ébullition.
Mais avant la fin de l'hiver, une heureuse folie se fit savoir. Folie qui avait permis l'impensable, ou folie qui avait permis un miracle, cela n'importait guère. Impensable et miracle. Tels fut les mots qui pouvaient décrire ce qui était arrivé : Sylles avait survécu. Comment, personne ne le sut, ou plutôt personne ne sut par quel caprice du hasard Sylles avait été projeté à l'abri de l'avalanche. L'ironie suprême du fol esprit des déesses fut d'imputer le salut du Sheikah à une meute de loups qui en avaient reniflé l'odeur ; Hotaru, Viscen et Mutoh dégagèrent le corps de l'aveugle sous le noble regard des bêtes qui ne tentèrent rien, et qui eurent pour ce sauvetage involontaire une ration de viande en remerciement. Sylles était heureux d'être en vie, son mépris de la mort ne rimait pas avec mépris de la vie, et bien que fortement malmené par l'avalanche qu'il avait lui-même provoquée, il aimait bien se promener dans le fort. La seule chose qui lui déplut était l'humeur de Grog : le garçon aux poules, ivre de remords et de tristesse, ne parlait plus à personne hormis sa soeur. Quant aux Blins, ils ne donnèrent plus le moindre signe de vie, les survivants avaient levé le camp. L'hiver s'écoula comme un fleuve paisible et les tempêtes désormais coutumières ne le rendirent pas moins supportable.
Sylles s'acquittait de la tâche d'un des réfugiés, tué pendant l'affrontement avec les Blins, remboursant sa dette de vie en jonglant entre les rôles de maître d'armes, de chasseur - quoique le gibier se fasse bien rare - et de bûcheron. Le reste du temps, tout en fumant il se laissait aller à des divagations sur tous les sujets possibles avec Mutoh. Un jour qu'il ramenait du bois à l'appentis, il sentit une goutte d'eau froide lui tomber sur la tête. Une stalactite fondait, annonçant le dégel. Depuis quelques jours, le Sheikah avait pu sentir la température s'adoucir, l'indice qui ne trompait pas était la décision d'Hotaru de laver le linge dehors, dans la neige mais près du feu, et non plus à l'intérieur. Par ailleurs, le temps était devenu beaucoup plus clément et il était bien plus agréable de s'occuper dans la cour que dans l'intérieur, qui, avec le temps, sentait de plus en plus mauvais. Sylles réalisa alors que ce fort avait été son séjour le plus long depuis son départ d'Akagan, environ un an auparavant ; il y était arrivé au début de l'hiver et ce dernier s'achevait lentement. Cinq mois s'étaient ainsi écoulés. Mais l'aveugle n'oubliait pas qu'il fallait quitter ce logis avant le printemps, faute de manquer de nourriture. Aussi, avec Viscen et Mutoh, commença-t-il à préparer le second exode de la colonie. Des heures durant, ils s'attardèrent sur une carte dessinée par le chevalier et sur la précision des sens du Sheikah qui s'était entraîné à se concentrer sur les caprices du ciel pour les anticiper. On choisit finalement une route à prendre, une route qui serpentait à travers les alpages pour rejoindre les flancs de la Montagne de la Mort et, par là, le territoire goron.
Les adieux au fort furent difficiles. Les enfants s'étaient habitués à ce logis et nombreux étaient les adultes qui regrettaient de laisser derrière eux ce qui, somme toute, avait été une maison chaleureuse en temps de guerre. L'idée même de retourner en Hyrule était déplaisante, mais chacun en son coeur comprenait les impératifs qui exigeaient ce départ. Se résignant alors, ils admettaient que cet hiver, malgré le froid et les inquiétudes, avait été une parenthèse dans leur vie marquée par la guerre. Nul ne voulait voir dans ces murs qu'ils allaient bientôt délaisser le sanctuaire d'un bonheur scellé à tout jamais dans les pages d'une histoire passée qu'ils liraient avec la mélancolie d'une symphonie inachevée ; tous choisissaient d'y voir l'un des perces-neige qui s'enhardissaient à fleurir dans les alpages, ponctuant le froid tapis de l'hiver de quelques notes de tiédeur printanière. Comme chaque chose, ce bonheur avait sa fin mais annonçait sa renaissance à travers d'autres fleurs qu'il suffirait de se pencher pour ramasser. Aux trois chevaux des Hyliens s'ajoutèrent quatre boeufs abandonnés par les Blins avec leurs mangeoires pleines ; ils furent d'une grande aide pour transporter les bagages du convoi qui partit ainsi vers l'ouest, guidé dans sa route par l'astre solaire. En outre, on réserva les chevaux aux enfants et aux vieillards, les autres devant marcher. Hotaru choisit de marcher au milieu de la troupe, partageant le chemin avec les enfants et les plus vulnérables ; Viscen, en bon soldat, opta pour la queue de marche, surveillant les arrières du convoi ; Mutoh et Sylles, pour leur part, menaient les réfugiés en leur ouvrant le chemin. Avant de partir, le Sheikah s'était trouvé une légère armure en écailles de Lizalfos dans un coffre du fort. Elle lui avait plu et il la portait désormais sous sa cape, celle-là qu'il tenait de Fado. Il était donc bien incongru de voir une cohorte d'Hyliens commandée par un Sheikah à la très longue chevelure de jais, vêtu d'une armure lizalfos et portant une cape tissée par des Kokiris ainsi que des gantelets bulblins. Il était l'étrange meneur d'un improbable groupe de réfugiés, et bien qu'il l'ignorât encore, cela allait l'aider.
Car au bout de plusieurs jours de marche, de montées et de descentes, la neige se raréfia. La terre était plus chaude et l'odeur de fleurs connues du Sheikah lui confirma qu'ils quittaient l'orée des Pics Blancs et qu'ils foulaient désormais la roche volcanique commune au voisinage de la Montagne de la Mort. Sans en toucher le moindre mot à quiconque, Sylles songea à ses aïeux qui avaient choisi le climat fertile de cette région pour s'établir, s'éloignant volontairement des ordres du roi d'Hylia. Lui-même, bien des années après, y retournait mais, estimant que ses pensées n'intéressaient personne, il les garda pour lui seul. Ce fut un soir assez chaud pour la saison que cessa l'exil. Par un heureux hasard, lors de la halte prévue pour la nuit, un groupe d'enfants trouva, alors qu'ils jouaient, une source chaude. Il n'en fallut pas moins pour ameuter toute la colonie, chacun désirant sa part de réconfort ; du reste, la source était suffisamment grande pour que tous pussent en profiter dans la même soirée. Une autre source, bien plus petite, fut également découverte mais on la laissa pudiquement à un couple de jeunes Hyliens ; ils souhaitèrent s'y retrouver et s'y promettre, par l'union de leurs chairs dans la chaleur de la source, un infini bonheur qu'ils avaient jusque-là ignoré. Une fois les amants partis, Sylles s'offrit un moment d'apaisante solitude dans la petite source. Malheureusement, une demi-douzaine de paysans en quête d'arbustes aux fruits comestibles fit une amère connaissance des plantes volcaniques. Ils voulurent ramasser ce que d'aucuns appelaient par un doux euphémisme des "choux péteurs". Sylles, lassé par les explosions qui avaient marqué l'hiver, fut le premier et à accourir. Quatre des paysans dont deux femmes avaient été tuées sur le coup, un autre, projeté par le souffle avait mortellement dévalé la pente de la montagne. Des deux survivants, l'un était grièvement touché et allait succomber à ses blessures. Outre le fait que six personnes avaient péri, l'accident signalait la présence d'êtres civilisés autant aux Gorons qu'à d'éventuels alliés d'Aisho rôdant dans les parages. Comme Sylles l'avait craint, un grondement qui n'était pas naturel se fit entendre, et à peine avaient-ils rendu les honneurs funéraires aux victimes qu'une quinzaine de Gorons les encerclait. Sylles voulut s'avancer mais il fut reconnu par ses anciens voisins dont l'un frappa violemment le sol avec son pied, ce qui en fit jaillir une lame de roc qui s'arrêta devant la glotte du Sheikah.
"Restez en arrière, fit un Goron d'une tête plus grand que les autres et qui arborait une véritable crinière, et expliquez votre présence séant, Sylles.
- Calmez votre colère, maître Goron. Je ne suis pas ici pour chercher querelle à qui que ce soit, surtout à vous, Darunia. Regardez derrière moi, nous venons d'enterrer les victimes du triste accident qui vous a amené ici.
- Pourriez-vous préciser, demanda le Goron sans faillir dans sa méfiance, s'il vous plaît ?
- Assurément, répondit le Sheikah avec désinvolture ; figurez-vous que ces pauvres gens, qui partagent le même sort, peu enviable, que moi, ont une méconnaissance problématique des saveurs de votre cru. Et, vous en conviendrez, les plantes d'ici sont un peu... épicées..."
Le détachement cynique de Sylles par rapport au drame et son franc parler surprirent les Hyliens autant que les Gorons ; mais pas Darunia, habitué à traiter avec des Sheikahs issus d'une famille à l'humour particulier. Ce dernier finit par reprendre la parole :
"Ces gens, ils vous accompagnent ?
- Il serait plus exact de dire que c'est moi qui les accompagne."
Viscen et Mutoh se frayèrent un chemin dans la masse des Hyliens et rejoignirent Sylles ; Mutoh s'adressa directement à l'imposant Goron qui lui faisait face :
" Maître Goron, cet homme n'est pas là en agresseur, il a été des nôtres pendant tout l'hiver que nous avons passé enfermés dans le massif des Pics Blancs. N'y voyez pas un ennemi !
- Peu importent ses crimes, renchérit Viscen, il a été d'une aide précieuse pour nous. Je suis soldat, je sais qui il est et ce qu'il a fait, mais je tiens à vous informer qu'il nous a tous sauvé la vie.
- Par deux fois en ce qui me concerne, ajouta Hotaru depuis la mêlée, et une fois l'hiver passé, il a choisi de nous amener sur vos terres afin de trouver une terre d'asile !
- Vous les avez guidé jusqu'ici ? demanda lentement Darunia à l'adresse de Sylles.
- C'est là une gloire dont on ne saurait me déchoir. Mais, en vertu des tords à votre peuple dont je suis responsable, je ne vous demande pas d'avoir sur moi un jugement de bien. Je m'étais considéré comme exilé et j'ai fait la rencontre de ces malheureux, isolés entre les montagnes par une guerre qui peut m'être en grande partie imputée. Par votre arrivée, je veux croire ma mission achevée, et je vous demande seulement d'honorer l'image que les vôtres ont toujours eue parmi les miens en acceptant d'offrir à ces gens le refuge qu'ils méritent. Pour ma part, je m'abandonne à votre autorité.
- Seigneur Sylles, et, à entendre ce que me racontent vos compagnons, j'estime que cette noble appellation ne vous messied pas, il n'y a pas chez les Gorons ce que vous pourriez appeler "prison". L'honneur a pour notre peuple valeur de loi, et il fut tout à votre honneur d'aider des victimes. Certes, je ne puis vous considérer comme un ami du peuple Goron, pas plus que je ne puis vous garder sans recevoir les foudres de celui qui a toute légitimité pour me commander ; mais vous pourrez vous considérer comme un invité le temps de votre séjour. Car oui, j'accède volontiers à votre demande : appelez le reste de votre compagnie, nous vous menons jusqu'à notre village."
Sylles se fendit d'un remerciement sincère avant d'être imité par la totalité des Hyliens et la Gerudo. Les Gorons ne se limitèrent pas au rôle d'escorte, plusieurs d'entre eux décidant de porter des Hyliens affaiblis par le voyage. La troupe fut peu après rejointe par deux gigantesques Gorons, deux frères qui répondaient aux noms de Biggoron et Medigoron ; ils choisirent de se rendre utiles en prenant sur leur dos tous les enfants, enchantés de chevaucher ce qui leur apparaissait comme des montagnes avec des pieds. La fin de l'exode se fit sans encombre et les réfugiés ne trouvèrent rien à redire quant à la qualité de l'hospitalité goronne. On leur trouva d'accueillantes galeries dont ils s'accommodèrent sans rechigner ; Sylles lui-même put jouir de cette bienveillance. Darunia ne lui avait pas menti : il était un invité au même titre que tous les autres. Il pensa alors que Shiron avait dû raconter leur courte rencontre dans le désert à la fin de l'été pour ôter aux alliés de Nohandsen un ennemi supplémentaire. Quoi qu'il en fût, il ne lui avait pas échappé que la guerre qu'il avait voulu fuir l'avait finalement rattrapée comme un passé qu'il aurait voulu à tout prix refuser. À son plus grand enthousiasme, en revanche, les Gorons étaient enclins au partage de leur bière. Il ne fut en effet que peu de Sheikahs qui ne partageaient pas leur plaisir de boire entre le thé et la bière et, après deux saisons à ne s'abreuver que du premier, redécouvrir la seconde devenait un délice que renforçaient encore l'altitude et la chaleur du volcan. Mutoh, Viscen et une bonne partie des colons vagabonds partageaient cet engouement ; Hotaru, à la surprise de plus d'un, fit savoir sa curiosité à l'égard de cette boisson, et bientôt la plus grande amatrice de thé que Sylles eût connu siégea à la tablée de ces buveurs d'alcool. Darunia se montrait peu, et lorsqu'il se joignit lui aussi, au détour d'un soir, aux Hyliens qui arbitraient un énième bras de fer entre Mutoh et Viscen, le Sheikah le prit à partie pour l'interroger sur ce qui avait pu se passer en Hyrule pendant les six derniers mois.
"Pour vous répondre, fit Darunia en vidant d'une traite une double pinte qu'on venait de lui servir, votre trahison n'a fait que se magnifier pour finalement s'effondrer sur elle-même ; ses effets sont aux antipodes de ceux que vous escomptiez alors.
- Si tel avait été pleinement le cas, répondit Sylles sans ciller, alors la paix serait faite. Malheureusement, et ma cécité ne m'empêche aucunement de m'en rendre compte, je sens bien que ce volcan où nous trinquons actuellement au bonheur d'être en vie ne s'est pas rendormi. Si je ne puis fuir ce maudit conflit, alors je me dois de le prendre de vitesse ; alors renseignez-moi.
- Je comprends votre motivation, autant que je ne se saisis pas la sottise qui a pu, l'année dernière, vous amener à penser que nous pouvions faire la guerre contre nos voisins Zoras. Ne faites pas cette tête, votre cousin a été d'une honorable honnêteté ; quoi que vous puissiez dire, il n'a pas démérité de son titre. Enfin, s'il vous faut une explication, je vais vous la donner : pensiez-vous donc qu'une querelle, dans laquelle l'implication d'un clan qui n'a eu cesse d'affirmer une allégeance rebelle à la couronne d'Hylia était évidente, pouvait venir à bout de l'amitié toujours répétée entre nos peuples ? Dois-je vous rappeler que nous, Gorons, foulons comme les Zoras cette terre depuis plus longtemps que vous ? Nous avons connu Hylia et entendu son prêche d'union face au mal. Avez-vous cru que ce fut par la force de deux éléments que l'on croirait opposés que nous le sommes de fait ? Encore de nos jours, l'amitié séculaire entre Gorons et Zora n'a cesse de s'affirmer : prenez Biggoron, il a été l'ami d'enfance de Do Bon. Ou alors avez-vous cru pouvoir étendre au monde entier la scission que vous avez voulu voir dans votre propre famille ? Votre aveuglement a contribué à détruire la fraternité que j'ai pu connaître dans la descendance de Shiro, mais vous avez échoué à porter cette destruction sur Hyrule tout entier. Et au vu de ce que votre cousin a accompli, je crois pouvoir même dire que vous avez échoué au sein de votre propre clan."
Darunia avait une voix forte, et il avait haussé le ton. Tout le monde l'avait entendu et certains s'attendaient presque à ce que Sylles dégainât son sabre pour tenter de venger son honneur. Il n'en fit rien. Le Sheikah prit sa chope et après l'avoir lentement vidée, il se pencha en arrière, croisa les bras et s'adressa en ces mots sans larmes au Goron :
"Je ne pleurerai pas sur mes actes passés. Je sais ce que j'ai fait et ce que je suis. Mes erreurs sont partie intégrante de moi et j'aurais tort de renier la bêtise qui m'a guidé. Croyez-vous, vous, Darunia, que je me fusse changé en repentant ? Quand je me suis trompé de route pour rejoindre les Pics Blancs, je n'ai pas fait demi-tour, j'ai continué d'avancer en tentant de contourner tant bien que mal les obstacles que j'avais sur la route ainsi choisie, et ceux que je ne pouvais esquiver, je les affrontais. Je vous rappelle que j'ai payé par une mutilation cette sottise que j'assume. Me voilà aveugle mais savant de ma personne, je veux croire que cette cécité puisse m'être un avantage comme elle le fut à Shiro jadis quand il choisit d'aller au delà des illusions qui l'avaient bercé. Je vous le demande, Darunia, qui ici n'a jamais fait d'erreur ? Les miennes sont d'une rare gravité, je n'en disconviens pas. Mais je vous assurai en formulant ma question que je ne cherchais plus qu'à aller au devant de ma vie, à sa rencontre afin que je puisse l'embrasser et mettre un terme à cette folie en l'acceptant comme mon fait.
- Vous n'avez pas changé, répondit doucement un Darunia cloué sur place, belliqueux Sylles. Mais celui que je vois maintenant face à moi a retrouvé la noblesse qu'il s'était lui-même ravi. Si j'accède à votre demande et que je vous informe sur l'avancée de la guerre, me promettez-vous d'y aller en fier serviteur d'Hylia ?
- Je le jure sur l'avalanche qui a failli me coûter la vie et qui m'a épargné. Si c'est ce sentiment que vous entendez défendre en me rappelant l'oubli que j'en ai fait, alors sachez que c'est en son nom que je me bats désormais.
- Très bien. Vous avez ma confiance. Je vais donc vous répondre."
Ainsi commença un long récit dans lequel Darunia narra une brève entrevue entre lui-même et Do Bon, entrevue qui se soldat par une méfiance accrue envers les Sheikahs ; peu après avait eu lieu la trahison de Sylles, ce qui avait confirmé leurs doutes. Le retournement de situation qu'avait représenté la blessure de Sylles suivie de son départ avait permis un changement dans la balance des forces, et lorsqu'il fut clair aux peuples aînés que Nohandsen avait opté pour une stratégie défensive dans le seul but de protéger la Triforce, ils choisirent de lui prêter allégeance. Cette alliance, faite au nom de l'antique règne d'Hylia perpétué par le roi Gustave, fut scellée après la catastrophique tentative de négociations opérée par Shiron auprès de Ganondorf. De son côté, Aisho avait su s'entourer de puissants alliés béats d'admiration pour sa puissance démoniaque nouvellement acquise. Cette guerre avait donc prise, si on faisait abstraction de la question épineuse de l'alignement des Gerudos, des allures de guerre civile où la rébellion s'était grandement renforcée depuis ses débuts. Darunia ne cacha nullement sa crainte à l'égard de ce statut qu'Aisho tenait à donner à son camp : pacifier Hyrule semblait revenir à la nécessité de mater cette révolte, attirant à cette dernière la sympathie de Ganondorf. Il n'était plus question d'une quelconque justice, c'était la guerre et elle avait tué face aux Hyliens plus que les Sheikahs criminels. Pire, assura le chef Goron, l'abandon d'Aisho aux démons lui avait permis de se prétendre, en termes de pouvoirs, l'égal du roi hylien ; dès lors, Ganondorf se considérait comme souverain de second ordre, bien qu'il fût un enjeu de puissance qu'il n'ignorait pas. Son désir de puissance en était rallumé et les espoirs d'obtenir facilement de lui l'alliance tant espérée de Shikashi avaient volé en éclats. Mais, précisait encore Darunia, la légitimité de Nohandsen était enfin gagnée grâce à Do Bon et lui-même ; quand le Goron finit par dire que tout le Nord d'Hyrule était désormais sous contrôle hylien face au Sud acquis à l'ennemi, Sylles se redressa et demanda :
"Mais qu'en est-il de Fort-le-Coq ?
- Fort-le-Coq n'existe plus.
- Je vous demande pardon ? s'étrangla Sylles dans sa surprise.
- Aisho était cerné dans sa vallée, une échappée par les montagnes lui était interdite par l'hiver et la frontière sud-ouest était fermée par Nohandsen. Les négociations de Shiron et d'Aureus ont au moins abouti en amenant une trêve, et les Hyliens ont pu mettre toutes leurs forces face à Akagan. Et croyez-moi, votre ancien subordonné a compris qu'il était dans une situation problématique. Nous en avons profité, et ensemble, Hyliens, Zoras et Gorons, nous avons attaqué Fort-le-Coq. Du village, il ne reste que des cendres. Cette guerre eût alors pris fin si Aisho n'avait pas été plus prudent que nous le pensions : lui et ses hommes les plus fidèles ont pu s'échapper à travers le territoire Zora et fuir vers le Sud. Quant aux autres, j'ignore quel fut leur sort ; nombreux sont ceux qui ont été tués, les survivants ont soit rejoint votre famille aux côtés de Nohandsen, soit tenté de suivre Aisho. Lui, d'après les dernières informations que le roi a pu obtenir, a choisi de s'établir aux environs du lac Hylia où il a reçu le soutien de troupes bokkoblines.
- Le lac Hylia ? répéta Sylles en tentant de rester calme face à cette nouvelle. Évidemment... On ne peut y accéder que par le fleuve, et c'est hors de la portée d'une armée entière, ou par les gorges. Certes il se prive d'une voie de fuite, et encore il pourrait toujours tenter de longer le fleuve avec peu de soldats, mais il se met clairement à l'abri d'une attaque inattendue... Juste une question : qui a eu l'idée de détruire Akagan ?
- Vous allez haïr ma réponse. L'idée est de Shiron lui-même. Il a préféré sacrifier son village natal ainsi qu'une partie de sa tribu pour donner un avantage à son roi, voire mettre un terme à ce conflit dans une ultime bataille. Cette décision a surpris tout le monde, même votre oncle, mais il ne l'a prise que pour honorer le serment des Sheikah envers Hylia.
- Je ne lui en veux pas, répondit Sylles en serrant nerveusement le poing. C'était la bonne décision, bien que cela me fende le coeur d'imaginer Fort-le-Coq en ruines. Je le connais assez que la situation lui a offert l'occasion de céder à son impulsivité et de se montrer digne de son arme. Mais autant que l'envie de faire payer Aisho pour l'avoir défié, je lui reconnais du courage pour avoir osé mettre le feu à sa propre maison. J'espère juste qu'il saura rester maître de lui-même tant qu'il sera chef lésé de notre tribu et en possession de Yamitana...
- L'amour de la puissance nous est inconnu, à nous les Gorons. Nous sommes un peuple qui a toujours révéré la force de la nature et non pas l'avarice du pouvoir qu'elle pouvait accorder. Mais je crois que nous avoir côtoyé pendant de longues années a permis à votre oncle, libre des responsabilités qui ont échu à ses frères et à ses neveux, d'ignorer le prétendu délice du pouvoir. Je veux penser que sa présence auprès de Shiron est des plus profitables. Par ailleurs, je suppose qu'il est le seul à avoir pu léguer ce fameux sabre à votre cousin, et il n'a certainement pas fait ça sans réfléchir aux conséquences.
- Votre confiance envers les autres est surprenante.
- Voyez-vous, si chez les Gorons il n'y a pas de guerre, c'est précisément parce que nous avons su ne pas nous empoisonner avec des désirs futiles. Mais je veux croire que malgré les passions absurdes des hommes, il existe chez eux la maturité suffisante pour se faire confiance mutuellement. Pensez-vous qu'un peuple qui porte le nom d'une déesse soit incapable d'être meilleur que les démons ?
- L'aveugle que je suis a dû apprendre à apprécier les petites choses qui échappaient jadis à sa vue, et les grandes désormais n'ont que peu d'importance pour moi. Et vivre une expérience d'ascétisme me l'a confirmé. Mais au-delà de cet espoir, il y a la réalité de la guerre. Nous devrons attendre qu'elle soit terminée pour tenter de bâtir un monde meilleur, si cela est possible."
Les jours suivants, il n'échappa à personne que Sylles avait une idée derrière la tête, et selon Darunia, s'il n'en faisait pas part, c'est qu'elle devait être déplaisante. Sylles nettoya son armure lizalfos et, pour la première fois depuis bien longtemps, tailla sa barbe. Il se coupa les cheveux pour les faire s'arrêter aux épaules alors qu'ils lui arrivaient jusqu'alors à la moitié du dos. Les interrogations des autres subsistèrent jusqu'à ce qu'il allât demander à Biggoron de lui fabriquer une paire de sabres ; des sabres comme on n'en faisait plus, au pommeau en os de dragon, une demi-garde en forme de griffe et une lame forgée dans le feu de la Montagne de la Mort. Il ne faisait alors plus aucun doute que Sylles avait l'intention de redevenir un combattant ; quand les deux semaines de repos que Darunia avait pu lui offrir sans devoir en référer au roi hylien s'achevèrent, le Sheikah fut apostrophé par le chef goron, accompagné de Mutoh et de Viscen.
"Nous savons ce que vous voulez faire, et franchement ça ne me plaît pas.
- Que cela vous plaise ou non, Darunia, je n'en ai cure. Cette maudite guerre est avant tout celle des dirigeants. Quand le chasseur de serpents veut en neutraliser un, il l'attrape par la tête et non par la queue. Et croyez-moi, j'en ai assez d'entendre le sifflement du serpent. Si nous voulons mettre un terme à cette histoire, il faudra en passer à un moment ou à un autre par l'élimination du donneur d'ordre. La tactique de Shiron, à la fois contre moi et contre Aisho, n'était certes pas noble, mais elle était bonne. Si Shiron m'avait tué, Aisho se serait très probablement rendu. J'ai survécu, autant que j'ai survécu dans les montagnes pendant l'hiver, et pendant ce temps mon peuple et mon pays se sont déchirés. Autant que ma survie serve à quelque chose !
- N'ayez pas l'orgueil de vouloir porter tout ça sur vos épaules ! répondit violemment Viscen. Vous avez certes votre part de responsabilité dans cette guerre, mais cela ne vous octroie pas le pouvoir d'en changer seul son court.
- J'ai compris depuis un bon moment que je ne pouvais m'imputer cette guerre à moi seul et que la vanité et le désir hanteront toujours ceux de notre race. Pour autant, m'empêcheriez-vous de chercher à mettre un terme à ce conflit meurtrier ? Il n'est pas question de parler de droit, mais bien d'empêcher d'autres massacres !
- Penses-tu vraiment régler les choses ainsi ? demanda Mutoh. Que retiendra Hyrule d'un tel acte ? Un homme qui en tue un autre. Et même pire : un seigneur Sheikah qui en tue un autre pour redonner le titre de chef du clan à un troisième. Je sais que tu t'en moques, mais je te trouve bien prompt à appliquer à Hyrule la sagesse même que tu ignores. Est-ce ainsi que tu veux commencer la construction d'un monde meilleur ? Sur un meurtre ?
- Appelle ça un meurtre si tu aimes ce terme. Je n'entends pas faire oeuvre de sagesse mais bien un acte pratique : si je veux tuer Aisho, c'est pour économiser par sa seule vie, et pourquoi pas la mienne avec, celles de milliers d'autres ! Nous sommes en guerre, par Hylia, en guerre ! Il ne m'appartient pas d'avoir des états d'âme, je laisse ce luxe à la paix. Et ne cherchez pas à m'empêcher de régler cet inepte conflit à ma manière. Vous m'avez, tous, Hyliens et Gorons, témoigné votre amitié. J'ai en moi la capacité d'achever cette guerre par une victoire hylienne, et je compte bien le faire. Pour le bien de tous, quoi que vous puissiez penser de ma méthode !"
"C'est à se demander si sa cécité lui a vraiment été utile, marmonna Darunia."
Le jour du départ, personne ne barra la route à Sylles. Personne, sauf Hotaru. Elle se tenait debout en tenant sa lance au milieu du sentier.
"Tu restes avec eux, ordonna sèchement Sylles.
- Ne comptez pas sur moi pour obéir à un ton pareil.
- Reste avec eux, s'il te plaît !
- C'est mieux, et c'est non.
- Et pourquoi donc ?
- Vous voulez tuer votre ancien lieutenant, d'accord. Vous voulez le faire pour Hyrule, d'accord. Tout le monde a compris. Je sais aussi que vous ne vous piquez pas d'héroïsme en choisissant cette méthode, mais vous le faites parce que vous ne supportez pas l'idée que vos actes vous échappent. Parce que vous êtes en partie responsable de la situation, vous voulez tout réparer, tout seul.
- Quelle mouche te pique ? Vas-tu me faire la morale ? Ce serait un peu malvenu, de la part d'une jeune fille de ton âge, et en temps de guerre, de surcroît.
- Je sais que je suis jeune, inutile de me le rappeler. Mais je vous connais assez pour savoir que c'est au nom de cette maudite blessure aux yeux que vous allez vous octroyer, comme à un élu des dieux, la mission de sauver Hyrule. Vous n'êtes pas un surhomme, Sylles. Vous n'avez pas plus que quiconque le droit de juger que tel homme doit mourir au nom d'une paix que vous idéalisez. En tout cas, je ne vous laisserai pas faire.
- Tu m'agaces, Hotaru. Tu as passé l'âge des caprices.
- Ce n'est pas un caprice, ou peut être que si, finalement. Peut être que devenir un assassin serait salutaire pour voir la fin de cette guerre. Peut-être est-ce égoïste de ma part de ne pas vouloir que vous portiez le fardeau de ce meurtre. Mais je ne me résignerai pas : je ne bougerai pas. Si vous êtes décidé à tuer Aisho pour de bon, alors je vous accompagne."
Sylles en eut assez. Il voulut passer en bousculant la Gerudo mais celle-ci lui bloqua brutalement le bras et le repoussa avec violence. Comprenant qu'elle était aussi déterminée que lui, il attrapa la lance, mais elle se défendit tout aussi ardemment.
"Tu m'énerves, fit-il. Mais tu as des défauts trop semblables aux miens pour que je me permette de partir sans garde-fou, et inversement ! Tu as gagné, tu peux venir avec moi, quoique tu l'aurais méritée, cette gifle ! Cela étant... tu aurais été plus âgée que cela ne m'eût guère dérangé ! Enfin, soupira-t-il, viens. Nous perdons du temps."
Il lâcha la lance et reprit la descente de la montagne, suivi par Hotaru qui, repensant à la remarque sur son âge, n'en tenait pas moins fermement son arme.
Ce fut la bataille la plus sanglante depuis l'esclandre meurtrière qui avait manqué de coûter la jambe à Sashiro. Si elle fit moins de victimes, elle provoqua dans les coeurs une douleur autrement plus aiguë que celle d'un coup de poignard. Darunia n'avait pas entourloupé Sylles : sa réapparition dans les geôles gerudos, les négociations avortées de Shiron et l'attaque éclair d'Aisho sur la forteresse du deuxième royaume le plus puissant d'Hyrule avaient causé un réel désordre dans la situation aux airs bâtards où nul ne savait vraiment qui combattre. Un mois avant l'arrivée des réfugiés au village goron, Nohandsen avait fini, à la demande de Shikashi, par tenir un conseil de paix. Si Ganondorf avait refusé et Aisho répondu par le renvoi de la tête du messager séparée de son corps, Do Bon et Darunia se rendirent à la seule ville désormais sûre du royaume d'Hylia. Le jour de leur venue, un hibou de grande taille se posa à la fenêtre de la salle du trône et hulula au nom de l'Arbre Mojo dont il apportait un message de soutien. De l'alliance renouée qui fut signée, un espoir renaquit. La lignée d'Hylia était maintenue, confortée dans son autorité par l'allégeance des plus anciens des peuples du monde et des gardiens de sa mémoire.
Shiron, dès cette heureuse conclusion, fit part de ses inquiétudes à son roi : Aisho, quand il aurait vent de cette union qui se voulait sacrée, n'aurait le choix qu'entre une reddition et une lutte à mort. Et il n'échappait guère au souverain hylien que la première solution était une hypothèse déjà enterrée par l'orgueil de son ennemi. Mais Nohandsen était rendu distrait, et les affaires politiques l'intéressèrent moins que la naissance de l'héritière. Une fille, qui, pour respecter la promesse faite par le roi au Sheikah, reçut le nom de Zelda. Bien éloigné des pensées guerrières de Shiron, cet événement attisa la joie rallumée en Hylia. On changea les bannières bleutées du royaume pour de blancs étendards et on s'oublia dans la musique. Si Shiron se réjouissait comme chacun de voir ainsi pérennisée la famille royale à travers cette princesse que sa mère se plaisait à bercer avec une antique berceuse, il refusait de sortir de son esprit cette tache sur une carte militaire que représentait Fort-le-Coq et, surtout, le risque qu'Aisho profitât de la liesse hylienne pour attaquer la cité. Shikashi, navré que son neveu pensât avec son sabre plus qu'avec son coeur, l'enjoint à se mêler aux festivités. Shiron comprit que ce n'était pas une demande, mais un ordre. Il s'y plia, non sans avoir doublé le nombre de soldats assignés à la surveillance du mur d'enceinte. On fêta cette naissance pendant une semaine, ce que Shiron qualifiait de faste inconscient. Il n'aurait reçu que l'animosité de ses hôtes si cette remarque n'avait pas été suivie par la nouvelle d'une âpre bataille entre les Gerudos et des bandits alliés à Aisho ; la victoire échut aux seconds et la garde hylienne établie dans la région, esseulée depuis la prise du lac Hylia pendant l'été, fut entièrement capturée. Shiron, fort de ce soutien inattendu dont il se serait bien passé, invoqua la nécessité de prendre les devants. Nohandsen lui demanda s'il avait une stratégie. Shiron, figeant tout le monde de stupeur, répondit sans hésiter que la seule solution était le tarissement de la source de l'ennemi, c'est-à-dire la destruction de Fort-le-Coq. Il y avait réfléchi pendant des jours et des nuits entières, démontrant une détermination aussi forte que l'amour du roi pour les siens. Au désarroi de beaucoup, on convint finalement que cette proposition était la meilleure.
Suivant le conseil d'Aureus, il fut choisi de ne pas assiéger trop longtemps la vallée en raison du risque de voir arriver des renforts venus du Sud. Nohandsen avait également assuré qu'une force armée puissante ne pourrait être mobilisée que dans l'espoir d'une victoire rapide, Ganondorf ne manquerait pas de saisir l'occasion de la cité vidée de ses défenseurs pour l'attaquer. Au cours du conseil militaire, Shiron misa sur une épreuve de force, mais Shikashi lui signala que si cette attaque se soldait par une défaite, Aisho jouirait d'une aura inégalée auprès de son allié bokkoblin, lequel pourrait justement l'abandonner en cas de victoire hylienne. L'attaque fut finalement prévue pour l'équinoxe de printemps, ce qui laissait le temps à l'armée d'Hylia de se reformer ; par ailleurs, comme l'avait prévu Nohandsen, Ganondorf avait trop à faire en nettoyant son désert des colonies bulblines pour ériger ses désirs de conquêtes en priorité.
La veille du départ des troupes, Shiron faussa compagnie à Aureus et son oncle avec lesquels il jouait aux cartes ; il ne s'y était jamais illustré, aussi ne fit-il aucun cas du général hylien qui l'appela "mauvais perdant". Il fit route vers la taverne et invita un garde désargenté à partager sa beuverie. Shiron connaissait cette vertu de l'alcool : il noie les craintes et les doutes pour offrir un sommeil facile. Cela ne suffisait pas pour cet homme qui ne tenait pas à se saouler au point d'être tiré ivre mort de son lit par ses hommes à l'aube. Il entreprit une petite promenade à la nuit tombée dans les rues désertes. En longeant le rempart, il aperçut, sur le chemin de ronde au dessus du pont-levis, deux silhouettes qui discutaient en dépit du couvre-feu. Il ne fut guère surpris de reconnaître Sashiro et la reine - leur amitié était connue de tous -, et il s'assit sur un tas de bûches sous un appentis, ne cherchant guère à entendre la conversation dont il reçut néanmoins quelques bribes.
"Faut-il donc, Sashiro, que les soldats doivent aller tuer encore plus ?
- Je n'y puis rien, ma Dame, et cela me navre profondément. J'aimerais que cette histoire s'achève sans autre massacre. J'ai vu la guerre, Zeruda, et croyez-moi : j'ai espéré de tout coeur que ma première fois soit la dernière.
- Je le sais bien. Je sais que je suis encore jeune, mais je ne parviens pas à comprendre ce qui pousse les enfants bénis des Déesses à s'entre-tuer. Pendant tout ce temps, je n'ai espéré qu'une chose : que tout ceci ne soit qu'un affreux cauchemar ; que dirait Hylia si elle voyait ça ?
- Je vous mentirais si je vous disais que ce n'est qu'un songe, ou bien alors nous sommes tous tourmentés par ce malin cauchemar. Shiron me dit souvent qu'ainsi va le monde et qu'on n'y peut rien, sinon se battre pour qu'il soit meilleur.
- Se battre ? Quelle est cette logique qui veut faire la paix par la guerre ? Il ne ressortira rien de bon d'une guerre achevée par des méthodes mauvaises.
- Nous en sommes tous conscients, Zeruda... Le pire, c'est que malgré l'abandon d'Aisho aux démons, il reste un homme, il mène une révolte, pas les armées des ténèbres. Nous combattons nos frères, et nous nous apprêtons à mettre le feu à nos propres maisons...
- Sashiro... N'y allez pas. Je ne veux pas que vous soyez complice d'une tuerie aussi absurde.
- Zeruda... Je ne peux pas m'opposer à un ordre, d'autant que, même si ma morale me dit le contraire, je sais que c'est là la meilleure solution pour éviter d'autres horreurs...
- Cela me tue de le reconnaître.
- Ma reine, ne dites pas ces mots. Je veux que vous viviez, vous incarnez cet espoir pacifique qui luit faiblement mais sûrement en Hyrule.
- Vous êtes gentil... Mais s'il vous plaît, restez avec moi. Je demanderai à mon mari de vous affecter à ma garde personnelle, il s'enquit trop de ma santé pour refuser.
- Mon coeur en serait ravi, mais ma raison m'ordonne d'être là où ma présence sera le plus utile. Je veux vous protéger, lumière d'Hylia, et il semble que l'endroit le plus propice à cette mission soit actuellement sur le champ de bataille, bien que cela me chagrine autant de vous quitter que de devoir tuer d'autres hommes..."
Shiron cessa d'écouter : la discussion prenait une tonalité trop familière pour qu'une tierce oreille ne s'y invitât. Il soupira et quitta son siège inconfortable. Il pensa à retourner à l'auberge mais il choisit finalement de donner à un ancien soldat unijambiste devenu clochard les derniers rubis qu'il avait pris avec lui ; il reprit sa promenade et finit par revenir au niveau de la grande porte. Sashiro et Zeruda y étaient toujours mais il devait prendre congé pour se préparer pour le lendemain. Oubliant son titre, elle laissa une larme couler sur sa joue. Sashiro la retira délicatement de sa main, enleva le capuchon qui recouvrait la tête de sa reine et s'abandonna à lui offrir un baiser qu'elle accepta avec plaisir.
Shiron le laissa rentrer au château sans même laisser à penser qu'il avait été présent. Haussant les épaules, il attendit qu'il se fût assez éloigné s'approcher de l'escalier qui permettait d'accéder à l'un des treuils utilisés pour remonter le pont en cas d'assaut. De là, il apostropha la reine.
"C'est un brave garçon, fit-il en la faisant sursauter.
- Vous... Vous nous avez surpris ? bégaya-t-elle.
- Oui, et je suis heureux que nul autre soit dans ce cas. Je suppose que les soldats de gardes ont reçu une permission royale pour aller s'enivrer à la taverne... Écoutez Majesté, ajouta-t-il en voyant qu'elle ne répondait pas, je ne me mêlerai pas de vos affaires ni de celles de Sashiro. J'ai d'autre chats à fouetter, ils sont autrement plus gros que vous deux.
- Merci, Shiron...
- Dites-moi, permettez-vous que je vous tienne un peu compagnie ?
- Si vous voulez."
Il monta la rejoindre mais elle restait accoudée à un créneau et ne cessait de regarder fixement la plaine endormie.
" C'est un beau pays que le nôtre, dit-il. Et j'aimerais que lorsqu'elle aura mon âge, Impa puisse dire la même chose.
- Que voulez-vous dire ?
- Je veux dire que je veux léguer à la génération suivante une terre qui ne soit pas brûlées par les affres de la guerre. Je la fais aujourd'hui, et je l'assume. Mais si votre époux a choisi de nommer votre fille Zelda, c'est pour honorer, de concert avec moi, la promesse des temps anciens : nous, Sheikahs, seront les gardiens des secrets de la lumière, et je serais fier, si je vis jusque-là, de voir votre fille régner, épaulée par la mienne. Je veux qu'Impa et Zelda voient un Hyrule de paix, de prospérité, à l'image de celui qu'ont connu les premières Impa et Zelda. Vous voyez, ma reine, c'est pour ça que je me bats.
- Votre oncle vous a bien éduqué, s'amusa Zeruda.
- Mon vieux renard d'oncle... Il l'avait vue venir, cette maudite guerre, et il m'a surtout rattrapé plus qu'il ne m'a éduqué.
- Vous m'avez habitué à moins de mystère dans vos paroles.
- Puisqu'il est l'heure des confidences... J'ai peur, Majesté. Peur de me voir consumer par la puissance que m'offre l'épée que j'ai à la ceinture. J'ai vu en cette relique de ma famille une arme qui m'aiderait à vaincre mes ennemis : je n'ai pas pensé autrement que Sylles et Aisho quand ils ont voulu user de la Triforce pour leur desseins. Regardez ce que ce goût du pouvoir a fait d'eux : le premier est un vagabond aveugle et l'autre un homme à moitié rongé par un démon. Ils ne sont plus que l'ombre de ce qu'ils étaient, tout comme mon peuple n'est plus que l'ombre de celui qu'il était quand Shiro était à sa tête. J'ai reçu le même prénom que lui, mal prononcé par ma mère, mais il s'étranglerait, ou il m'étranglerait, s'il voyait ce que j'ai fait à sa lignée. Et pire : à Hyrule.
- Continuez, je vous en prie.
- Demain, nous partons pour prendre, sinon détruire, Fort-le-Coq. J'y ai grandi, nous y avons tous grandi. Prenez Sashiro, son père était un petit neveu de Shiro, il a succombé à ses blessures après avoir ramené le corps de mon père après qu'ils fussent pris dans un éboulement. Aujourd'hui, son fils veut vous protéger ; ils sont bien plus dignes de ma lignée que moi.
- Ne dites pas ça, vous êtes un homme courageux. Vous avez sacrifié votre orgueil pour Hyrule et encore aujourd'hui vous sacrifiez votre village natal pour la paix. Plus encore, vous y allez avec ce sabre qui vous effraie. Vous méritez de diriger la tribu Sheikah.
- Je vous en remercie, répondit Shiron en posant le pied sur un merlon. Je sais que Sashiro n'aime pas la guerre, et moi non plus d'ailleurs. Je vous le ramènerai, et puis, je ne tiens pas à être privé de mon meilleur ami... Je veux que vous me promettiez une chose en échange.
- Laquelle ? demanda la reine, apeurée par la pensée d'un chantage.
- Si jamais nous ne revenions pas vivants de cette guerre, promettez-moi que vous garderez Impa auprès de vous. Elle a un rôle à jouer dans cette histoire et même au delà, je le sens.
- Je vous en fais la promesse, Shiron.
- Bien. Petit volcan, fit le Sheikah à l'adresse de la Montagne de la Mort, nous allons nous revoir, toi et moi. Économise ta lave, je viens t'arracher à ta colère, dussé-je périr au sein de ses flammes."
Shiron raccompagna la reine dans ses quartiers avant de se coucher. Quand, accompagné d'Aureus, de Sashiro et d'une petite armée dont ils avaient le commandement, il quitta la ville à l'aube, il sut qu'elle regardait par la fenêtre de sa chambre avec Impa. Les soldats purent avancer sans problème jusqu'au fleuve. Une armée ne pouvait le traverser que par un seul pont qu'Aisho ne pouvait se permettre de perdre. Sashiro, envoyé en éclaireur, confirma les doutes d'Aureus : toute une garnison bokkobline était établie sur l'autre rive qu'ils avaient parsemée de tours. Conformément au plan, les soldats hyliens prendraient d'assaut l'avant-poste en profitant d'une attaque venue du fleuve par leurs alliés Zoras. Shiron dut donner le signal de l'attaque, ce qu'il fit en s'approchant du fleuve aussi silencieusement que la mort elle même ; tapi dans un fourré, il bandit son arc et abattit un garde posté sur une tour. Le bruit de la chute fit office d'ordre : les Zoras jaillirent des eaux sombres du fleuves et s'attaquèrent aux Bokkoblins qu'ils croisaient. Shiron acheva la surprise en traversant seul le pont en courant pendant que Sashiro, à ses talons, sonna du cor pour appeler Aureus. L'effet de surprise était à son comble et les assaillants comptaient bien en profiter. La cavalerie hylienne défit aisément les bokkoblins qui ne savaient où fuir, les Zoras jetaient depuis les ondes des javelots pour éliminer les archers ; Shiron s'était frayé un chemin jusqu'au chef du camp, et avant que ce dernier ne put offrir une réelle résistance, le Sheikah le décapita. La victoire était acquise, aussi Aureus laissa fuir les bokkoblins qui n'avaient pas été tués. Les soldats se reposèrent pendant trois jours, laissant aux inquiétudes le temps de courir entre les murs de Fort-le-Coq. La veille de l'équinoxe, il fut décidé que le siège débuterait dans la nuit tandis que Shiron et Sashiro iraient les premiers pour ouvrir les portes du village. Il en fut ainsi, et les machines de sièges que les Bokkoblins avaient abandonnées se retournèrent contre leur ancien allié. Les boules de feu s'abattirent à l'intérieur de la vallée, les cris de terreurs retentirent. Shiron, lui, escaladait les contreforts rocheux pour descendre de l'autre côté. Sashiro avait emporté une arbalète dont il se servit pour éliminer les quelques gardes, humains, qui veillaient. Ils virent du promontoire où une tour de garde avait été bâtie que des soldats Sheikahs se tenaient prêts derrière la porte. Les projectiles enflammés des catapultes avaient rendu le village presque aussi éclairé qu'en plein jour, mais cette lumière n'était pas celle d'un soleil nourricier, c'était celle d'un bûcher. Shiron eut l'idée de rejoindre l'autre épine rocheuse, celle qui leur faisait face et qui était atteignable par le chemin construit au dessus de la porte. Dans la confusion de la bataille, les carreaux de Sashiro ne furent pas différenciés des autres et les archers qui tentaient de repousser les Hyliens téméraires furent abattus sans que l'on ne regardât vers la tour sud. Shiron réussit à rejoindre l'autre côté, il grimpa à l'échelle de la tour qui y avait été également construite, empala le veilleur et attacha une corde solide à cette tour avant de retourner vers Sashiro qui avait fait de même avec la première tour. Shiron ordonna à son compagnon de tirer un carreau explosif sous les fondations de la tour d'en face avant de se mettre à l'abri : la roche s'effondra, entraînant la tour qu'elle soutenait et celle d'en face à cause de la corde qui les reliait. La panique envahit les soldats Sheikahs quand ils virent ces deux tours s'abattre sur eux, tandis que les deux autres descendaient vers le montant qui bloquait la porte. Ils eurent à peine le temps d'ouvrir la porte, les renforts Sheikahs arrivaient au pas de course mais ils furent écrasés par la charge menée par Aureus. Shiron et Sashiro se mêlèrent à leur tour au combat.
Ce fut une mêlée sanguinaire, les soldats que massacraient les Hyliens n'étaient en fait que des paysans forcés à prendre les armes. Shiron se fit voir le plus possible : il lui importait d'être là en reconquérant de son village plutôt qu'en simple auxiliaire d'une expédition punitive, mais Aisho entendait rester maître des lieux tant que ceux-ci existeraient. Quand il vit que de nombreux hommes postés en première ligne se rendaient à l'autorité de leur ancien chef, il explosa et envoya tous les rebelles qui l'avaient rejoint, Hyliens pour la plupart, pour massacrer ces traîtres. Le cheval d'Aureus fut tué, son maître jeté à terre mais Shiron intervint, n'hésitant plus à lacérer de son propre sabre ceux qui s'étaient inclinés devant lui pendant de longues années. Sashiro eut la témérité de lancer un assaut vers l'armurerie du village. Il fut intercepté par Aisho ; les deux anciens rivaux s'affrontèrent en combat singulier, mais Aisho avait l'avantage d'une force démoniaque en lui, et il défit rapidement son adversaire. Il ne le tua pas : exultant de le voir à terre, il préféra lui enfoncer son sabre dans la cuisse pour le faire hurler de douleur. Shiron vit la scène, et alors qu'arrivaient les Gorons en renfort, alors que la Montagne de la Mort entrait dans la plus cataclysmale de ses éruptions depuis le début de la guerre, il se jeta sur Aisho, animé d'une haine si ardente que ses yeux de braises furent aussi brûlants que la mort elle-même. Le sang du parjure jaillit quand le légitime lui enfonça sa dague dans la hanche par derrière. Un cri rauque s'échappa de la gorge d'Aisho qui répliqua en s'arrachant à la lame pour se retourner et abattre le premier objet qu'il trouva, une massue bulbline, sur l'épaule déjà meurtrie de Shiron. Ce dernier voulut user de sa magie pour foudroyer son ennemi. Il fut interrompu par une gigantesque bombe volcanique, laquelle pulvérisa le château d'Akagan, obligeant tous ceux qui en étaient proches à s'abriter. Aisho en profita pour voler l'arbalète de Sashiro et sauta sur l'occasion pour appeler à lui ses hommes les plus fidèles. L'arrivée des Gorons qui jetaient sur ses hommes des pierres de la taille d'un chevreuil et le surnombre des Hyliens faisait pencher la balance de la bataille en sa défaveur, d'autant que la moitié du village était déjà détruite par le volcan et les assiégeants. Enfourchant douloureusement son cheval, jetant son casque au visage d'un soldat hylien, il ordonna la fuite par les montagnes en direction du territoire Zora. Malgré les supplications des retardataires, il ne se résolut pas à les attendre, les Hyliens fondaient sur eux. Armant l'arbalète d'une flèche explosive, il fit s'ébouler un pan rocheux pour bloquer la route et jeta dans le vide un de ses hommes qui protesta en entendant les leurs se faire mettre en pièces à l'intérieur de la vallée. Seize Sheikahs et vingt-sept Hyliens rebelles purent s'enfuir sur une route qu'Aisho détruisait au fur et à mesure qu'ils avançaient.
Au milieu d'un Fort-le-Coq en flammes, la bataille diminua d'ardeur et les rebelles optèrent bien vite pour la reddition. Quant à Shiron, il ne se battait plus, il restait debout à regarder le château où il était venu au monde se consumer dans un brasier insoutenable. Il était venu en pacificateur, mais il avait pensé reprendre sa maison. Elle brûlait désormais sous ses yeux avec ses désirs et ses prétentions. Son village qu'il avait connu plein de vie n'était plus qu'un vaste cimetière, les murs de roches eux-mêmes semblaient se moquer de lui dans les ombres mouvantes qui dansaient sur eux au gré des caprices du feu. Si le monde eût été un tableau, ce jour-là le peintre d'Hyrule avait renversé son flacon et la peinture vermeille bavait sur les traits noirs tracés au charbon de bois. Le feu continua de jouer tel un enfant pendant toute la nuit, dévorant voracement ses jouets. Shiron, après s'être assuré que les hommes d'Aureus avait bien pris tout ce qui avait une utilité à constituer un butin, retira la tunique ornée de l'oeil Sheikah qu'il portait par dessus son haubert et la jeta au flammes. Il prit un brandon et alla offrir au feu les quelques maisons épargnées par la bataille ou le volcan. Au petit matin, quand les téphras tombèrent comme de la neige, Aureus fit évacuer les blessés, de peur que la cendre n'aggrave leur état. Shiron et Sashiro, bien que grièvement blessés, restèrent un instant dans la petite vallée. Les yeux de Sashiro s'étaient embués de larmes et Shiron s'était agenouillé auprès du vieux puits. Il faisait très chaud. Shiron ramassa un sabre Sheikah et le planta face à ce qui restait d'Akagan ; et sous une pluie de cendres, les deux hommes se mirent à prier.
Sylles sentait le tapis de cendres sous ses bottes. Les éruptions étaient devenues fréquentes, et les ardentes pluies grisâtres recouvraient d'un tapis de chaude neige les blocs de lave refroidie mais encore fumants. Les flancs de la Montagne de la Mort étaient déserts, seuls quelques arbustes chanceux avaient survécu à l'ire du volcan. Les rayons du soleil traversaient péniblement les épais nuages de poussières crachés par le fumeur mal réveillé ; une très pâle lumière illuminait les bords tranchants de la tranchée qui faisait office de sentier. La roche aux reflets d'airain semblait s'être évanouie dans la teinte d'un parchemin usé par les années ; s'il n'y avait eu la puissante odeur de soufre et la roche déchiquetée dans la rage de Din, les marcheurs auraient pu se penser revenus dans le désert par un temps plus doux qu'à l'accoutumée car s'il ne pouvait faire froid, la pierre du pays goron protégeait assez bien de la chaleur. Le duvet de cendre était doux, et les bottes de l'un comme de l'autre s'y enfonçaient avec l'aisance d'une mousse abreuvée ployant sous la pression d'un quelconque randonneur. La descente en fut facilitée, et la Montagne semblait se reposer de sa fureur. Si Hotaru appréciait d'emprunter une route qui n'était pas mortellement dangereuse, Sylles, lui, redoutait l'arrivée dans la vallée.
La tranchée y débouchait. La fertile vallée de Fort-le-Coq était vide. Le village qui l'occupait n'était plus qu'un vaste champ de ruines calcinées. Le linceul des cendres n'avait pas le pouvoir de soustraire les cadavres à l'odorat, et quand bien même les corps des tombés étaient soustraits à la vue des mortels par cette pudeur grise, l'odeur de pourriture et de chair brûlée agressaient les narines de ceux qui pénétraient dans ce tombeau. Hotaru et Sylles errèrent entre les maisons, greniers, boutiques et écuries sans pouvoir dire à laquelle de ces bâtisses correspondait tel ou tel amas de bois brûlé. Ils trouvèrent également, jonchant le sol comme des perles de rosée, des armes de tout genre : épées ébréchées, boucliers fracassés, lances brisées. Les vainqueurs avaient emporté celles qui étaient en bon état. Quelques casques et hauberts brillaient par endroits à l'audacieuse lumière du soleil comme des galets au fond d'une rivière, malgré le sol que les téphras avaient rendu monochrome. Sylles s'arrêta face à ses souvenirs : un château de pierre et de bois ocre fort bien travaillé par des artisans heureux d'oeuvrer pour le clan Sheikah, le sommet de ce château dominait toute la vallée, et le feu qu'on allumait au dernier étage servait de phare à qui s'y aventurait même par temps de pluie ; la pluie ruisselait sur le toit de chaque étage, amenant par des gouttières aménagées à chaque point cardinal les eaux du ciel à l'étage inférieur avant d'étancher la soif de la terre ; au-dessus de la porte qui faisait face à l'entrée de la vallée pour qui venait des plaines trônait avec majesté le noir étendard à l'oeil vermeil. C'était là la beauté d'Akagan. Mais d'Akagan, il ne restait rien d'autre que des charpentes brisées et des poutres rouges des fragments noircis par les flammes de la bataille ; ce qui avait été la chambre de Sylles, à l'avant-dernier étage, ne se distinguait pas du reste, au sol, dans un tas informe de pierres, de charbon, de métal tordu et de lave séchée. Le Sheikah aux cheveux noirs baissa la tête, cacha ses larmes et tourna les talons avant de heurter un objet métallique, planté droit dans le sol entre la maison détruite et l'ancien puits. C'était un sabre, planté là en signe de deuil. Sylles devina l'intention, et il se dirigea vers l'arrière du château pour rejoindre le cimetière du village. On ne pouvait, du temps de son enfance, y accéder qu'en longeant la base du château, mais celle-ci avait été recouverte par la lave, hormis une brèche dans le mur par laquelle Sylles put passer, ignorant l'odeur de foin brûlé qui aurait pu lui apprendre que, dans la bergerie du village, les assiégeants avaient voulu incinérer les victimes, mais que par peur d'une nouvelle éruption ils avaient interrompu leur besogne. Le cimetière n'avait pas été profané. Ni par Aisho, ni par les Hyliens. Le premier n'avait sans doute pas prêté attention à des êtres déjà décédés, et qui ne sauraient à première vue représenter un danger ; les seconds par respect envers les éventuelles sépultures de leurs ennemis. Une chose surprit Sylles qui effleurait tristement les pierres tombales: une tombe, une seule, avait été nettoyée : celle de la famille royale, enterrée là pour une raison que lui-même ignorait. Sylles comprit que la personne qui avait prit la peine de retirer le lierre était la même que celle qui avait planté le sabre devant Akagan, marquant l'égalité devant la mort des amis devenus ennemis, endormis pour l'éternité sous la même terre. Il rejoignit Hotaru, ne lui adressa pas le moindre mot, adressa une prière devant le sabre tombal et hâta le pas pour quitter cet endroit, bénissant secrètement d'être aveugle et de ne pas pouvoir voir ce royaume des cendres.
Sylles et Hotaru ne se dirigèrent pas directement vers le Sud, le Sheikah se doutant que les routes étaient surveillées. Darunia ne l'avait par ailleurs pas renseigné sur l'impraticabilité du sentier menant au territoire Zora ; Sylles pensa donc à longer le fleuve et à passer par les gorges, ce qui représentait un détour de plusieurs semaines. Aussi préférait-il se rendre plus en amont du fleuve afin de récupérer un canot de pêche qui avait bien des années auparavant appartenu à son père. Un petit renfoncement dans la roche, cinq lieues au sud-ouest de la grande chute des Zoras, camouflé par d'épais taillis servait de cachette pour ce frêle esquif. Hotaru voulut savoir pourquoi il avait été caché à une journée de marche du village, ce à quoi Sylles répondit sèchement que du temps où son père pêchait, personne ne trouvait à redire à ce qu'un Sheikah pêchât en territoire zora, là où les prises étaient les meilleures. Hotaru ne posa plus de question jusqu'à ce qu'ils parvinssent à la cachette d'où Sylles tira un petit bateau encore en état de naviguer et deux rames. La Gerudo n'était pas à l'aise dans l'embarcation mais ne le fit pas savoir à Sylles, qui l'avait de toute façon remarqué. La barque filait doucement sur les flots paisibles du fleuve. Néanmoins, cet avantage de vitesse n'était pas destiné à durer longtemps : bientôt le fleuve irait nourrir les douves de la forteresse hylienne, que Sylles voulait éviter. Aussi décida-t-il d'abandonner la barque quelques lieues au nord du pont qui menait à Fort-le-Coq et de couper par les lignes de front pour rejoindre le fleuve à l'Ouest. Les plaines étaient désertes, elles portaient les traces de batailles féroces entre rebelles, Hyliens et Gerudos. Une place forte avait été construite sur une colline au centre de la grande plaine par les Hyliens pour servir d'avant-poste. Elle avait été entièrement ravagée par les Bokkoblins, rendant la souveraineté sur les plaines totalement incertaines. La région autrefois verdoyante était devenu un vaste champ de bataille, lacéré par les combats furieux, brûlé par les flèches des uns et des autres. Le prospère royaume d'Hyrule était réduit au voisinage immédiat de la cité hylienne, laissant les plaines aux pillards qui n'avaient pas été séduits par Aisho. Aussi Sylles fut presque surpris de trouver un petit bois près du fleuve. La destruction du fort avait obligé les deux marcheurs à se diriger encore plus vers le Nord-Ouest, afin d'éviter d'être repéré par d'éventuels guetteurs postés dans les ruines ; ils se trouvaient ainsi à une latitude équivalente à celle de Fort-le-Coq, environ quinze lieues au nord des gorges. Sylles demanda à Hotaru de préparer le feu dans le bosquet, estimant que c'était là un abri suffisant, et alla chercher de l'eau dans le fleuve.
Sylles rebouchait sa gourde quand une odeur étrange lui parvint. Une odeur de sang qui se rapprochait par le fleuve ; quand un râle s'échappa des eaux, il y entra à son tour et, contre le courant qui rendait la tâche bien plus ardue, ramena sur la rive un Zora grièvement blessé. Sylles tenta de le faire boire, en vain. Le Zora, malgré une plaie au poitrail qui saignait abondamment, voulut parler. Sylles savait qu'il ne le sauverait pas, et laissa le mourant s'exprimer ; il était le seul rescapé d'une embuscade. Son bataillon avait été en réalité envoyé sur ordre de Do Bon, prévenu par Darunia, à la poursuite du Sheikah et de la Gerudo pour les aider. Un groupe de mercenaires, payé par un commanditaire inconnu, les avait intercepté. Le guerrier Zora, d'un dernier souffle, enjoint Sylles à quitter ces bois au plus vite. Alors que le Zora succombait, Sylles réalisa qu'il avait commis une grave imprudence en laissant Hotaru seule. Ne prenant pas le temps d'enterrer le Zora, il s'élança vers le petit bois.
Hotaru était née Gerudo, formée aux arts de la guerre dès son enfance, entraînée par un général Sheikah une fois adulte. La jeune femme rousse en robe pervenche n'avait de vulnérable que l'apparence. Aussi quand l'un des mercenaires voulut bondir sur elle depuis un fourré, elle se retourna vivement, brisant de sa leste jambe la mâchoire de son agresseur. Elle s'arma aussitôt de sa lance et se retrouva seule contre cinq hommes encapuchonnés vêtus de cape de bure. Elle put aisément en défaire deux mais si elle en blessa un mortellement, elle ne put se résoudre à tuer de sang-froid le second qu'elle avait jeté à terre avec sa lance. Cette hésitation laissa le temps au trois autres de s'élancer sur elle. Elle put résister mais ne reprit pas l'ascendant. Une flèche traversa de part en part la gorge de l'homme à terre qui se relevait, une autre se ficha dans le coeur d'un des mercenaires face à Hotaru. Les deux derniers n'eurent pas le temps de voir venir le Sheikah qui les tua tous les deux avec ses deux sabres.
"Ça va ? demanda Sylles à Hotaru.
- Oui. Mais qui étaient-ils ? Et d'où venaient-ils ?
- Je t'expliquerai, mais plus tard. Viens !"
Sylles avait entendu un second groupe s'approcher ; il attrapa fermement le bras d'Hotaru et l'entraîna vers le fleuve. Sans prévenir il plongea sur le sol, jetant par la même occasion la Gerudo par terre. Un carreau se planta dans l'écorce d'un arbre à côté d'eux, à la hauteur de leur tête une seconde auparavant. Sylles saisit un poignard à sa ceinture et le jeta dans les branches, abattant un arbalétrier. Il releva Hotaru et la poussa devant lui alors qu'il attrapait son arc. Avantagé par une cécité qui renforçait ses autres sens, il repéra sans effort les deux autres arbalétriers et les fit chuter de ses flèches lourdement sur le sol. Il n'eut pas le temps de se saisir de ses sabres et abattit à bout portant un mercenaire qui courait vers lui en tirant une flèche dans sa glotte. Le choc fut si violent que le pharynx de l'homme éclata sur le coup alors que la flèche s'était enfoncée jusqu'à la penne dans sa gorge. Hotaru rejoignit Sylles au combat. Cela dura peu, le Sheikah était un homme bien trop difficile à tuer pour des mercenaires qui n'avaient sans doute jamais affronté d'ennemi aussi doué au maniement d'un sabre. Ils misaient sur le nombre. Sylles eut tout juste le temps d'esquiver lorsqu'une forme humaine lui fondit dessus depuis une branche avec une épée hylienne. C'était le chef, vêtu de la même robe de bure que ses hommes.
Sylles écarta violemment Hotaru et affronta de face le nouvel arrivé. Celui-ci se battait bien mieux que les autres, rôdé par une longue expérience du maniement de l'épée. Le duel s'avéra féroce, aucun des deux n'envisageant de laisser l'autre prendre l'avantage. Le mercenaire se différenciait radicalement des autres ennemis qu'Hotaru avaient rencontrés : il avait planifié son attaque en prenant compte de la cécité faussement handicapante du Sheikah, qu'il avait visé en priorité. En face, l'aveugle représentait une proie infiniment plus dangereuse que toutes celles que l'inconnu avait pourchassées : Sylles avait grandi dans l'univers martial d'une tribu perpétuellement sur le pied de guerre et le fait d'avoir transformé une mutilation en arme le rendait encore plus redoutable. Hotaru n'avait jamais vu cela, pas plus que le reste de ses ennemis : il y avait de la colère dans les lames qui s'entrechoquaient, une envie de tuer qui allait au-delà des vues sur une éventuelle prime ou sur un honneur à défendre. Pour le mercenaire, la grandeur et le risque d'un tel défi avait réveillé une soif du sang plus forte que celle de l'argent ; pour le Sheikah, c'était la détestation de se retrouver face à des meurtriers sans foi. Sylles parvint finalement, après avoir longuement croisé le fer avec son adversaire par le déstabiliser et le faire reculer pour éviter de justesse la lame d'un des deux sabres qui ne put trancher que le cordon de son capuchon. Cela dévoila son visage, faisant réagir promptement Hotaru, à la grande surprise de Sylles.
"Amusante petite fille, fit le mercenaire en tâtant l'estafilade que Sylles avait réussi à lui faire au torse, elle me reconnaît ?
- Hotaru, rugit Sylles, qui est-il ?!
- Je ne suis pas sûr... Je crois l'avoir déjà vu au marché de la citadelle...
- Je suis déçu, Seigneur Sylles, répondit sarcastiquement l'inconnu, vous n'avez pu me reconnaître en dépit de vos sens qui surpassent votre vue, et c'est à une minable Gerudo que revient cette besogne.
- Une odeur de cuir moisi... Une impudence dans les mots... Tout pour être désagréable. Effectivement, vous me dites quelque chose ; mais excusez-moi, je n'ai pas eu le loisir de retourner au marché de la vallée Gerudo depuis un an, et tout ce dont je me souviens de vous, c'est l'impression de pourriture.
- Faites donc un effort ! Non ? Tant pis. Quoique... Il est indécent de tuer quelqu'un sans lui avoir appris qui avait porté le coup ; je m'appelle Minao. Et Minao est le nom de l'homme qui vous tuera."
Minao. L'image de l'homme au ruban rouge, ancien soldat d'Hylia devenu mercenaire, qui l'avait bousculé sur le marché revint à Sylles. Il fut néanmoins confirmé dans l'idée qu'il se faisait du péril représenté par son adversaire, capable comme il le prétendait de lui ôter la vie. La présence d'autres ennemis le gênait, d'autant qu'Hotaru était incapable de leur tenir tête à tous. Il hurla donc à la Gerudo de se jeter à nouveau à terre, ordre auquel elle s'empressa d'obéir. Minao vit venir l'attaque et para avec son arme la déflagration que Sylles provoqua ; mais ce que le Sheikah visait, outre une poignée de mercenaires débutants qui n'auraient pas pensé que leur cible pût faire usage de magie, c'était le terrain. Il n'avait pas plu depuis plus d'une semaine et l'ouest des plaines, proche de la vallée aride des Gerudos, connaissait un climat plus sec que les plaines orientales ; par ailleurs, Sylles tournait le dos au fleuve. Le bosquet prit instantanément feu, et, le vent aidant, ce fut un véritable brasier. Des cris de frayeur émanèrent de la fournaise, Hotaru courut vers le fleuve, mais Sylles resta au milieu des flammes. Il devenait impossible de voir à cause de la fumée, aussi se trouvait-il dans son élément ; mais Minao, imperturbable, lui faisait face.
"Je me demandais combien de temps vous mettriez avant de recourir à la magie... Mais force est de constater que vous avez vous-même détruit votre avantage.
- Je serais bien curieux de savoir en quoi.
- Vous avez déplacé la bataille sur un autre terrain, autrement plus favorable à mes hommes.
- Vous voulez dire... un deuxième groupe ?
- Vous croyiez donc que je me serais attaqué à quelqu'un comme vous accompagné par cette seule piétaille inutile et insignifiante ? Vous nous sous-estimez tous les deux !"
Sylles comprit en effet au galop lointain mais se rapprochant de plusieurs cavaliers qu'il avait joué le jeu de Minao. Il était seul face à ce mercenaire, ne pouvait lui tourner le dos, s'exposait à des ennemis bien plus mobiles et il avait laissé Hotaru seule pour la seconde fois. Cette dernière cria lorsque les cavaliers surgirent de derrière une colline, les prenant à revers. Sylles n'avait pas le choix : resté immobile pendant trop longtemps face à son adversaire, il planta l'un de ses sabres dans un brandon qu'il projeta sur Minao avant de s'élancer au secours de la jeune fille. Cinq cavaliers, bientôt rejoints par un Minao blessé au visage, représentaient un défi trop grand pour un seul Sheikah, fut-il aveugle, qui voulait défendre quelqu'un. Bien qu'Hotaru sut user de sa lance pour calmer les ardeurs des chevaux, elle ne pouvait y faire face à tous ; Sylles devait alors s'interposer, se rendant lui-même vulnérable, jusqu'à ce que Minao, tout en zébrant la cuisse du Sheikah, finisse par dire :
"A-t-on idée, aussi, de voyager avec une si fragile créature ? Vous êtes désormais trop proche d'elle pour user de la magie et vous ne pouvez la protéger sans vous même vous exposer... Je vous remercie : vous nous avez offert le meilleur moyen de vous affaiblir."
Sylles profita de l'accalmie pour cracher sur une des bottes de Minao. Il se tourna vers Hotaru et lui ordonna de fuir
"Jamais sans vous ! hurla-t-elle.
- Sotte que tu es ! Nous ne nous en sortirons jamais si nous nous battons ensemble ! Si tu t'enfuis, je pourrais me battre sans retenue, sans me soucier de ta sécurité. Et je ferai mordre la poussière à cet Hylien qui a trop respiré à mon goût.
- Vous croyez que je vais vous laisser faire ? siffla Minao.
- Je crois surtout que vous n'allez pas avoir le choix. Hotaru ! Baisse-toi, et au moment venu, cours comme si une armée de démons mue par la volonté de l'enfer était à ta poursuite !"
Elle s'exécuta. Sylles réitéra l'offensive magique, au prix que cela signifiait pour ses forces. Optant cette fois pour la foudre, il tua sur le coup un cavalier et sa monture ainsi qu'un autre cheval ; Hotaru put s'extraire de l'encerclement et s'enfuit à perdre haleine vers la silhouette de la citadelle d'Hylia, à l'horizon. Minao voulut la rattraper, mais Sylles lui barra la route. Et le combat reprit, à un contre quatre.
Hotaru était exténuée, mais elle était résolue à trouver de l'aide. Sa route croisa celle d'une autre jeune fille, occupée à cueillir des herbes médicinales au bord du fleuve. Elles étaient du même âge, l'une était rousse comme l'or dans le creuset, l'autre avait les cheveux blancs comme l'argent refroidi. Et surtout, elle avait des iris rouges. Hotaru lui expliqua la situation, la Sheikah abandonna sa récolte et lui demanda de monter en croupe sur son cheval pour demander à son escorte de l'aider. L'escorte en question n'était autre que son père et son ami, Shiron et Sashiro. Interloqués par le fait qu'Impa ramenât une Gerudo au lieu de fleurs et de pousses, ils voulurent l'interroger, mais Impa fut la plus rapide :
"Père, cette Gerudo implore votre aide. Elle et son compagnon sont tombés dans une embuscade tendue par des mercenaires. Il est seul face à eux. Je vous en prie, accédez à sa requête.
- Ton compagnon ? répéta Shiron avec étonnement à l'adresse d'Hotaru. Et qui est-il ?
- Je ne puis vous le dire, répondit Hotaru en hésitant face à celui qu'elle avait fini par associer à un atroce bourreau.
- Allons bon ! Et tu crois vraiment que je vais aller secourir un homme dont j'ignore jusqu'au nom et l'allégeance ! Toi et ton "compagnon" m'avez tout l'air de former une association de brigands, à en juger par tes habits hyliens, et je n'ai pas que ça à faire de me mêler de querelles de hors-la-loi.
- Il s'agit de Sylles, répliqua rageusement la Gerudo, votre cousin ! Il m'a sauvé la vie lors de la bataille de la vallée Gerudo, et depuis je le suis. Avisé de cela, allez-vous encore refuser de m'aider ?
- Sylles ?! Dis-moi que c'est une plaisanterie ! A moins que... ajouta-t-il en remarquant l'éclat du pendentif d'Hotaru. Je reconnais ce bijou, et je doute fort que tu aies pu le lui voler. Je veux donc bien te croire. Mais ce n'est pas une raison pour me faire changer d'avis. Sylles est banni, exilé ou tout ce que tu veux. Je ne vais pas risquer ma vie et celle de mon dernier homme réellement fidèle pour aller le sauver d'une bande de mercenaires qui veut le tuer pour une obscure raison. Sashiro, Impa, nous rentrons. Petite, tu peux nous accompagner si tu le souhaites."
Il tourna les talons, et rencontra le regard furieux de Sashiro. Pour la première fois, son subordonné le toisait.
"Fidèle ? répéta Sashiro. Oublie donc ce qualificatif, Shiron. Si tu veux abandonner Sylles à son sort, soit, mais moi je ne le laisserai pas se faire tuer comme un chien.
- Pardon ?
- Que sont encore les Sheikahs ? Peut-on encore prétendre à protéger la famille royale si nous choisissons de laisser derrière nous des membres de notre famille ? Tu l'as privé de ses yeux, tu as détruit Akagan ! Sylles aurait toutes les raisons du monde de nous haïr, et pourtant cette jeune fille qui partage sa route n'a pas hésité à demander notre aide. Lui refusera-t-on pour une question d'orgueil blessé ?
- Quant à moi, renchérit Impa, je trouve abject qu'on laisse sciemment quelqu'un se faire massacrer. Peu importe ce qu'a fait Sylles, sommes-nous donc des bêtes égoïstes ? Je vous implore, père, aidez Hotaru.
- Hotaru, soupira Shiron, j'imagine que tu sais monter.
- J'ai appris dès que j'ai su marcher.
- Très bien. Tu remplaceras Impa sur la selle et tu la prendras en croupe. Sashiro, apprête toi à tuer du mercenaire !"
Hotaru le remercia chaleureusement, et les trois chevaux filèrent vers le lieu de l'affrontement. Sylles avait résisté, mais il n'était pas parvenu à éliminer le moindre de ses adversaires. Il s'était réfugié dans les flammes qui ravageaient le bosquet et s'appliquait à tenir à distance ses assaillants avec son arc. Minao comptait les minutes et les flèches, impatient de voir le moment où la fumée aurait raison des poumons du Sheikah. Celui-ci ne tint guère plus de vingt minutes, et le chef des mercenaires s'apprêtait à ordonner l'assaut final quand Shiron et Sashiro coupèrent court à son projet. Hotaru avait fait descendre Impa de cheval et chargeait droit ses ennemis. Sashiro, avec son habilité de tireur, décocha sa flèche au galop, et tua sa cible. Les hommes de Minao voulurent regagner leur monture, mais Shiron coupa le chemin de l'un d'entre eux ainsi que sa tête. Le dernier fit demi-tour, avant de mourir sous le coup de la lance d'Hotaru, changée en javelot. Minao, seul, se dirigea vers les flammes, choisissant le même stratagème que Sylles. Hotaru, furieuse, le poursuivit, attrapa une lourde branche et, contournant ce qui restait du bosquet, la fracassa sur le crâne de Minao. Sylles sortit des flammes en toussant et en boitant. Shiron s'était assis sur une pierre à côté du fleuve et nettoyait son sabre, il évitait soigneusement de lever les yeux vers son cousin en piteux état.
"Hotaru, laissa échapper Sylles entre deux expirations bruyantes, je t'avais dit de t'enfuir, et tu me ramènes mon cousin...
- Tu devrais plutôt la remercier, dit froidement Shiron. Enfin, le principal c'est que cette vermine gît vaincue à nos pieds.
- Disons que je ne m'attendais pas vraiment à te revoir dans ces conditions...
- Moi non plus, bien que nos retrouvailles se fassent toujours au détour d'une bataille, et ce depuis plus d'un an. Enfin... Comment vas-tu ?
- Épuisé, blessé, brûlé et asphyxié. Mais à part ça, ça peut aller. Merci pour ton aide, même si je m'étais préparé à voir n'importe qui sauf toi.
- Que ce soit le hasard ou le destin, il fait plutôt bien les choses. Du moins, il me semble.
- Dis-moi, pourquoi n'as-tu pas fait usage de Yamitana ? Tu aurais tué mes quatre ennemis sans problème.
- Ah ça... Figure-toi que c'est un sabre à double tranchant ! Plaisanterie mise à part, je me suis rendu compte que faire trop usage de sa magie diminuait ma capacité à voir. Je comprends maintenant ce que notre oncle voulait me dire quand il disait que seul un aveugle pouvait comprendre le sens de cette arme. Et ne vas rien t'imaginer ! Je ne te la donnerai pas !"
Un bruit dans le petit bois les fit se taire. Impa inspectait alors les blessures d'Hotaru non loin des cendres, Sashiro se rapprocha prudemment d'elles. Shiron se leva, saisit son sabre et marcha droit vers les arbres calcinés.
"Tu ne peux pas le voir, fit-il, mais...
- Mais je l'ai senti, coupa Sylles. Le cuir de ses vêtements empeste tellement que je pourrais le sentir dans une porcherie.
- Impa, Hotaru, ordonna Shiron, éloignez-vous. Il est bien plus robuste que je ne le pensais.
- Nous sommes deux hommes valides contre lui, répondit Sashiro, je ne crains pas qu'il puisse représenter un véritable danger.
- Détrompe-toi, prévint Sylles, il est plus robuste et coriace qu'il n'en a l'air."
Minao, illuminé par les dernières flammes du bosquet, titubait. Son sang ruisselait sur son visage depuis la large entaille sur son front provoquée par Hotaru. Lors de sa chute, son oeil gauche avait heurté le tronc encore rougeoyant d'un chêne, cet oeil suintant sans discontinuer ne semblait plus rien voir et la brûlure avait sérieusement meurtrie la peau autour. Il tenait fébrilement son épée dans sa main droite, lui qui était gaucher. De sa main gauche, percée par un éclat de bois, il arracha le reste de sa cape, et continua de s'avancer vers les Sheikahs. Shiron adressa un coup de tête à Sashiro qui leva son arc.
"Attendez, messires Sheikahs. Si je dois mourir ici, qu'il me soit offert de tirer dignement ma révérence.
- Faites, répondit Sashiro qui ne baissa pas moins son arc."
Minao lâcha son épée, fit quelque pas avant de s'arrêter à hauteur d'Impa et Hotaru et les fixa de son oeil sain ; sa couleur de sapin semblait avoir moisi. Il porta ses deux mains aux fils qui fermaient le col de sa tunique, et commença à l'ouvrir. Hotaru, la seule qui venait du désert, comprit ce qui se jouait quand elle vit des lettres d'un alphabet inconnu gravées à même la chair de l'Hylien. Elle avait entendu parler de cette antique magie noire qui visait à faire de son propre corps une bombe qu'une incantation connue du seul dépositaire de l'arme suicidaire pourrait déclencher. Quand Minao commença à marmonner, elle cria à Impa de courir et de plonger dans le fleuve. Sashiro, surpris, ne décocha pas sa flèche. Minao prononça une longue phrase dans la langue inconnue de tous, laissant aux Sheikahs juste le temps de réaliser l'erreur qu'avait été leur mansuétude. La phrase s'acheva sur son prénom. Et Minao, révélant le sceau qui avait été tracé à l'endroit où battait son coeur, fit tout voler en éclats à commencer par ses propres entrailles.
Shiron fut le premier à se dégager et à voir les dégâts. L'explosion n'avait rien eu de commun avec celle d'une bombe fabriquée par un humain ou même un Goron. Elle semblait avoir arraché la roche et la terre avec toute la force de la rage d'un condamné. La haine qui avait mu un Minao plus mort que vivant avait nourri cette magie sordide et avait marqué le sol d'un cratère là où l'Hylien s'était tenu debout. Shiron avait été jeté au sol et recouvert de pierres et de poussières. À peine remis, il commença à chercher les autres en les appelant de toutes ses forces. Sashiro avait été projeté jusque dans le fleuve et était donc indemne. Sylles se débarrassa de débris de bois qui lui étaient tombés dessus et se releva péniblement. Les trois Sheikahs cherchèrent les jeunes filles, trouvèrent vite Impa, miraculeusement saine et sauve grâce à un puissant bouclier magique qu'elle avait instinctivement invoqué. Hotaru manquait. Sylles ne pouvait la sentir, l'explosion ayant noyé toutes les odeurs dans l'humus, la suie et la cuisson des restes de Minao. Il la chercha en criant. Sashiro la trouva, il appela Sylles.
La Gerudo gisait sur le sol, un tronc d'arbre s'était effondré sur elle. Quand Shiron voulut la dégager, elle fit une grimace. Elle ne pouvait pas bouger. Sashiro voulut faire une remarque, mais Shiron lui fit signe de ne rien dire. Les yeux d'Hotaru ne se détachaient pas de Sylles, mais ils perdaient l'éclat des topazes, ils avaient la teinte d'une page jaunie par la vieillesse.
"Je suis désolée, finit-elle par dire, je lui donne raison : je suis une fragile créature... Un insecte...
- Ne dis pas ça, Hotaru, répondit Sylles, tu es plus solide que n'importe qui.
- Pas assez, semble-t-il. Je m'en veux de vous laisser seul... J'aurais voulu vous accompagner jusqu'au bout.
- Et tu le feras ! A chaque fois que tu as défailli, je t'ai portée et tu as pu continuer le voyage, ce n'est pas aujourd'hui que ça va s'arrêter.
- Ne sois pas idiot, répondit-elle en le tutoyant pour la première fois, je sais que mes jambes ne peuvent plus me soutenir. Et même si elles le pouvaient encore... Je... je suis trop faible...
- Arrête ! Tu ne vas pas mourir !
- Ne t'aveugle pas plus que tu ne l'es déjà, Sylles. Tu le saurais si je mentais, alors laisse-moi être honnête. Et sois-le aussi...
- Arrête...
- Tu m'as portée, tu m'as protégée. Tu m'as offert tout ce dont je rêvais. Je ne regrette pas de ne pas avoir pu voir ce monde dans son intégralité. J'aurais peu vécu, mais j'aurais assez vécu pour découvrir le bonheur.
- Tais-toi.
- Laisse-moi parler. Laisse-moi te parler, Sylles. Je ne veux pas que tu deviennes un démon, je veux que tu agisses selon ton idéal, celui dont tu m'as tant parlé... Sylles... Quand on se retrouvera... j'aimerais que ce monde-là ait vu le jour. Peux-tu me le promettre ?
- Je te le promets, Hotaru, je te le promets.
- Merci, Sylles, répondit-elle les yeux embués de larmes ; je ne suis pas triste, tu sais. J'espère pouvoir rencontrer ton père là où je vais, si je le vois, je lui dirai qui tu es devenu. Et il sera fier. Je continuerai de marcher avec toi, Sylles, je serai dans les étoiles qui brillent dans le ciel.
- Et tu brilleras toujours dans mon coeur, Hotaru, comme une luciole..."
Sylles pleurait. La lueur de la luciole fut plus forte que les ténèbres, et malgré sa cécité, à travers le miroir de ses larmes, il la vit. Il ne sut dire si elle était telle qu'il la voyait, mais il la voyait. Il voyait sa chevelure de feu dansant au vent dans les plaines, ses iris à nouveau enflammés comme le soleil qui illuminait son âme d'un arc-en-ciel en passant par les larmes de joie qui coulaient sur sa joue. Elle le regarda, et sut l'espace d'un instant qu'il pouvait la voir, elle se demanda si elle était jolie, reçut sa silencieuse réponse et pour la dernière fois elle échangea avec lui un regard, et lui dit "merci". Elle ferma les yeux, apaisée comme l'enfant qui s'endort. La luciole s'éteignit alors, le sourire aux lèvres.
Avec douceur, la brise du mois de mars charriait les pétales de fleurs. Le monde se pâmait de son teint blanc, jaune ou rose à l'envie des arbres, revêtant les atours de la sérénité. Dans les jardins, l'heure était à la contemplation de ces si petites choses pourtant éphémères au bout des branches, cadeaux du printemps à une terre qui l'avait si longtemps attendu au cours d'un bien trop rude hiver. Tardives mais bienheureuses, les fleurs écloraient et s'étiolaient au gré des jeux d'enfants du soleil et du vent. Cette terre, abreuvée par la neige pendant de longs mois, se repaissait enfin des rayons d'une timide ardeur. C'était la saison où l'on pouvait s'adonner à regarder scintiller le moindre ruisseau sans craindre le froid ou la chaleur. C'était la saison des cerisiers en fleurs.
Il eût été alors aisé d'ignorer, protégé des horreurs extérieures par les blanches murailles de la cité hylienne, qu'au-delà, les cicatrices de l'hiver peinaient encore à se refermer. Un regard distrait porté vers la cime de la Montagne de la Mort rappelait chacun à cette réalité dont il aurait aimé se détourner par le divertissement de la contemplation. L'anneau de feu n'était pas éteint. Et les quelques Sheikahs qui avaient rejoint au dernier moment le camp hylien revivaient dans leurs cauchemars les derniers instants de leur village.
Au fond de l'une des cours intérieures du château, il y avait un petit bassin à poissons face auquel on avait fait installer un petit banc. Sur ce banc s'asseyait un homme, il y restait toute la journée, devant ces poissons qu'il ne pouvait pas voir. Personne ne savait ce qu'il pouvait bien penser. Mais lui, Sylles, savait très bien ce qu'il faisait, et tout en nourrissant les poissons, il repensait à la dernière vision qu'il avait eue.
Un jour, alors que Shiron, Sashiro et Aureus discutaient entre eux dans la cour, Shikashi, qui s'était fait très discret les semaines précédentes, surgit dans le jardin et se dirigea vers Sylles. Il s'assit à côté de lui sur le petit banc et lui tendit une fleur de lotus.
"Ce n'est peut-être pas la plus belle, mais...
- Mais c'est la plus odorante, acheva Sylles en souriant. Merci, mon oncle."
"Franchement, fit Aureus à l'adresse de Shiron, je ne comprends toujours pas ce qu'il fait ici. Accepter entre nos murs l'artisan de tous nos malheurs...
- Vous n'avez pas vu sa tête, répondit sèchement Shiron. Je ne l'ai vu qu'une seule fois dans cet état, c'était le jour où son père a été tué. Qu'on appelle cela compassion ou bien faiblesse, j'ai revu le cousin avec qui j'ai grandi. J'estime avoir fait le bon choix en le ramenant ici, et quoi qu'on en dise, je suis sûr que c'était ce qu'il fallait faire.
- Puissiez-vous avoir raison..."
"Je ne te dirai pas de ne pas pleurer, lâcha Shikashi. Je suis sans doute ici la personne la mieux placée pour comprendre ta peine, car j'ai perdu mes deux frères. C'est à croire que cet oeil qui pleure, notre emblème, était prophétique...
- Je sais ce qu'il veut dire. Tant que nous serons l'ombre d'Hylia, nous devrons nous battre pour protéger sa descendance. Pour le meilleur et pour le pire.
- Pour le pire, essentiellement. Les combats n'apportent guère de réconfort et le chagrin est le lot de ceux qui choisissent cette voie. J'en suis venu à me demander si notre temps n'était d'ailleurs pas venu.
- Si cela s'avérait vrai, alors j'aimerais que cette larme fût une larme de joie. Et que l'on tombe heureux d'avoir rempli sa mission.
- Le sacrifice jusqu'en temps de guerre, n'est-ce pas ? Que l'ombre s'efforce jusqu'à son dernier souffle de soutenir la lumière pour qu'elle réussisse à percer à travers les ténèbres ? Oui, je crois que tu as compris le sens de notre iris. Et Shiron l'a compris aussi. Il aura fallu bien des années, bien des tristesses et même une guerre, mais la fierté des Sheikahs a enfin su se départir de son orgueil, dût-elle, poussée par les aléas et nos choix, s'accomplir dans une servitude suicidaire. La Déesse nous a intimé cet ordre pervers il y a bien longtemps déjà... Mon regret, en tant qu'aîné et en tant qu'oncle, c'est de n'être pas parvenu à vous le faire comprendre avant qu'une guerre n'éclate et n'amène avec elle son lot d'horreurs.
- Si quelqu'un ici se doit d'avoir des regrets, c'est...
- C'est nous tous, coupa Shikashi. Console-toi de n'être que l'étincelle qui a mis le feu aux poudres. Moi-même, j'étais persuadé de connaître le sens de l'ombre avant d'être rattrapé par l'âge et les erreurs de mes frères. Tant que nous serons des hommes et non des dieux, il y aura en nous cette part de mal. Le vice et la vertu sont frères et soeurs, de même que l'ombre et la lumière."
Le roi se montra à son tour dans la cour, paré de ses plus simples habits royaux. Il avait rangé le manteau vermeil des rois d'Hyrule depuis que la guerre lui avait ôté la prétention de le porter. Il ne tenait qu'à sa tunique richement brodée de différencier cet homme vieilli par les tracas de ses généraux. Nohandsen les appela tous d'une voix forte. Sylles y compris. Ce dernier sectionna la tige de la fleur de lotus, posa délicatement la fleur sur l'eau du bassin et emboîta le pas à Shikashi, lequel plaisantait cyniquement sur le "rappel aux festivités".
Lorsqu'ils furent tous rentrés et réunis autour d'une table sur laquelle une carte d'Hyrule avait été clouée, Nohandsen interrogea Sylles au sujet d'Aisho. L'aveugle n'avait à répondre que le projet qu'il avait eu d'assassiner le chef rebelle et son ignorance totale de tout autre chose. Aureus fit un état des lieux après la bataille de Fort-le-Coq, rapport complété par le roi qui les informa que la quasi-totalité des troupes bulblines avait quitté le désert pour se masser au Lac Hylia. Aisho s'y retranchait, prêt à essuyer n'importe quel assaut.
"Ne rêvez pas, finit par dire Shiron qui tournait en rond, attaquer ces maudits rebelles encore une fois n'a aucune chance d'aboutir. Aisho sera prudent, il va s'employer à reconstituer ses troupes. Et, en plus, il a choisi des terres fertiles pour se reposer, sans compter le fait que le lac se situe dans une cuvette accessible pour une armée par un seul défilé, c'est une véritable forteresse naturelle ; le faire mourir de faim est une option à exclure, tout comme celle d'une offensive.
- Que voulez-vous donc faire ? demanda Nohandsen. Je ne peux pas tolérer la sécession d'une partie d'Hyrule ! Et encore moins des terres sacrées comme celles du Lac Hylia dont le nom même rappelle qui en est le maître légitime !
- Ganondorf a déjà fait sécession, répondit froidement Shiron, et il règne sur le désert de Lanelle, bien que cela fasse des lustres qu'on ne l'appelle plus ainsi. Il fait cavalier seul depuis le début, et il aura toute légitimité à se considérer comme le suivant sur la liste si nous ramenons par la force les rebelles d'Aisho dans le giron de notre royaume. Nous pouvons au moins bénir Aisho d'être un ennemi déclaré de la couronne gerudo, faute de quoi ils se seraient certainement alliés contre nous et nous n'aurions plus eu qu'à nous rendre...
- Ton pessimisme est agaçant, intervint Shikashi. En excluant les Gorons et les Zoras qui ne sont pas vraiment de nature à se battre, nous avons la puissance nécessaire pour tenir en respect nos ennemis. Nous formons trois camps équilibrés et nos frontières ont été repoussées. Le risque est bien moindre pour nous.
- Je refuse de voir éclore un troisième royaume en Hyrule ! rugit Nohandsen.
- Ce n'est pas ce que je propose ! répondit brutalement le vieil homme. Je dis juste que cette situation se prête à un calme relatif. Pendant qu'Aisho recouvrera ses forces, nous pourrons en faire de même. Dans ce conflit, trop de choses ont été réglées à la hâte sans attendre le bon moment ! Il ne s'agit pas de foncer tête baissée sur notre ennemi en criant la légitimité de nos revendications, il s'agit d'être plus malin que lui. Achevez cette guerre par un coup de massue sur le crâne d'Aisho, si vous le pouvez, mais en plus d'y laisser des plumes, vous vous exposerez au risque de voir éclore une nouvelle rébellion. Est-ce là ce que vous voulez ? Nous voulons tous la même chose, Sire ! Et il serait peut-être bon de profiter de l'occasion pour trouver le bon moyen pour frapper, et au bon moment."
Shikashi intervenait peu dans les conseils militaires. L'échec des négociations l'avait incité à moins se mêler des affaires de la guerre. Aussi, lorsqu'il fit cette réponse en fusillant du regard son propre monarque, chacun fut ébranlé. Shiron murmura quelques mots à l'oreille de Sashiro et entreprit de briser le silence.
"Bon, dit-il, je crois que nous sommes clairs là-dessus. Mais si je puis me permettre, votre Majesté, il nous faut être prudents. Aisho est d'un naturel vindicatif, et certainement bien plus maintenant qu'autrefois. Et c'est un Sheikah : lui aussi a grandi à Fort-le-Coq ; il ne laissera pas sa destruction impunie.
- Il ne nous attaquera pas, rétorqua Aureus. Il n'en a pas les moyens.
- Je crains qu'il ne sache se les donner, signala Sylles qui s'était fait oublier.
- Que veux-tu dire ? demanda Shiron.
- Il est désormais mi-homme, mi démon. Il a su attirer à lui nombre d'alliés, ne serait-ce que les Blins. Et il a une bonne connaissance des magies occultes ; il a perdu une bataille mais il ne perdra pas la guerre aussi facilement. Croyez-moi, il a de la ressource.
- J'espère que tu réalises la délicatesse de notre situation si ta supposition est vraie, répliqua Shiron. Toi qui l'as eu sous tes ordres pendant des années, penses-tu qu'il serait prêt à tout jouer dans une seule et ultime bataille ?
- Du temps où je pouvais le rosser à loisir, il n'aurait pas pris un tel risque. Mais aujourd'hui, rongé par l'ambition et la colère, je ne suis pas sûr qu'il ait autant de scrupules...
- Il n'en aura pas, ajouta Sashiro. Lui et moi avons fait nos armes ensemble ; je peux vous l'assurer : quand il se complut dans ma douleur, il me montra qu'il était devenu un autre homme. Démon ou pas, il n'est plus qu'un monstre d'orgueil et d'agressivité. Dès qu'il en aura les moyens, il nous attaquera. Il a tout à y gagner et il y perdra moins qu'à rester terré chez lui.
- L'attendre et essuyer un siège de sa part est risqué, réfléchit Shiron, mais ce n'est sans doute pas un si mauvais plan. Cela l'obligerait à révéler ses intentions et serait également très périlleux pour lui. Je suis d'avis de faire ce pari, si fou soit-il : laissons-le venir à nous et tomber dans les raies de notre piège.
- Alors, il faut s'y préparer, acheva Aureus. Nous devons nous préparer à l'éventualité d'une attaque.
- Oui, mais quand ? demanda Sashiro.
- Lui aussi attendra le bon moment, répondit Shikashi. Il est peut être fou à confondre honneur et vanité, mais il n'est pas idiot. Sire, dépêchez donc des espions au Lac Hylia. Et surtout payez-les grassement, l'avantage d'être roi est de disposer de richesses qui éliminent toute concurrence sur le marché du mercenariat. Nous attendons maintenant vos ordres."
Nohandsen voulut y réfléchir. Il libéra donc les autres pour le reste de la journée. Aureus alla voir son fils né quelques mois auparavant, Shikashi retourna voir Impa, Shiron emmena Sashiro à la taverne et Sylles décida d'aller aider un bûcheron.
L'aube se levait à peine et la ville dormait encore. Seuls le pas d'un homme et celui d'un cheval qu'il tenait par la bride brisait le silence des rues ensommeillées. Sur la place du marché, il n'y avait qu'un chat, le clochard unijambiste avait obtenu du tavernier d'être hébergé en échange de quelques services. L'homme n'avait pas pris la peine de se cacher, il marchait au milieu de la rue, le visage découvert. Lorsqu'il passa à côté d'un tas de fagots à une cinquantaine de mètres de la grande porte, il ne vit pas l'autre homme, celui qui s'était adossé à un poteau et qui l'y avait attendu.
"Alors comme ça, tu t'en vas sans dire au revoir ?
- Shiron... Je ne t'avais pas senti, ni entendu. Vas-tu m'arrêter ?
- Ce n'est pas mon intention, et quand bien même je suis la seule personne à même de te retenir, si j'essayais, nous détruirions la moitié de la ville en nous battant. Non, ajouta-t-il en souriant, ça n'en vaut pas la peine.
- Pourquoi es-tu là, alors ? Et comment as-tu fait pour être aussi discret ?
- Quoi de mieux pour piéger un aveugle que de se mettre silencieusement en pleine lumière, ironisa Shiron ? L'art des ombres, c'est aussi de savoir se dissimuler, Sylles. Et pourquoi suis-je là ? Oh, je savais que tu nous fausserais compagnie alors j'ai voulu t'accompagner jusqu'à la porte.
- C'est aimable de ta part, dit Sylles en reprenant sa route.
- Je ne sais pas ce que tu en penses, continua Shiron en lui emboîtant le pas, mais pour ma part, je considère que notre querelle est terminée.
- Pourquoi me dis-tu ça ?
- Parce que je veux dire ce qui doit être dit avant qu'il ne soit trop tard. Nous n'avons cessé de nous disputer depuis notre enfance et tu m'as trahi en plus de me blesser, mais j'étais sincèrement content de te revoir.
- Je t'avouerai que nos disputes m'ont manqué. Je suis, hésita-t-il un instant... désolé pour ce que je t'ai fait...
- J'accepte tes excuses, même s'il est trop tard pour changer le passé. Peu importe que nous soyons cousins, toi et moi avons été élevés comme des frères. Et je t'ai toujours vu comme le frère que je n'ai pas eu. Nous aurions belle figure à vouloir défendre l'idéal d'Hylia si nous sommes incapables de pardonner à nos frères...
- Je te l'accorde. Peut-être parce que je ne saurais nier cette éducation que nous avons reçue ; nous avons grandi sous le même toit, appris des mêmes sentences de notre oncle, devenu l'un comme l'autre de jeunes orphelins. Est-ce donc cela la morale de notre histoire : la fraternité ?
- L'idée est plaisante. Je sais bien que la guerre fait fi de la fraternité et que ni toi ni moi ne sommes en âge de croire naïvement au triomphe de ce que l'on juge bon par la seule bonne volonté, mais sans doute faut-il commencer par admettre qu'au-delà des disputes, il y a des réconciliations.
- Shiron... Je te remercie."
Ils arrivèrent à la porte. Shiron, qui avait congédié les gardes, fit descendre le pont-levis alors que Sylles monta sur la selle. Avant de prendre la route de l'Est, il se tourna vers son "frère".
"Tu n'auras pas d'ennuis ?
- Oh ! Nohandsen ne peut pas se passer de moi ! Tout au plus il grognera, et puis vas-tu l'imaginer, en pleine guerre, mettre son meilleur élément sous les verrous ? Aureus aussi va râler, mais il passe son temps à me critiquer, peut-être parce que je le critique en permanence... En même temps, j'ai beau partager ses quartiers, je n'arrive pas à me défaire de mon allergie pour la chevalerie d'Hylia !
- Tu n'as pas changé ! Toujours aussi irrespectueux envers l'autorité quand elle n'est pas dans tes mains !
- Nous sommes sans doute trop vieux pour changer, Sylles. Et puis, pour l'outrecuidance et l'opiniâtreté, tu n'as pas vraiment de leçons à me donner! De toute façon, si nous ne pourrissions pas la vie des chevaliers, nous ne serions pas de vrais Sheikahs !
- C'est vrai, répondit Sylles en riant. Allez, je dois partir.
- Je sais que tu seras là quand nous aurons besoin de toi, alors galope, et dépêche-toi !
- À tes ordres !
- Sylles ?
- Oui ?
- Non... ça ira. Va !"
Shiron savait très bien que Sylles avait compris. Son sourire discret lui avait été invisible, mais l'aveugle était plus perspicace que cela, et, en cousins élevés comme des frères, ils n'avaient pas besoin de la vue pour se comprendre. Le cheval de Sylles s'éloigna rapidement ; Shiron, après s'être assuré qu'on ne le poursuivrait pas et après avoir deviné son intention, rentra dans la ville et remonta le pont-levis.
Le jeune roi prit congé de ses servantes et se retira seul dans ses appartements. Deux torchères suffisaient à éclairer et à chauffer une grande pièce. Les Gerudos avaient coutume d'y verser un mélange de poudres aromatiques pour parfumer la chambre du roi. C'était une chambre richement décorée, qui tranchait avec la rudesse et la rusticité de l'habitat de ses sujets. Mais être roi, prérogative d'un mâle séculaire, autorisait ces privilèges, et nulle Gerudo n'eut un jour l'idée de s'en plaindre ; Ganondorf prit une grappe de dattes dans un panier à fruits et se dirigea vers son miroir. C'était son plaisir quotidien : une fois la quiétude du soir venue, il allait s'entretenir avec son reflet de ses projets, de ses rêves de conquêtes, ses stratégies pour la victoire ; il s'imaginait dans son miroir, portant la couronne d'Hyrule et régnant avec toute l'autorité d'un roi invaincu. Il savait comment s'y prendre, il avait pensé à tout ; c'était comme si le trône d'Hyrule l'implorait d'ores et déjà de venir à lui. Mais Ganondorf était jeune, et il n'avait pas pensé être pris au dépourvu par un homme plus âgé que lui, moins ambitieux mais non moins déterminé. En mangeant une datte, Ganondorf alla sur son balcon ; de là, il ne voyait pas la vallée mais le désert. Il cracha le noyau depuis son promontoire et rentra dans sa chambre. C'est alors qu'il entendit un léger bruissement derrière lui. Instinctivement, il saisit son sabre et l'abattit derrière lui mais une main plus forte lui saisit le poignet et en tournant brusquement sur elle-même, elle fit lâcher l'arme. Avant que Ganondorf ne pût faire quoi que ce soit d'autre, il se retrouva avec une lame argentée pointée au niveau de sa glotte. Il était fait.
"Sylles ! Comment avez-vous...
- Peu importe, je vis dans les ténèbres et je m'y meus. Ce ne sont pas vos gardes qui auraient pu m'empêcher de traverser seul la vallée et d'arriver jusqu'ici.
- Bon, soit. Que voulez-vous ? Êtes-vous là pour me tuer ?
- Si j'étais venu pour ça, je l'aurais déjà fait depuis un bon moment. Et ce n'est franchement pas la meilleure des options qui s'offrent à moi. Mais comprenez bien que je n'hésiterai à pas vous tuer si vous opposez la moindre résistance. Je suis ici pour deux raisons ; la première, c'est de savoir ce qu'il est advenu de Shapû et Furatto que je vous avais laissés en otages l'année dernière ; répondez-moi, je poserai ma deuxième question après votre réponse.
- Vos deux généraux ne sont pas morts, si c'est ce que vous voulez savoir. Ils n'en sont pas très loin mais ils respirent encore. Des prisonniers comme ça, on cherche à en tirer tout ce qui est possible de leur faire dire, on ne les exécute pas à la première occasion.
- Très bien, reprit Sylles en serrant plus fort la poignée de son sabre, pourrais-je les voir ?
- Je doute qu'ils apprécient une telle visite. Et je vous trouve bien confiant à me demander une telle requête...
- Je peux vous briser le poignet, si vous préférez.
- Soit, soit. Était-ce la seconde raison à votre présence ?
- Certainement pas. Je suis ici pour vous demander non pas une alliance, mais de réfléchir à ce que voulez vraiment. Laissez-moi parler. Je sais qui a envoyé Minao à ma poursuite : vous. Aisho ignorait qu'une Gerudo m'accompagnait, il serait donc venu lui-même à ma rencontre s'il avait souhaité me tuer. Hotaru était l'une des vôtres, et vous avez envoyé des assassins à mes trousses en sachant qu'elle se ferait très certainement tuer !
- C'était une traîtresse. Elle a préféré la fuite. Quant à vous, vous êtes un homme trop dangereux pour vous laisser vous promener sans surveillance dans Hyrule. La preuve : Nohandsen vous lâche dans la nature, et vous voilà à menacer un autre roi avec votre arme.
- Ne jouez pas au plus malin. Je m'adresse à votre raison, Ganondorf, à vous en tant qu'homme. Je sais ce que vous êtes, je le ressens très distinctement. Mais, voyez-vous, cette bête qui sommeille en vous, bien plus terrifiante et plus puissante que le mal au sein de qui que ce soit, vous pouvez la dompter. Je vous demande d'être sincère : la contiendrez-vous, ou la laisserez-vous vous dominer ? N'essayez pas de m'entourlouper, je le saurai.
- J'ai toujours su que j'avais un grand destin, se contenta de répondre Ganondorf.
- Vous ne saisissez pas vraiment tous les enjeux de ce qui se joue dans votre choix. Le chaos qui règne dans Hyrule depuis plus de soixante ans a suffi à éveiller ce mal dont nul parmi nous ne peut concevoir l'étendue. J'ignore si de simples mortels sans la moindre bénédiction divine auront le pouvoir de repousser les démons, mais je veux le penser. Hyrule n'a pas besoin qu'un héros élu des déesses voit le jour pour être sauvé des flammes de la destruction. Notre monde n'a besoin que de notre raison, que de notre volonté ! Et il vous revient à vous, malheureux et inconscient dépositaire de notre avenir à tous, de choisir quelle voie suivra l'histoire d'Hyrule. L'écrirez-vous donc le sang, ou à l'encre noire des archivistes ?
- De grands mots... Toujours de grands mots...
- Répondez !"
Sylles ne laisserait pas en vie une menace telle que celle qu'il évoquait. Ganondorf hésita.
"Soit. Je dois y réfléchir...
- Maintenant !"
Ganondorf sentit la pointe de l'arme lui effleurer la gorge. Il aurait suffit d'un hoquet pour qu'il passât de vie à trépas. Pour la première fois, il commençait à ressentir de la peur. Mais il se ravisa en comprenant que Sylles entendait mettre un terme à la guerre, tout compromis serait alors acceptable s'il allait dans le sens d'une résolution du conflit.
"Je sais ce que vous voulez. Je sais aussi que vous êtes réduit à cette méthode parce que vous n'avez pas le choix : Nohandsen a trop besoin de moi s'il veut gagner cette guerre. Je crois que l'on peut donc trouver un arrangement.
- Les arrangements ne sont pas mon affaire ; je ne suis pas un diplomate mais un vagabond aveugle lassé par la guerre. M'aiderez-vous, nous aiderez-vous, ou choisirez-vous de faire cavalier seul, avec tout ce que cela implique ?
- Vous ne me laissez guère le choix, de toute façon... Bien, si Nohandsen va au combat face à Aisho ou l'inverse, je tirerai l'épée aux côtés des Hyliens. L'indépendance de notre royaume ne devrait pas rimer avec ostracisme.
- Une résolution aussi raisonnable est trop inattendue pour être réellement honnête. Mais je dois m'en satisfaire. Puis-je en avoir une garantie ?
- Vous êtes exigeant, mais j'accède à votre requête : je vous emmène voir vos anciens compagnons. Mais après cela, je veux que vous partiez.
- Cela me convient."
Ganondorf sortit de sa chambre, suivi par le Sheikah. Le roi ne donna pas la moindre explication aux soldates interloquées ; ils descendirent jusqu'à un cachot profondément enterré où jamais personne ne venait. Ganondorf fit entrer Sylles dans une petite cellule miteuse. Deux hommes s'y trouvaient, marqués par des cernes et des stigmates trahissant les interrogatoires violents qu'ils avaient subis. Ils étaient sales et leur barbe était drue ; rien n'aurait permis de savoir qu'ils étaient autrefois des généraux richement habillés. L'un d'eux, Shâpu, avait été éborgné. Sylles s'agenouilla près d'eux. Il voulut leur parler, mais Furatto fredonna faiblement une courte mélodie. Les deux frères étaient des musiciens, et ils avaient dédié leur vie à l'étude des pouvoirs de la musique ; Sylles était toujours resté sceptique à l'égard d'une telle discipline, mais ses errements en Hyrule l'avaient plongé dans le doute quant aux forces régissant Hyrule. Aussi s'arrêta-t-il net dans son élan. Shâpu murmura ces mots :
"La parole des dieux n'est compréhensible que par la musique. On ne peut pas la saisir par la vue, on ne peut que la ressentir. Sans la maîtrise de la musique, jamais personne ne pourra accéder à la Triforce... Furatto et moi avons inventé deux chansons pour protéger le roi d'Hylia, nous avons ainsi suivi les ordres de Shikashi et pas ceux de Shiron, et encore moins les tiens. Ces chansons, Sylles, c'est le chant des Tempêtes et le chant du Soleil. Furatto t'a fredonné le premier : il repousse les malédictions. Il ne t'a pas fait de mal, tu es donc digne de confiance. Laisse-moi te fredonner à mon tour ma chanson, le chant du Soleil : qu'après les ténèbres de la nuit viennent la lumière du jour ! Tu ne peux plus rien pour nous, mais sache que nous n'avons pas parlé, Ganondorf ne sait pas comment ouvrir les portes de la Terre d'Or. Avant d'entendre ma musique, peux-tu me dire ce qu'il est advenu des autres ?"
Sylles leur raconta tout ce qu'il savait. Il devina que ce fredonnement était la dernière volonté des frères musiciens ; la musique avait été toute leur vie, et en Sheikahs ils s'étaient dans le secret adonné à leur passion pour servir la descendance d'Hylia. Par une froide et amère ironie, lui qui les avait mené à leur perte, mais qui était venu pour implorer leur pardon, il serait celui qui entendrait les dernières notes de leur souffle, comme le dernier homme présent dans le public d'une symphonie qui se meure.
Il ferma leur paupières et, pensant à ces musiciens dont l'oeuvre résonnait encore dans son coeur, il quitta les terres des Gerudos après avoir eu la permission d'emmener avec lui sur une carriole les corps de ses deux anciens compagnons, embaumés sur ordre de Ganondorf, celui-là même qui les avait torturés mais qui voulait se montrer de bonne foi. Sylles put se rendre sans encombre jusqu'à la vallée de Fort-le-Coq. Les rares soldats qu'il rencontra en chemin, voyant qu'il amenait des hommes à leur sépulture légitime, le laissèrent aller, tout en joignant au trot tranquille du cheval des condoléances entrées dans l'air du temps.
La vallée avait été réinvestie par les Gorons et les hommes de Mutoh et Viscen ; ils y avaient installé des tentes plus confortables que les galeries de la Montagne de la Mort. La joie de revoir leur compagnon d'infortune sain et sauf céda très vite la place à l'horreur et à la tristesse. Tous comprirent au silence du Sheikah que l'absence d'Hotaru n'était pas un choix. Sylles enterra lui-même Shâpu et Furatto, de part et d'autre de la tombe royale que Shiron avait nettoyée. Le sabre qui avait été planté face aux ruines d'Akagan, auxquelles personne n'osait toucher, était toujours là. Sylles, lucide sur le sort des siens, le prit et le confia à Darunia, lui demandant de l'offrir au premier Sheikah qui remettrait les pieds dans cette vallée. Pour sa part, il décida d'attendre l'ultime bataille dans une tente montée en marge de la vallée, sur l'adret d'une montagne encore enneigée à son sommet. N'ayant plus d'autre compagnon que lui-même, il alluma sa pipe et commença à compter les jours.
Le solstice arriva et se passa. L'attente donnait une dimension irréelle au temps écoulé. Jusqu'au jour où des Zoras arrivèrent au campement, porteurs de nouvelles. Darunia fut prévenu et se rendit à leur rencontre avec empressement, suivi d'un Sylles silencieux, la pipe entre les lèvres. Nohandsen avait envoyé ces messagers pour informer ses alliés du bien étrange spectacle offert à la vue de ses espions : un Lac Hylia déserté de tous ses occupants, un camp militaire vide de tout soldat mais des feux de camp encore tièdes. Ainsi avaient-ils tous la confirmation du dessein d'Aisho, se lancer dans une dernière bataille, enragée et désespérée. Une telle audace et un tel mépris du risque auraient, en d'autres temps, émerveillé Sylles ; mais il était loin d'être admiratif, sachant pertinemment que, loin de toute noblesse, seules la colère et l'avarice effrénée du pouvoir motivaient cette campagne. Aussi pinça-t-il, d'autant plus désabusé, sa pipe entre ses dents. Soucieux qu'il était d'honorer sa promesse, Darunia voulut s'informer auprès des émissaires sur le temps alloué aux préparatifs d'une aide à envoyer aux Hyliens, c'est-à-dire le temps restant avant qu'Aisho et sa petite armée n'arrivent aux portes de la cité des rois et n'en commencent le siège. Deux semaines. Le chef goron ordonna alors aux siens de forger des armes de la meilleure qualité possible. Sylles s'en retourna, toujours silencieux, à sa tente. Pendant plusieurs jours, nul ne pouvait dire ce qu'il projetait, mais chacun fut convaincu quand il alla jusque dans le village goron pour demander à Biggoron de lui affûter ses armes et se refaire une bonne réserve de flèches. Une nuit, peu après le départ de la caravane qui s'en allait livrer les armes, Sylles entendit bruire un long chant dans le pin près duquel il s'était établi ; la voix d'Hotaru, venue de l'éclat des constellations, résonna avec une grave tristesse dans l'oraison funèbre dédiée aux victimes innocentes des conflits guerriers. De là où elle était, accompagnant dans leur promenade les rires enfantins des trop jeunes tués, elle chantait vers la terre l'amour et l'amitié voués aux disparus, mais perdurant par-delà les âges et les fatalités d'une vie humaine. Le souvenir lointain du vent automnal dans les cheveux de la rousse vagabonde se joignit au chant des étoiles. C'est alors que, clamé depuis les alpages de l'Est, parvint aux oreilles de l'aveugle le hurlement décidé d'une meute de loups ; vieux compagnons de route, ils tirèrent le Sheikah de son sommeil.
Aux premières heures du lendemain, Mutoh le trouva assis sur une corniche, non loin de son cheval sellé, en train de profiter de la chaleur encore fraîche de l'aube d'été qui s'échevelait dans les cimes toujours argentées des montagnes et qui faisait luire une lointaine cascade des milles feux éblouissants d'une eau ensoleillée. Sylles ne pouvait rien voir de cette aurore qui peignait follement le monde de son aquarelle rosâtre, mais il en sentait le doux baiser sur sa peau de soldat itinérant, las des atrocités qui avaient pavé le chemin de ses jours, elle l'embrassait affectueusement et lui donnait, alors qu'il achevait son sac d'herbe à pipe, toute la tendresse matinale qui faisait fleurir les myosotis.
"J'imagine que c'est aujourd'hui que tu nous quittes, fit l'Hylien en s'asseyant aux côtés du Sheikah.
- Oui, mais je tenais à profiter de cette matinée. Tu sais, Mutoh, j'ai toujours préféré le crépuscule à l'aurore ; l'aurore, c'est ce moment pénible où tu sors des rêveries nocturnes pour rejoindre la tâche qui t'attends, le dur labeur d'une vie à mener comme des esclaves de l'existence... Et plus que tout, j'en voulais à l'aurore de faire triompher la lumière sur l'ombre, là où le crépuscule nous permettait, à nous, l'ombre, de se glisser dans les chaumières, de montrer notre pouvoir sur les apeurés. Le crépuscule faisait office de porte entre le monde de la lumière et le monde des ombres, et je voulais nous en voir comme les maîtres.
- Et qu'est-ce qui a changé ?
- Ce qui a changé, Mutoh, c'est que je ne peux plus être aveuglé par la lumière éblouissante du jour comme c'était le cas lorsque ma mère ouvrait la fenêtre de ma chambre d'enfant. Après avoir traversé tant d'épreuves, après avoir affronté tout Hyrule dans le noir total, je me rends compte que ombre ne rime pas avec ténèbres. Les ténèbres sont mon lot quotidien depuis un an, et il m'y apparaît que la lumière se tapit dans l'ombre pour venir percer à travers les sombres nuages du mal.
- Je ne suis pas sûr de comprendre...
- L'aube se fait sans heurt. La nuit cède volontiers au jour qui renaît à l'aube du lendemain. Sans la nuit, aurait-on le plaisir de vivre le jour ? Si je voulais faire vaincre autrefois les ombres, je veux aujourd'hui vivre à l'aube, et amener, comme un fier guerrier de l'ombre, la lumière sur ce monde. Peu importe si je devais rester caché aux regards, je veux apporter à Hyrule ma force, fût-elle aussi fugitive que chaque instant de l'aurore. Et si dans la nuit batifolent les ombres, j'aimerais bien que dans le crépuscule on puisse entrevoir le visage de ceux qui ont tiré le manteau de lumière sur le monde. A l'aube, je veux clamer la métamorphose du loup en chien et non plus me terrer dans les errements de ceux qui jadis furent les ennemis du roi aussi bien que les nôtres.
- Je crois comprendre tes allusions malgré leur obscurité. Mais n'oublie jamais ceci, mon ami : parmi nous, tu as toujours été un chien dans sa maison. Le loup solitaire n'a pas à craindre l'autarcie, il aura toujours ici sa part de viande qui l'attend. Et je crois que c'est ce qu'Hotaru aurait voulu pour toi.
- Je ne sais pas si je reviendrai, Mutoh. Mais si jamais je le peux, j'aimerais retrouver ma cognée et ainsi redevenir ce que j'ai cherché à être depuis mon départ : un homme parmi les siens.
- Ta hache est tienne, Sylles. Je te promets qu'elle n'ira à nul autre que toi.
- Merci. Mais j'ai autre chose à te demander.
- Vas-y."
Sylles retira les cendres du foyer de sa pipe, en nettoya le bec avec sa manche et tendit l'objet à Mutoh. L'Hylien savait que cette pipe comptait beaucoup pour le Sheikah, et qu'il la chérissait autant qu'il bénissait d'y trouver un minimum de réconfort. Avec son arc, c'était en fait le seul objet auquel il accordait une réelle importance.
"Elle risque de s'abîmer, se contenta de dire Sylles."
Mutoh comprit. Il prit délicatement la pipe sans mot dire. Le retour de Sylles dans sa vie s'était fait dans la brutalité d'une porte enfoncée, mais il avait partagé le pain et le feu de sa famille. L'ami d'autrefois lui était redevenu cher. Aussi aveugle qu'il l'était au monde, Sylles ne l'était pas à l'émoi de Mutoh. Ils se serrèrent alors chaleureusement dans les bras, puis Sylles décida de couper court à cette séparation, il entreprit alors de traverser la vallée encore ensommeillée. A mi-chemin, il fut apostrophé par Viscen.
"Alors, comme ça, on veut jouer au preux chevalier solitaire ?
- Viscen ? Que voulez-vous ? M'empêcher de partir ?
- Le contraire, Sylles, le contraire. Je suis soldat d'Hylia, ne l'oubliez pas. Cette vallée est sûre, et je crois que ma place est d'aller me battre aux côtés de mon souverain, comme vous.
- Rien ne vous y oblige, Viscen...
- Tout m'y oblige. Dites-moi, pourquoi partez-vous à la guerre ? Sans doute pour la même raison qui vous a poussé à frôler la mort dans les montagnes, cet hiver. Vous teniez à Hotaru, je le sais. Et moi, je tiens à ces gens. Vous comme moi avons un monde à défendre. Peut-être pas pour nous, mais pour qu'un jour des jeunes filles de l'âge d'Anju comme celui d'Hotaru puissent à nouveau jouer ensemble, mais, cette fois, sans la crainte de mourir de froid à cause de la froidure de la bâtisse qui vous sert d'asile. J'ai endossé l'amure des soldats d'Hylia pour cela. Je ne suis peut-être pas chevalier, mais j'aimerais pouvoir, une fois dans ma vie, en avoir la dignité. Alors, Sylles, je vous le demande : me supporterez-vous au point d'aller au combat à mes côtés ?
- J'accepte de bon coeur, capitaine Viscen. Je vous...
- Non, coupa le gradé, c'est moi qui me place, ainsi que tous mes hommes, enfin ce qu'il en reste, sous vos ordres. Vous avez plus d'expérience que nous tous, et vous savez mieux que quiconque ce que nous aurons à affronter. Je me méfiais de vous quand nous nous sommes rencontrés. Mais j'ai pu voir que derrière tous les désirs farouches qui vous ont poussé au pire, il y a, dans ce Sheikah aveugle qui nous a tous sauvé, l'espoir des rois d'autrefois. Permettez à l'humble officier de la soldatesque hylienne que je suis de vous suivre, vous, seigneur Sylles.
- C'est une demande inattendue... Mais j'y consens. Mon projet était de rejoindre les troupes gerudos en coupant à travers les plaines, mais si vous joignez vos épées à mes sabres, alors nous pourrons également tenter de profiter de notre mobilité et de notre célérité pour frapper l'armée d'Aisho à son arrière, voire d'en entamer le ravitaillement.
- Déjà sur le pied de guerre, à ce que je vois, s'amusa le soldat, mais gardez donc votre ardeur pour le combat. Nous n'y sommes pas encore.
- Je vous l'accorde, Viscen. Ah ! Mutoh vient certainement nous faire ses derniers adieux."
Mutoh était en effet descendu de la corniche, mais il était loin d'être seul, car tous les anciens réfugiés faisaient corps autours du groupe de soldats et du Sheikah. Tous voulaient les accompagner par l'esprit dans leur départ, chacun voulait être présent pour leur témoigner son affection et, l'espace d'un instant, inverser les rôles en devenant le soutien de ceux qui les avaient protégés pendant tant de temps. Viscen et Sylles s'approchèrent de Mutoh.
"Mutoh, fit Viscen, je vous les confie. Je vous fais confiance.
- Ne soyez pas si solennel, vous êtes un militaire mais vous êtes l'un des nôtres. Vous êtes notre ami ; et c'est en ami que je vous promets de veiller sur tout le monde.
- Mutoh, ajouta Sylles, quand je reviendrai, nous rebâtirons un nouveau village, ici. Un village qui incarnera la paix entre les peuples d'Hyrule.
- Je vous y aiderai, intervint Viscen ; je ne veux pas prendre le risque de laisser tous ces pauvres gens entre les mains de deux brutes comme vous !
- Je compte sur vous, répondit Mutoh en riant. Allez, partez. Vous allez nous faire pleurer en vous éternisant ici !
- Il a raison, s'enquit Viscen. Allons, Sylles, partons. Nous ramènerons la paix à notre retour. Et alors, ils pleureront de joie ! Même lui ! Et je ne veux manquer ce plaisir pour rien au monde !
- Mutoh, acheva Sylles, tu peux garder la pipe."
Sans lui laisser le temps de répondre, Sylles monta en selle, imité par Viscen et ses hommes. Douze cavaliers en armes quittèrent alors la vallée qui ne s'appellerait ainsi plus jamais Fort-le-Coq. Ils furent bientôt trop loin pour le voir, mais derrière eux, dans le village à venir, les Hyliens pleuraient.
Sylles, Viscen et les dix soldats hyliens chevauchèrent vers le Sud en prenant bien garde de se tenir loin du centre des plaines. Ils cherchèrent, sans la trouver, l'arrière de l'armée rebelle ; cette vaine poursuite eût agacé plus longtemps les hommes de Viscen si, au bout du troisième jour, Sylles n'avait pas entendu des cris de terreur. Les douze hommes partirent au galop en direction de ce qui s'avéra n'être qu'une attaque de Bokkoblins sur une roulotte hylienne et sa petite escorte. Quoi qu'il en fût, les inespérés secours fondirent sur les assaillants, terrifiés par ces renforts inattendus. Sylles, s'extrayant du groupe pour se diriger vers la roulotte abattit d'une flèche en pleine narine droite un Bokkoblin qui venait d'achever d'un coup de gourdin une jeune femme qui tentait de fuir; il attrapa le corps pendant de la roulotte pour l'en sortir et vérifia si quelqu'un vivait encore à l'intérieur. Il eut alors la surprise de trouver, caché sous des linges, un bébé qui n'avait pas atteint la première année ; quand il voulut le prendre dans ses bras, il fut subitement saisi au niveau de la taille par une femme blessée par un éclat de bois dans les reins. Elle lui confia être l'épouse d'Aureus, sans savoir que cet inconnu et son mari se connaissaient. Elle, son fils et ses domestiques avaient fui la cité à l'annonce du siège, pour finalement se faire prendre dans une embuscade bokkobline. Viscen avait rejoint Sylles, et comme ce dernier il savait que la blessure de la mère lui serait fatale ; il détacha les rennes retenant le cheval qui avait tracté la roulotte et l'amena auprès de Sylles. Ils avaient eu la même pensée. Ils aidèrent la femme blessée à monter sur l'animal après lui avoir attaché son fils dans son dos, lui intimèrent de ne s'arrêter qu'après avoir trouvé un refuge pour son enfant. Malgré la blessure, malgré la douleur, elle partit au galop. La force surnaturelle qui animait cette mère à l'orée de la mort surprenait chacun des douze hommes, lesquels prirent juste la peine d'enterrer la domestique et les soldats de l'escorte avant de partir à bride abattue vers les collines, plus au Nord.
Pendant les deux dernières semaines, Shiron s'était imposé comme le véritable bras armé du petit royaume d'Hylia ; conscient qu'Aureus était troublé par les risques pesants sur sa famille et que Nohandsen se sentait débordé par les événements, il avait pris en main la préparation de la défense de la ville. Et il y excellait.
Devant le silence des Gerudos, devant la menace d'une attaque imminente, il avait décidé de prendre les devants. Personne, d'ailleurs, n'y trouvait à redire ; chacun savait que Shiron avait plus d'un compte à régler avec Aisho, un honneur à regagner et une famille à protéger en plus d'avoir derrière lui l'expérience d'un chef militaire. Dès le départ de Sylles, il s'employa à faire examiner la totalité de l'appareil de fortification de la cité, l'arsenal ainsi que le compte des effectifs. S'octroyant une autorité presque royale, il convoqua tous les ingénieurs du royaume et les assigna au renforcement de la muraille et à la conception de machines de défense. Tous les charpentiers reçurent l'ordre de construire balistes et catapultes sous la surveillance de Shikashi. En quelques jours, l'ancien Sheikah réfugié avait confirmé ce que rares osaient soutenir auparavant : il était devenu l'homme le plus puissant de la citadelle derrière le roi, voire devant. Shiron se faisait rare dans les riches appartements du château, arpentant de long en large la citadelle et passant le gros de son temps avec ses hommes afin de vérifier leurs armes pour généralement finir ses journées à la taverne en leur compagnie.
Lorsque les espions revinrent à la cité pour informer le roi du départ des troupes rebelles, ce dernier s'entretenait avec Shiron, attablés devant les comptes militaires. Shiron bondit de sa chaise, la brisant dans sa brusquerie, se pencha à une fenêtre pour hurler à Sashiro d'aller chercher Shikashi et Aureus et de les rejoindre, quatre étages plus haut. A peine les autres étaient-ils entrés dans la pièce que Shiron, après avoir mis la chaise en morceaux dans la cheminée, empressa l'espion de répéter son rapport. Aureus voulut savoir pour combien de temps la cité en avait avant d'affronter Aisho ; Shiron répondit vivement qu'avec tout l'équipement de siège, les rebelles n'en auraient pas pour moins de deux semaines, d'autant qu'ils devraient s'efforcer de ne pas trop approcher la frontière déjà floue du royaume Gerudo. L'espion signala qu'Aisho n'était que peu apparu en personne pendant les mois précédents, vraisemblablement pour préparer quelque chose qui pallierait la faiblesse numérique de ses troupes. Dans le doute, Shiron renvoya chacun à ses devoirs, offrit à l'espion de quoi se payer une pinte et, laissant à Nohandsen la charge des comptes militaires, se rua vers les archives pour y vérifier les chiffres du dernier recensement. La garnison était en effet elle aussi faible en nombre, bien entaillée par les batailles de l'hiver et du printemps ; le siège à venir se moquait bien du service militaire : les murailles auraient besoin de tous les bras disponibles pour les défendre. Chaque homme en âge de tenir une épée fut mobilisé et, pour éviter le mécontentement général, Shiron promit, sans consulter qui que ce fût, d'indemniser toutes les familles concernées avec le trésor royal. Malgré le rythme effréné que Shiron imposait à la cité autant qu'à lui-même, personne ne se plaignait, Nohandsen en personne louait son subordonné qui dirigeait désormais la ville avec une main de fer ; Shiron savait se faire aimer des soldats comme des paysans, il ne laissait jamais un démuni dans la misère ; bien qu'il eût préféré un autre contexte, il put offrir à chaque clochard, à chaque mutilé, une place dans un atelier, nourri et logé en échange d'un travail qu'il pourrait accomplir ; levé aux aurores, il aidait nombre de citadins dans leur tâche, aidait Sashiro à entraîner des garçons de ferme pour leur apprendre à tenir une lance, nourrissait souvent lui-même les chevaux à l'écurie. Payant parfois de sa poche la tournée générale, il montait jusque sur les tables, chope à la main, pour rassurer les enfants d'Hylia devant la bataille qui s'annonçait. Lorsque la livraison d'armes arriva, il fut le premier au seuil de la grande porte pour compter les armes et les amener jusqu'à l'armurerie. Les Gorons avaient également apporté une armure de guerre pour le roi, qui, quand ils voulurent savoir s'ils pouvaient faire quelque chose de plus, leur demanda s'ils pouvaient forger une armure pour Shiron en guise de remerciements pour son abnégation à l'égard de la cité. Le Sheikah ne découvrit le présent que le soir, après avoir fabriqué avec des chutes de bois un porte-bonheur pour une petite-fille, terrifiée par l'idée de perdre son père. Sur le chemin du retour, il croisa une prostituée ; il lui donna la totalité de sa bourse en échange de l'assurance qu'elle ne vendrait plus sa vertu de quatorze ans, que ce fût sur le parvis du Temple du Temps ou ailleurs. Shiron n'était pas quelqu'un de pieux, mais après s'être assuré que l'enfant était bien rentrée chez elle, il entra dans le Temple et, harassé, il demanda aux Déesses de lui conférer la force, le courage et la sagesse de protéger son peuple, dût-il y laisser la vie.
Deux jours plus tard, au beau milieu de la nuit et avec une avance imprévue, la ville entendit sonner le tocsin. L'ennemi avait pressé le pas comme mû par les fouets des démons. Ce fut la panique, on tira les enfants du lit, les femmes pleuraient, les hommes tremblaient, jusqu'à ce que paraisse le roi sur la place du marché. La vue de leur souverain rassura quelque peu les habitants qui n'en demeurèrent pas moins terrifiés. Un tambour des assiégeants signala un message à venir ; Aureus, Shiron et le roi s'avancèrent vers la grande porte lorsque le message arriva par la voie des airs : la tête tranchée d'un chevalier, l'un de ceux qui gardaient les fermes proches du lac Hylia, s'abattit dans une gerbe de sang au milieu de la rue, accompagnée des rires, audibles malgré la distance, de ceux qui l'avaient catapultée. Les trois hommes échangèrent un silencieux regard et, après que Shiron eut poussé du pied la tête dimorphe dans un buisson, s'en retournèrent vers le peuple qui les attendait, assurés désormais qu'il ne serait fait aucun quartier.
Les souterrains du château étaient loin de pouvoir abriter tous les civils, aussi Aureus entreprit de choisir les enfants les plus jeunes pour les y cacher avec les familles les plus nobles, malgré les protestations véhémentes de Shiron qui les avait soumises au même impôt de la mobilisation de tous les hommes valides. Une lance se moque bien du degré de naissance de celui qu'elle transperce. Shiron passait en revue ses hommes et ordonnait aux taverniers de sortir tout le vin qu'ils possédaient tandis que Nohandsen et Aureus, juchés sur les remparts, tentaient de s'insuffler à eux-mêmes de l'espoir. Car ils s'étaient trompés, et là où ils s'attendaient à une armée modeste mais bien équipée, Aisho avait utilisé son temps à l'inverse, comptant submerger la ville sous le nombre de ses combattants et gardant visiblement dans son jeu de cartes quelque arme aussi puissante que maléfique. Lorsqu'ils retrouvèrent Shiron, celui-ci s'entretenait avec virulence avec Sashiro ; ils comprirent que Shiron voulait que son subordonné accompagnât la famille royale comme garde personnel, ce que Sashiro, en guerrier qu'il était, refusait catégoriquement. Nohandsen prit le parti de Shiron, et Sashiro persista dans le refus.
"C'est un ordre de votre roi, finit par achever brutalement Nohandsen. Obéissez, pour une fois.
- Sashiro, ajouta Shiron quand le roi se fut détourné, je tiens vraiment à ce que tu finisses cette guerre en un seul morceau. Quoi qu'il arrive ce soir, Impa et tous les autres auront besoin de toi. Y compris ta reine, si tu vois ce que je veux dire.
- Seigneur...
- Bon écoute, coupa Shiron, le roi t'a donné un ordre. Si ça se trouve, demain, sa tête sera plantée sur une pique à côté de la mienne. Et j'aimerais autant que la tienne ne les accompagne pas, alors honore ce qui est peut-être le dernier ordre que tu recevras de tes chefs. Ah, une dernière chose. Si jamais tu as l'outrecuidance de te faire tuer, je te jure par les Déesses que je passerais mon éternité de revenant à te botter les fesses.
- Compris, Seigneur."
Shiron donna un coup amical sur l'épaule de son ami, et le laissa rejoindre son poste. Et il rejoignit Nohandsen et Aureus sur les remparts. Il ne retint pas un sifflement à la vue de la marée d'hommes et de Bulblins qui se tenait en face.
"Ah oui, quand même... Bon, j'espère qu'Hylia a prévu le petit-déjeuner...
- Comment pouvez-vous être aussi calme et cynique ? fit le roi interloqué.
- Honnêtement ? J'ai vu le cadavre de mon oncle percé de flèches, j'ai vu celui de mon père broyé par des rochers accidentellement lâchés par des Gorons, j'ai vu mon deuxième oncle, d'ordinaire aussi impassible qu'un bloc de marbre, terrifié à l'idée d'une guerre, j'ai vu mon cousin essayer de me tuer, j'ai vu son vassal égorger une capitaine Gerudo, j'ai vu ce même homme torturer mon ami, j'ai vu mon village natal en flammes, j'ai vu un mercenaire faire usage de magie interdite pour faire exploser son propre corps, et je crois que c'est à peu près tout ce que j'ai pu voir qui sorte de l'ordinaire. Alors, Sire, excusez-moi de faire peu de cas d'une armée de cul-terreux.
- Vous êtes quelqu'un d'étrange...
- Ravi qu'il vous ait fallu tout ce temps pour le voir.
- Croyez-vous que nous avons une chance ?
- En l'état actuel ? Je veux bien être optimiste et me dire que les Déesses ne nous ont pas oubliés. Avec un peu de chance, beaucoup de vin et en priant un bon coup, tout n'est pas perdu.
- Vous êtes rassurant... commenta Aureus.
- J'ai surtout foi dans le courage des hommes qui se battent avec nous. Je me moque bien de ce que les Déesses ont derrière la tête, mais je doute qu'elles soient du genre à laisser tomber ceux qui vont se faire massacrer pour protéger une babiole capable d'amener ou bien la paix ou bien la fin du monde.
- J'espère que vous avez raison.
- Ce serait bien la première fois... En attendant qu'ils se décident à nous attaquer, que diriez-vous de descendre de ce mur et d'aller boire un coup ? Un dernier avant de faire la guerre."
Les cris de guerre retentirent dans la nuit au rythme des tambours, donnant le signal de l'assaut. Aisho fit tirer les quelques catapultes qu'il possédait, bombarda la ville tandis que les fantassins s'élançaient vers les remparts, là où les archers hyliens n'attendaient qu'un ordre pour envoyer leur déluge de flèches. Aureus donna l'ordre ; le ciel s'illumina alors de milliers d'étoiles filantes parties des murs pour s'abattre sur la piétaille ennemie. Mais peu importait le nombre de ceux qui s'effondraient, percés par les flèches des assiégés, il en accourait le double, hurlant d'autant plus furieusement. Shiron attendait dans une échauguette ; caché à la vue de ceux qui rivalisaient de célérité pour s'attaquer aux murs que nul n'avait jamais pris, il attendait de les voir franchir les premières barricades installées en avant des douves. Lorsqu'elles furent atteintes, le Sheikah enflamma une flèche et la tira. Il savait quoi viser, et il s'était d'ailleurs étonné d'avoir acquis une précision redoutable à l'arc. La flèche toucha les fétus de pailles imbibés d'huile placés derrière les barricades qui prirent presque instantanément feu à leur tour, refermant un piège ardent sur les assaillants. Aisho réalisa que cette flèche, qui avait tué à elle seule plus que n'importe quel archer qui défendait la ville, était bien plus qu'une tactique meurtrière, elle était également un signal. L'artillerie hylienne, ainsi informée de la position exacte de l'ennemie, put régler son tir, et la riposte aux catapultes rebelles ne se fit guère attendre.
Cependant, malgré les cadavres qui s'amoncelaient sur la plaine, les assiégeants ne découragèrent pas, et furent même encouragés quand Aisho ordonna à ses engins de sièges de prendre pour cible l'échauguette d'où Shiron avait tiré ; celui-ci, voyant le projectile qui lui arrivait dessus, eut tout juste le temps de sauter sur le toit le plus proche pour échapper à une mort certaine ; un deuxième tir fit voler le toit voisin en éclats, tuant toute la famille abritée dans la maison. Shiron monta alors sur un créneau et, avec une violence qui surprit les plus vulgaires de ses hommes, déversa un flot d'injures sur Aisho et tous ceux qui se battaient pour lui. Aisho ne les avaient naturellement pas entendu mais répondit en demandant à ses artilleurs de ne plus viser les remparts, mais au-delà. Au même moment, la deuxième ligne de barricades, la dernière, fut franchie. Sans attendre, Shiron mit à exécution son plan, il offrit à un orphelin de guerre la possibilité de se faire justice en tirant à la place du chef une flèche qui tuerait à nouveau au-delà de tout effroi. Les rebelles amenèrent un bélier ainsi que des échelles et, avertis par le premier stratagème, voulurent contourner les barricades, ouvrant par là la voie à leur mort la plus expéditive. Posséder des alliés Gorons n'avait pas octroyé au roi le seul accès au meilleur acier qui existât, cela lui avait également offert de jouir d'armes bien moins conventionnelles que des flèches et des lances : à quelques enjambées des douves, le sol était miné.
Cette fois-ci, les rebelles hésitèrent. Ils regardaient les entrailles déchiquetées de leurs camarades à côté de ce qui restait du bélier. Les Hyliens perçurent ce doute et ne s'arrêtèrent pas de chercher à le nourrir en allongeant la liste de leurs victimes. Mais Aisho l'avait aussi senti, il galopa alors depuis sa position sûre vers ses hommes en leurs ordonnant de reprendre le combat et les assura qu'il ferait ouvrir la porte. En guise de preuve, il cria une formule dans une langue inconnue, semblable dans le son à ce qu'était à l'écrit les hiéroglyphes tracés au sang sur des objets anciens, une langue violente et sifflante, une langue d'interdits et de cauchemars. Shiron avait déjà entendu cette langue, c'était elle que Minao avait parlé avant de mourir. A s'en briser les cordes vocales, il hurla à tous ceux qui se trouvaient près de la porte de s'en éloigner. Soudain, un vent glacial et un râle venu de nulle part firent connaître leur présence invisible, et sans que rien n'eût permis de le prévoir, le pont-levis explosa. Les soldats furent alors pétrifiés par la frayeur, les corps sans vie de leurs ennemis s'envolèrent, comme soulevés par une immense main invisible, et furent jetés dans les douves jusqu'à former un véritable pont. La masse ténébreuse, le démon qui s'était ainsi dévoilé, fondit alors dans l'ouverture, projeta des soldats hyliens au loin avant de se diriger vers le château. La créature frappa avec une force prodigieuse les murs du château, et deux tours s'effondrèrent ainsi sur les quartiers militaires où étaient postés tous les soldats sheikahs qui avaient rejoint Shiron après la bataille de Fort-le-Coq. Shiron entendit distinctement, à travers les cris d'agonie, un mot prononcé dans le râle du démon, et ses yeux s'illuminèrent d'une colère que la mort de ses hommes embrasa à en faire brûler Yamitana dans son fourreau du désir de détruire cette chose. Shiron se lança la poursuite de la créature vers le château qui prenait feu, et tomba nez à nez avec son oncle.
"Par tout ce par quoi je peux jurer, que faites-vous ici ?
- Figure-toi que si tu peux être utile en tuant des hommes, moi, je peux être utile en en soignant ! Mais toi où vas-tu donc ?
- Je vais arrêter ce monstre.
- Tu as perdu la raison ! Tu ne sais même pas de quoi il s'agit et tu fonces tête baissée ! Tu veux vraiment te faire tuer, ma parole !
- Mon oncle, il s'agit de Bongo.
- Je te demande pardon ?
- Je l'ai clairement entendu prononcer son nom. Sylles avait prévenu qu'Aisho s'essaierait à d'obscures magies, et il a visiblement été tenté de ramener à la vie le pire ennemi de notre famille. Je le pensais fou, mais j'étais loin du compte...
- Bongo... Et sous forme de démon, en plus... Mais dis-moi, que comptes-tu faire ?
- Aucune idée, mais si personne ne l'en empêche, il va détruire cette ville à lui tout seul, sans compter que tous ses amis qui, eux, sont bien vivants sont en train d'entrer dans l'enceinte de la cité ou d'en escalader les murs. Ce sabre que vous m'avez offert a déjà tué cette ordure par le passé, j'ose espérer qu'il pourra m'aider à le renvoyer dans sa tombe.
- Bon sang, Shiron, arrête de jouer au héros ! Tu n'as rien à prouver, et surtout pas en t'attaquant à un monstre que tu ne sais absolument pas comment vaincre.
- Écoutez, mon oncle, il n'y a que moi qui puisse l'arrêter. Autant par mon sang que par mon arme, c'est à moi d'y aller. Et de toute façon, personne d'autre ici n'est en mesure de tenir tête à un démon.
- Très bien, fais ton devoir, mais essaie de revenir en vie.
- Je compte bien revenir en un seul morceau. Je n'ai pas encore la tête d'Aisho. Allez, filez amputer nos hommes, j'ai un ressuscité à combattre."
Shiron enfonça toutes les portes qu'il trouva fermées, gravit quatre à quatre tous les escaliers, entra dans la chambre de la reine, alla sur le balcon et tira son sabre son fourreau. De son promontoire, il toisa la masse qui se laissait deviner dans les flammes de l'écurie, juste en-dessous.
"Bongo ! Enfant de lépreuse ! Montre-toi ! Je suis Shiron des Sheikahs ! Shiron, ce nom ne te rappelle rien ? Pas même celui de mon arrière-grand-père, l'homme qui a tranché ta tête de félon ?"
L'ombre laissa échapper un grognement de colère.
"Ah oui, c'est vrai que tu auras du mal à me parler sans ta tête... Tu sais ce qu'en a fait mon aïeul, de ta tête de sauvage ? Après avoir brûlé ton corps, il a planté ta maudite tête sur une pique à l'entrée du village pour que tout le monde sache que tu n'étais qu'un pauvre résidu d'une catin en décomposition, un résidu qui n'a jamais été autre chose qu'un tas de fumier avide de pouvoir. Regarde-moi si tu le peux, démon ! Regarde ce sabre ! Reconnais-tu Yamitana ? J'espère que tu as encore le souvenir des blessures qu'il t'a infligées, et si tu as oublié, laisse-moi le plaisir de te rafraîchir la mémoire !"
Shiron ne se posa pas la question de savoir pourquoi dans sa fureur il parvenait à distinguer dans le mirage des flammes un corps d'homme nu, décapité, sans jambes et sans mains. Ce corps était celui d'un géant, d'un homme grandi par sa nature de démon. Yamitana s'illumina d'une très forte lueur vermeille, et les yeux de Shiron se mirent à saigner. Celui-ci n'en tint compte, fit quelques pas en arrière, et courut jusqu'à la rambarde avant de sauter sur Bongo. Du sabre magique s'échappa une faux de lumière violette qui toucha le démon comme s'il en avait entaillé le corps. Le cri que Bongo fit entendre trahit la douleur aiguë provoquée par ce coup porté à une dizaine de mètres de distance. Le démon s'enfuit de la ville tandis que Shiron, que le courage n'avait pas pour autant rendu suicidaire, rata sa réception sur le toit de la forge. Il roula sur le toit de tuiles bleues et tomba dans une auge à cochons. Il se releva, aidé par un soldat qui l'avait vu sauter depuis l'entresol du premier étage. Si rude qu'avait été la chute, Shiron s'en sortit avec un simple mal de dos, et n'en resta pas moins constant dans son caractère quand le soldat lui demanda s'il allait bien.
"Lâche-moi, abruti ! Va te battre au lieu de perdre ton temps avec moi ! Tu vois bien que je suis vivant !"
Le soldat obéit sans protester. Shiron fit craquer son dos meurtri et se dirigea à son tour vers l'entrée de la ville où les combats faisaient rage. En chemin, il ne vit pas un Bokkoblin qui était parvenu dans les ruelles et qui l'attendait. Shiron put esquiver de justesse le glaive de son adversaire et à peine eût-il levé son sabre que le corps du Bokkoblin fut saisi au cou par derrière et percé de part en part d'un coup d'épée. Lâchant le corps de sa victime impromptue, Sashiro se révéla. Shiron le dévisagea en lui disant :
"Inutile de te demander ce que tu fiches ici, j'imagine...
- Je n'ai pas appris à manier l'épée pour caracoler dans une cour royale. La reine a mené tous ceux qui l'accompagnaient dans les souterrains. Ils sont en sécurité.
- Ça va, j'ai compris. Chacun à sa place. Je retournais à la mienne, m'accompagnes-tu ?
- Je suis avec vous, mon seigneur.
- Appelle-moi encore une fois comme ça et je te frappe, guerre ou pas."
Les deux hommes se joignirent aux défenseurs de la porte. La nuit s'était embrasée du feu des chaumières et il pleuvait des cadavres mutilés. Qu'il fût Bulblin ou bien humain, nul n'était à l'abri des lances et des épées. Les cris de douleurs emplirent les oreilles de tous les combattants. Aureus et le roi sur les remparts, Shiron et Sashiro à l'entrée même de la ville, chacun avec ses hommes déchiquetait, entaillait, pourfendait, tuait. Nohandsen eut une dette envers les forgerons Gorons lorsqu'une flèche venue de la plaine l'atteignit à l'épaule pour être bloquée en grande partie par son armure. Aureus entreprit alors de faire mettre le roi à l'abri et, ce faisant, s'exposa d'autant plus. Le chevalier se retrouva seul sur un escalier pour couvrir la retraite du roi et faisait face aux Bulblins qui déferlaient sur lui ; il se battit en chevalier, et c'est en chevalier qu'il refusa de céder la moindre marche. Un Sheikah, un de ceux qui se battaient encore pour Aisho, jaillit d'un créneau et entama un duel impitoyable avec le général. Aureus domina le Sheikah ; mais la guerre n'était pas soumise aux us du tournoi, et il ne prévit pas la lance qui lui perça la cuisse, tenue fermement par un frère d'armes de son adversaire. L'Hylien tomba à genoux, celui qui lui avait porté le coup retira la lance pour le frapper à la tempe avec la hampe avant de tendre l'arme à son compagnon. Celui-ci s'en saisit, maintint Aureus au sol en l'écrasant de son pied, et enfonça la lance dans sa poitrine.
Shiron ne vit que trop tard le corps à l'agonie du chevalier. Il ne put recueillir que des paroles de désespoir, une prophétie de guerres éternelles et de désastres se succédant sans cesse jusqu'à la fin des temps comme un navire fantôme naviguant pour l'éternité sur un océan sans vie. Shiron lui promit alors de garder la citadelle et de ne laisser, tant qu'il aurait un souffle de vie, aucun désastre n'atteindre la place du marché. Aureus lui sourit et détourna son regard du château en flammes avant d'oublier ses douleurs. Shiron fit chèrement payer la mort d'Aureus à leurs ennemis : il avait su maîtriser une bonne partie des pouvoirs de Yamitana et ne craignait plus de diriger son attaque vers un agrégat d'alliés et d'ennemis, sachant désigner la juste cible pour son attaque. Une douleur atroce le prit dans les yeux quand il taillada à travers les ombres. Mais il l'ignora et se contenta d'essuyer son visage ensanglanté.
Au loin derrière les lignes rebelles, on ne se méfiait pas. Et mal en prit aux artilleurs de ne pas avoir regardé derrière eux avant de ne voir venir que l'éclat lunaire sur les épées de Sylles et de ses hommes. Les quinze cavaliers ne s'attardèrent pas à cet endroit et entreprirent de fendre en deux la marée des assiégeants en profitant de l'effet de surprise. Sylles, dans la nuit enfumée et au galop, était bien meilleur tueur à l'arc qu'au sabre, et ceux de ses ennemis qui avaient connu les flèches gerudos virent là l'égal des meilleures archères montées que le monde eut connu. L'effet de surprise donna le temps à ces bien maigres renforts d'atteindre la porte. Leur nombre était très nettement inférieur à celui des ennemis présents dans l'enceinte de la cité, mais à combattre à cheval et dans des rues, ils parvinrent à renverser l'avantage. Dans un instant de répit, Sylles sauta de cheval et accourut vers Shiron qui vidait à grandes gorgées une outre pleine de vin.
"Sylles ! Louées soient les Déesses ! Je savais que tu allais venir ! Maintenant, on va pouvoir tous mourir en famille !
- Tu empestes le sang.
- Et toi, tu en es recouvert ! Veux-tu du vin ? Je suis de meilleure constitution que la moitié de ces bécasses aux pattes cassées qui me servent d'hommes, mais je préférerais encore partager ma boisson plutôt que de me retrouver ivre face à une armée déchaînée.
- Donne ton outre. Ganondorf n'est pas venu ?
- Devait-il venir ? Je te connais, tu as du vouloir le convaincre de se joindre à nous. Mais point de Gerudos à l'horizon ! Il n'y a ici que des cadavres bien masculins !
- Ganondorf viendra, c'est dans son intérêt.
- Et dans le nôtre... Dépêche-toi de boire, j'entends nos ennemis revenir !"
Et tout recommença. Sans Aureus ni Nohandsen, avec Sylles et Viscen. Mais cette fois-ci, modestement aidés par les dix hommes encore vivants qu'il restait à Viscen, les assiégés menèrent une résistance plus féroce. Et Sylles n'hésita guère avant d'user à son tour de magie, en décidant d'enflammer les cadavres empilés dans les douves qui débordaient de viscères. Shiron comprit l'idée, et ordonna que l'on jette toute l'huile disponible dans l'eau. La température fut insupportable, au point que même les assiégés durent s'éloigner considérablement des remparts où les pierres éclataient sous l'effet de la chaleur. Les deux camps accueillirent l'accalmie avec soulagement. Shikashi avait fait mander Impa pour qu'elle l'assistât dans son oeuvre de soigneur ; Nohandsen, arguant que sa blessure n'était que légère, insista pour les aider. Viscen s'était joint aux trois Sheikahs et tous les quatre profitèrent du répit pour parler de femmes et de vin plutôt que d'épées et de boucliers. Quand Shikashi se résolut à saouler les blessés pour les calmer, Shiron alla plonger son outre dans le tonneau tout juste ouvert et tout en la partageant avec les autres entreprit de faire le point sur la situation, sans omettre d'informer Sylles sur la présence dans les rangs ennemis d'un démon déjà mort, ennemi de famille et ne sachant prononcer que son propre nom. Sylles, regrettant que le vin ne soit qu'une piquette de médecin, préféra ironiser sur la perte d'intelligence compensée par la force titanesque de Bongo, rebaptisé pour l'occasion "Bongo Bongo", nom que tous acceptèrent. Mais ils ne purent plus longtemps s'adonner au repos et à la plaisanterie, le feu diminuant d'intensité. Dans la ville, massés sur la place du marché qui baignait dans la lueur ocre et orangée des incendies, les hommes attendaient que vienne leur dernière heure. Shiron s'était levé, il regardait silencieusement le ballet chaotique des flammes qui ravageaient toute l'entrée de la ville ; Nohandsen l'accosta alors.
"Mon ami, fit-il, quelles pensées vous traversent ?
- Sire, quand ces flammes s'estomperont, plus rien n'arrêtera la marée de nos ennemis. Regardez par vous-même, les maisons qui bordaient les murs flambent avec nos catapultes. C'est ici et maintenant que tout va se jouer.
- Alors nous attendrons qu'ils viennent, l'épée à la main. Je vous donne ma parole de monarque que nous réserverons l'accueil le plus mérité à ceux qui s'enhardiront à pénétrer à nouveau dans ma ville.
- Pas vous, Sire.
- Je vous demande pardon ?
- Ce combat ne vaut pas que vous mourriez pour lui, et de toute façon vous êtes un piètre combattant. Laissez faire des hommes qui ont déjà vu d'autres batailles. Barricadez-vous dans le Temple du Temps et priez, c'est là que vous serez le plus utile.
- J'hallucine, ou vous me donnez des ordres ?
- Ce ne sont pas des ordres, répondit brusquement Shiron en empoignant son souverain à son épaule blessée, ce sont des conseils. Croyiez-vous vraiment que j'envisageasse d'attendre la mort comme un pêcheur sur sa barque attend la truite imprudente ? Vous n'êtes pas l'homme qui doit mener ce troupeau de soldats à l'abattoir, vous êtes le descendant d'Hylia ! Le sang qui est le vôtre vous demande de vivre pour votre peuple, pour votre royaume. Laissez donc moi l'honneur d'aller mourir à votre place, à la tête d'une dernière charge !"
Le roi ne répondit pas, partagé entre la douleur ravivée à l'épaule, l'humiliation de se voir ainsi rabaissé par un subordonné devant ce qu'il restait de son armée, la peur de cet homme qui avait envoyé dans la tombe d'innombrables guerriers et l'honnêteté de reconnaître son incompétence en tant que chef de guerre. Shiron avait plongé dans le mutisme la totalité des hommes et des femmes présents sur la place par la violence de son geste à l'égard de son roi, et avec ce dernier il scrutait la foule pétrifiée. Nohandsen chercha dans les regards des officiers survivants et des seigneurs sheikahs une réponse à donner à son vassal ; il trouva dans le regard glacial de Sashiro et le visage fermé de Sylles la même injonction que celle qui lui serrait sa plaie encore saignante. Il se résolut à obéir à Shiron qui, après avoir lâché son roi et s'être assuré qu'il retirait son armure, commença à parcourir les rangs des soldats.
"Hyliens ! Enfants d'Hyrule ! Je m'adresse à vous tous, que vous soyez fils de chevalier, fils de paysan ou même fils de putains ! Entendez-vous ces cris qui se rapprochent ? Entendez-vous nos ennemis hurler ? Nous leur avons fait payer leur audace, mais il faut bien reconnaître qu'ils sont tenaces. Mes frères, vous avez tous vu ce qui motive l'opiniâtreté de nos ennemis : ce n'est ni l'honneur ni l'espoir ! Ils ne se battent pas pour la liberté ou pour un avenir meilleur. Non, soldats, ce pour quoi se battent nos ennemis, c'est la destruction pure et simple de tout ce que vous aimez. Des démons dans des corps d'hommes combattent cette nuit aux côtés de la lie de la création. Entendez-vous leur haine et leur soif de massacres ? Je sais sans doute mieux que quiconque ce que vous avez donné pour votre royaume, et je sais que vous avez peur. Mais de quoi faut-il avoir le plus peur, mes frères ? Quand ce feu s'éteindra, nos ennemis envahiront ces rues. Ce sont vos maisons qu'ils brûleront ! Ce sont vos richesses qu'ils pilleront ! Ce sont vos femmes qu'ils violeront ! Je ne vous demande pas de vous battre pour un homme ou pour un royaume, je vous demande de vous battre pour vos terres et vos familles ! Dans quelques heures, l'aube se lèvera. Nombreux seront ceux parmi nous qui ne verront plus le soleil, mais qu'ils soient rassurés, car leurs enfants pourront mener une vie prospère sur une terre de paix grâce à leur sacrifice. Vous vous serez sans doute fait dessus, mais ceux qui reviendront pourront se regarder en face. Entendez-vous, soldats, ces cris qui se rapprochent ? Nous les ferons taire ! Nos ennemis veulent détruire tout ce que nous avons de plus cher, et bien nous ne les laisserons pas faire ! Suivez-moi, fils de la Déesse ! La Mort, je peux vous l'assurer, est une catin qui n'aime pas qu'on la fasse attendre ! Chevauchez avec moi, et ensemble nous irons offrir à cette bande de chiens galeux le sort qu'ils méritent ! Les entendez-vous, mes frères ? Nous ne les laisserons pas faire !"
Les soldats levèrent alors leurs lances et leurs épées, frappèrent sur leurs boucliers en scandant le nom d'Hylia, s'enivrèrent d'une fureur réveillée. Bientôt, tous ceux qui avaient un cheval à monter furent sur leur selle, les autres enserraient les cavaliers ; certains s'armèrent de haches et de pics pour remplacer leurs armes laissées à l'entrée de la ville. Depuis le perron du Temple du Temps, Nohandsen regardait. Le feu qui gardait la porte infranchissable diminua alors d'ardeur plus vite, comme si l'ivresse guerrière des défenseurs lui ordonnait de s'agenouiller. Alors, bien assez tôt, tandis que le ciel se couvrait de noirs nuages mêlés aux fumées des chaumières en feu, la brèche dans la muraille fut rouverte. Dans le silence de l'orage qui s'annonçait, Shiron fit rugir le cor, et au son de l'instrument retentit dans toute la ville la puissante voix du guerrier Sheikah :
"Pour Hylia ! Pour vos frères ! Pour Hyrule ! CHARGEZ !!!"
Les assaillants avançaient prudemment et lentement vers la porte en formation serrée quand ils sentirent le sol trembler sous leurs pieds. A travers les ombres, les débris et les fumées, ils virent alors se dessiner l'image la plus terrifiante de leur vie. Au milieu des dernières flammes, les ennemis fondaient sur eux, déchaînés par la rage du désespoir, les visages défigurés par l'appel de la mort, brandissant masses, épieux, épées, haches ou n'importe quoi qui eût pu aider à tuer quelqu'un, hurlant inlassablement le nom de la Déesse comme ces chants des temps anciens qui animaient les âmes et les corps, mais amenés dans leur gosier par la seule force de la vie, la nature la plus féroce des hommes se faisant bêtes pour embrasser la mort dans le massacre qui les ferait quitter le monde des vivants en apothéose.
Aisho fut le premier surpris. La charge sans espoir de Shiron, suivi par tous, enfonça la ligne des attaquants. La glorieuse charge des acculés martelant la plaine au son du cor de guerre se rapprochait comme mue par une force surnaturelle. Dès que l'un d'entre eux était abattu et s'écroulait sur le sol, un autre sortait de l'ombre à sa place. Avec la puissance d'une source qui fend la carapace de la plus robuste montagne pour voir la lumière du jour, l'armée hylienne jaillissait d'entre les ténèbres pour écraser l'impie piétaille qui méprisait l'héritage de la Déesse, et bien peu lui importait qu'elle fût arrosée par une pluie de flèches. Aisho, sur son cheval, portant la cape grenat des seigneurs de guerre, dominant depuis une colline la bataille qui s'était déplacée jusque sur les bords du fleuve, regardait, sans dissimuler une certaine admiration, la bravoure des hardis. A côté de lui, juché sur un cheval à l'image de son chef, un homme que seule une cotte de mailles protégeait l'imitait ; cet homme aux cheveux châtains noués en queue de cheval et aux rouges iris qui trahissaient sa naissance avait pu se targuer d'avoir été nommé commandant en second des armées humaines, nom qu'Aisho avait choisi, car "quand on se proclame rebelle, il n'est rien de mieux pour désigner des gueux et des bandits qu'un noble qualificatif". Cet homme, qui répondait au nom de Tarot et que personne en Hyrule ne connaissait, ne devait sa place qu'à son intelligence suffisamment développée pour pallier l'ennui profond que procurait à Aisho le fait de partager sa soupe avec des Bulblins illettrés, et suffisamment sot pour ne pas avoir l'idée de répéter l'histoire et de renverser son chef. Tarot ne remarqua pas qu'Aisho avait souri, et manqua une occasion de se taire :
"A-t-il perdu l'esprit ? Cet homme court à sa perte et il envoie tous ses hommes à une mort certaine ! Nous devrions le remercier ! Même si je ne comprends pas pourquoi il fait ça...
- Parce qu'il fait ce qu'il doit faire, répondit agressivement Aisho. A la différence de toi, qui n'est qu'un garçon de ferme, j'ai côtoyé Shiron, et je sais que fierté rime souvent avec honneur. Ses hommes le suivront jusqu'au bout parce qu'ils savent qu'il se bat pour ce en quoi il croit. Et tu ferais bien de comprendre ceci : on se bat toujours mieux quand c'est pour quelque chose en quoi l'on a foi. Et c'est ça qui différencie nos deux armées, la sienne, elle se bat pour une idée de la justice qu'elle défendra jusqu'à la mort. La nôtre, elle ne se bat que pour patauger dans l'argent et pénétrer des cons sans vérole. Tu me diras, il est toujours plus facile de convaincre quelqu'un avec une bourse ou une paire de seins qu'avec des grandes idées, mais sur le champ de bataille, ça peut faire la différence. Parce que vois-tu, Tarot, non seulement cette armée a un idéal, mais en plus elle a un chef honorable. Un vrai chef.
- Mais alors, qu'allons-nous faire ?
- Faire ce que nous devons faire, imbécile ! Je ne suis pas Sylles, les Déesses m'en bénissent, mais je ne suis pas un vendu. Adresse une prière à ce que tu veux, mais pas sur tes rubis, ils ne te sauveront pas ici. Soldats, rugit-il soudain à l'adresse de tous ceux qui attendaient son ordre, nous y allons ! Sus aux tyrans !"
Cabrant sa monture, il dégaina son épée et mena sa propre charge pour couper la route à celle de Shiron. Le choc fut frontal, et nulle joute, même la plus sauvage, n'eût pu égaler dans sa violence cette rencontre de deux justices. Le fracas des armes sembla aller jusqu'à affronter la colère du ciel, et lorsque le jour se leva, ce fut dans la plus véhémente dispute entre le tumulte de la bataille et les sommations du tonnerre. Le sang pleuvait dans la boue où se mêlait hommes et chevaux, sueur et urine. Les lames entaillaient les corps, brillant d'une folâtre lueur argentée au rythme chaotique des balafres du ciel que la foudre s'acharnait à dépecer. Du brasier affolé à l'ondée furieuse, les éléments se déchaînèrent, assujettirent l'univers à leur colère que claironnait sans s'essouffler le vent de la tempête. C'était le premier orage de l'été, et ce fut le pire.
Shiron repéra Aisho dans la mêlée. Son sang déjà bouillant ne fit alors qu'un tour et il se mit à charger le traître. L'autre l'avait vu lui arriver dessus et alla, au galop, droit à sa rencontre. Les lames se rencontrèrent, mais aucun des deux ne vacilla. Les deux hommes se refirent face et entamèrent une nouvelle passe d'armes qui, cette fois encore, échoua. A la troisième, Shiron se jura de prendre la tête d'Aisho ou d'y laisser la sienne. Mais il finit sa course dans l'herbe rase, son cheval ayant été jeté à terre par la lance d'un Moblin tout juste arrivé sur les lieux du duel. Aisho était furieux que l'on interrompit son moment de gloire, mais il n'avait pas le temps de décapiter à la fois Shiron et le Moblin. Aussi préféra-t-il son ancien suzerain. Il ne put y parvenir, car Sylles avait entendu le hennissement de la monture de Shiron. Sylles avait poussé son cheval à l'épuisement en le forçant à galoper à vive allure et bondir au dessus le Moblin pour s'attaquer à Aisho, lequel eut tout juste le temps de parer le coup de sabre venu de sa gauche. Shiron profita de la confusion pour se débarrasser du Moblin mais il n'osa pas se mettre entre les deux autres, au risque de finir piétiné par leurs chevaux. Aisho n'était pas meilleur bretteur que Sylles ou Shiron, mais il était excellent cavalier, et il tenta contre Sylles un coup fantastique en écartant brutalement sa jument de sa trajectoire pour s'éloigner juste assez de Sylles pour se laisser tomber tout en se retenant aux rennes. Parallèle au sol, il fendit d'un coup les deux pattes avant du cheval de Sylles qui tomba sur son cavalier. Shiron accourut mais un adjuvant inattendu fut plus véloce. Un loup gris comme la cendre mais aux yeux rouges comme la braise, sorti de nulle part, intervint en bondissant sur le cheval d'Aisho et tua la monture en lui arrachant l'artère carotide. Les trois hommes fixèrent sans mot dire ce fauve à la démarche spectrale qui leur semblait étrangement familier. Aisho ne pouvait s'enfuir, et il dut alors affronter les deux plus féroces guerriers de son propre clan tandis que l'animal se retira dans les limbes d'où il était venu, sa mission accomplie. Aisho était un homme qui ne manquait ni de force ni de courage, mais il ne pouvait tenir tête à Sylles et Shiron réunis. Au moment où il commençait à faillir, une ironie du sort lui sauva la vie. Un cor qui n'avait pas encore sonné se fit entendre ; il venait du couchant. La surprise générale laissa le temps à Aisho de se replier sur la colline au centre de la grande plaine. Sylles et Shiron ne tentèrent pas de le rattraper, ils préférèrent reprendre leur souffle ; ils avaient reconnu le son de cet instrument salvateur. C'était le cor de guerre des Gerudos. Ganondorf, celui dont on avait tant douté, venait à leur secours.
L'arrivée des Gerudos sur le flanc ouest de l'armée rebelle changea totalement la donne de la bataille. Non seulement les guerrières du désert étaient des combattantes aguerries, mais elles avaient peu souffert de la guerre qui n'avait pas pénétrée leurs terres arides. Ganondorf menait ainsi une armée expérimentée et nombreuse contre une soldatesque mal formée en pleine débandade. Aisho fut pris d'un accès de rage démentiel. Il invoqua alors tous les démons qui souhaitaient se venger de la descendance d'Hylia, il sauta par dessus la palissade du fortin et repartit au combat, avec tous ceux qui s'étaient réfugiés avec lui. La rage du désespoir changea de côté, et cela n'échappa à personne. Shiron et Sylles entamèrent alors une ascension meurtrière de la colline, laquelle fut avortée lorsque Sylles hurla à son cousin de se baisser. Shiron obtempéra, pile au moment où une force invisible gifla la cavalière gerudo à sa droite ; elle fut balayée et atterrit vingt mètres plus loin. Shiron reconnut là l'oeuvre de Bongo, que des archers Bulblins postés dans le fortin vinrent soutenir. Les deux cousins trouvèrent une protection de fortune derrière le cadavre d'un cheval. Les flèches sifflèrent au dessus de leur tête et Bongo mettait en pièces tous ceux qui s'approchaient.
"Tu l'as senti venir ? demanda Shiron.
- Cette créature est peut-être imperceptible pour des yeux de voyants, mais pour les miens, rodés à chercher le visible dans l'obscurité, elle ne peut se cacher.
- Hylia me bénisse de ne pas t'avoir tué !
- Qu'elle me bénisse pour la même chose ! Tu possèdes une arme capable de repousser ce démon.
- Et toi les yeux pour le voir.
- Mes yeux et ton sabre ?
- Tes yeux et mon sabre !
- Tous les deux ?
- Tous les deux !"
Les deux cousins échangèrent un sourire et jaillirent tous les deux de leur cachette. Sylles usa de sa magie pour enflammer les flèches dans le ciel et Shiron défit les quelques opposants bipèdes à leur projet. Nul qui eût ignoré la séparation entre les deux cousins aurait pu déceler dans leur action la guerre véritable qu'ils s'étaient menés. Comme un seul homme, ils affrontèrent le démon, le mutilé guidant le valide, l'épéiste protégeant l'archer. Oubliées, leurs querelles ! Enterrés, leurs différents ! Les deux hommes semblaient avoir fusionné pour ne faire plus qu'une seule âme dans deux corps obéissant aux mêmes ordres. L'un et l'autre ne furent plus que les deux mâchoires d'une même gueule semblablement aux loups qui hurlent à l'unisson lors d'une lune d'hiver. Et bien que ce fût un jour d'été, les deux cousins qui s'étaient appelés frères partagèrent dans ce même combat le cri d'un seul et même fauve.
Le courage est une noble vertu, qui parfois se confronte non sans heurt à la réalité d'une situation où la force brute reprend l'ascendant. Les deux Sheikahs en firent l'amère expérience. Affronter le démon témoignait d'une audace certaine et d'une vaillance qui impressionnaient jusqu'à leurs ennemis, mais leur adversaire restait ce qu'il était, un démon de dix fois une taille humaine. Et ce n'était pas les quelques entailles dans les mains de cet être titanesque qui allait le tuer. Aussi Shiron tenta-t-il une attaque autrement plus risquée en se jetant sur un Bokkoblin à hauteur de la palissade du fortin, il cloua son épaule droite à une poutre avec sa dague, grimpa sur sa victime, sauta pour s'agripper au sommet de la palissade. De là, il bondit sur le cou de Bongo et lui enfonça son sabre dans ce qui semblait avoir été par le passé sa jugulaire avant de se laisser glisser le long du flanc du démon avec son sabre toujours planté dans la chair du démon. Bongo, décapité avant la naissance de son adversaire, se releva de ce coup qui eût été fatal pour n'importe quel être vivant. Shiron était trop près de lui, il ne pouvait se mettre à l'écart des représailles. Le démon balaya d'un gigantesque crochet toute une partie de la palissade, mais ce qu'il visait se trouvait devant lui, dans l'impossibilité de fuir. On entendit un cri dans le fracas. Un corps de Sheikah fut soulevé du sol. Il s'écrasa, quelques mètres plus loin, avant de rouler jusqu'en bas de la colline. Shiron, immobile, ne réalisa qu'au filet de sang qui coulait verticalement depuis ses yeux jusqu'à son poignet qu'il était toujours debout. En bas de la colline, Sylles ne parvenait pas à se relever. S'était-il interposé ? Avait-il simplement tenté de faire sortir Shiron de la trajectoire du poing de Bongo ? Qu'avait-il fait ? Il était là, maintenant, couché sur le sol, le visage hagard. Il vivait, mais quand il toussa, ce fut son sang qui sortit de sa bouche; l'aveugle le sentait, il était tombé au mauvais endroit, sur un morceau de métal qui s'était enfoncé jusqu'entre ses côtes. Il s'en moqua, et s'appuyant sur une lance gerudo que sa main avait trouvé en errant sur le sol, il se leva, le regard vide. Ses cheveux noirs ne brillaient plus, maculés de la bourbe dans laquelle il était tombé. Il voulu faire un pas, et s'effondra. Cette fois, ce fut dans les bras de Shiron. Bongo se débattait seul dans sa douleur, et l'aîné put s'assurer que son cousin ne retenterait pas de se mettre debout. Livide, Sylles, attrapa vivement Shiron au collet, comme pour le frapper.
"Ne t'occupe pas de moi, imbécile ! Bongo est vulnérable, maintenant, vas-y ! Tue-le, tue Aisho, tue tous ceux qui s'interposeront, et mets un terme à cette guerre.
- Et te laisser mourir dans d'atroces souffrances ? Ne compte pas sur moi ! Je te ramène au château !
- Shiron, j'ai une dette envers toi. Je t'ai trahi, je t'ai poussé à faire la guerre contre ton propre peuple, à brûler notre maison. Si tu veux me rendre service, va jusqu'au bout de ce pour quoi tu te bats depuis un an.
- Non mais qu'est-ce que vous avez tous, avec vos supplications ? Tu me parles comme si tu allais mourir dans la minute ! Tu es encore en vie, nom d'une charogne, et crois-moi, je vais prolonger cet état !"
Shiron se retourna pour vérifier que Bongo ne tentait rien. Il passa alors le bras de Sylles sur son épaule et commença à l'amener vers un endroit plus en sûreté. Mais ils étaient au pire endroit, sur un flanc de colline, parfaitement exposés et bien loin d'une quelconque aide. Fort heureusement, Sashiro les vit et, appelant Viscen, il galopa vers eux. Sashiro sauta de selle pour aider Shiron à porter Sylles.
"Sashiro ! Prends Sylles avec toi, et rentrez au château.
- Rentrer ? fit répéter Viscen.
- Oui, rentrez. Sonnez la retraite.
- Pourquoi ? La bataille est presque gagnée !
- Elle ne l'est pas encore, et il y a un démon qui sert de rempart à nos ennemis. Sonnez la retraite, il nous faut réfléchir à un plan.
- C'est vous qui donnez les ordres... Montez avec moi, je vous ramène.
- Non, capitaine. Je reste ici pour couvrir votre retraite.
- Attends, tu plaisantes ?! rugit Sashiro.
- Non, pas le moins du monde, Sashiro.
- Tu vas y rester !
- Sans doute. Mais je ne perdrai rien de plus. Et cette guerre manque de toute façon cruellement d'humour. Il faudrait y mettre un petit brin de folie. Je me charge de ça. Quant à vous, rappelez les hommes et faites savoir mes instructions à Ganondorf.
- Seigneur...
- Il n'y a pas de "seigneur" aujourd'hui ! répondit Shiron en donnant un coup derrière la tête de l'autre. Allez souffler un bon coup. Et ne faites rien en attendant mon retour. Une dernière chose, Sashiro : ceci est un ordre.
- Très bien, ne te fais pas trop attendre."
Sashiro hissa Sylles sur le cheval de Viscen avant de faire demi-tour. Les deux hommes sonnèrent du cor. La retraite avait été ordonnée. Shiron vit Sashiro se séparer de Viscen pour aller prévenir Ganondorf. Les Gerudos aussi sonnèrent un repli tactique. La plaine sembla alors se vider comme le lit d'une rivière après les grandes crues de printemps. Shiron attendait, derrière un arbre. Quand il eut suffisamment attendu, quand suffisamment d'ennemis qui rejoignaient le fortin furent proches, il sortit de sa cachette. Et il ne cacha rien de son offensive solitaire. Ce qui s'enflamma dans le regard de Shiron, ce n'était plus du courage, ce n'était plus de la haine, c'était quelque chose de plus primitif, de plus puissant, de plus sauvage. Le Sheikah ne courait pas, il marchait, étreignant son arme dans ses doigts convaincus, vers tant et tant d'ennemis qui voyaient devant eux se mouvoir une paire d'yeux où les iris incandescents resplendissaient comme animés par la flamme originelle, comme le foyer où crépitent les braises d'un univers qui se déchire. En lambeaux, son armure l'était, mais rien ne l'aurait arrêté à cette heure indicible du jour levant où il s'abandonna comme un brasier millénaire dans la fermeté de sa décision ; désormais prisonnier de son choix autant que ce pouvoir ancestral qu'il appelait du torrent de pourpre maculant son visage, il posait la question à ses infortunés adversaires : qu'était-ce donc que cet homme enveloppé d'une ombre aveuglante aussi brûlante que l'amour et aussi tranchante qu'une guillotine ?
S'ensuivit un imprononçable massacre. Shiron n'en appelait plus qu'à la main glacée de la mort, et sur les airs d'une sarabande d'autrefois il passa au fil de sa lame les malheureux d'une armée en déroute. Peu importa qu'il fût seul, peu importa qu'ils fussent vingt et cent. Dans le tumulte des poussières arrachées au sol et des cris anonymes, le Sheikah tua sans discontinuer. Il n'y avait pas d'autre foi dans le fer de cette lame meurtrière que celle d'un cauchemar réalisé dans les explosions des bombes, des hennissements effrayés, des râles d'agonie et des entrechocs des épées pour que l'une parvînt enfin à se repaître des entrailles du perdant.
Il fallait l'arrêter. Tel était l'impératif de cette armée face à la démence d'un homme seul. L'orage était au-dessus d'eux, car lorsque le tonnerre hurla, le ciel se fendit d'une cicatrice d'argent. Dans cette lumière aussi fugace que la vie à l'échelle de la création, Aisho s'enhardit à affronter l'ennemi qui avait autrefois été son respecté seigneur.
Shiron était le meilleur duelliste, mais il devait compter sur sa fatigue, sur ses quelques blessures et sur sa vue en bien piètre état. Aisho sentit néanmoins qu'il ne pourrait vaincre sans l'aide de son allié d'outre-tombe. Ils étaient bien loin du château comme du fort, ils étaient sur les bords du fleuve quand Aisho profita d'une brève accalmie dans le duel pour appeler en silence le démon qui ne se fit pas prier pour fondre depuis le fort sur celui qui l'avait douloureusement frappé à deux reprises. Shiron ne le vit pas arriver, mais il l'attendait sans se retourner, parfaitement calme. Lorsque Bongo fut à sa hauteur, tout se passa l'espace d'une seconde. Une seconde pendant laquelle Shiron pivota brusquement sur ses talons, brandit son sabre à deux mains et de l'abattre sur Bongo dans un fantastique éclat de la couleur des améthystes. Le démon hurla, se contorsionna et rentra à nouveau dans le fort après avoir parcouru la totalité de plaine, non sans ravager tout ce qui se trouvait sur son passage. L'espace de cette distraction, Aisho avait tenté une fente inespérée ; Shiron ne put l'esquiver pleinement, et malgré son mouvement sur le côté, le sabre mordit goulûment dans son épaule, celle-là même que Sylles avait par le passé déjà fragilisée. Mais Shiron sut en profiter, et saisissant avec force le poignet d'Aisho, il attira ce dernier jusqu'à son visage jusqu'à ce qu'ils pussent chacun sentir la respiration de l'autre sur les poils de leur barbe. Shiron donna alors un violent coup de crâne sur le front d'Aisho. Ce dernier, presque assommé, reçut dans la foulée une pluie de coups. Avec ses poings, Shiron lui fit payer sa colère. Ce n'était plus un duel, cela n'avait pas de nom ; quand Aisho perdit l'équilibre, Shiron lui donna un coup de pied si fort qu'il en brisa une côte d'Aisho, il l'attrapa par le col, et lui asséna un coup assez puissant pour qu'il parvînt à s'en blesser une phalange. Aisho y laissa deux dents ; celui qui était battu voulu riposter, et se vit octroyer une double ration de douleurs tout aussi gratuites qu'inutiles. Celle de trop fut de le jeter encore une fois à terre, car Shiron, les mains en sang, ne lui bondit pas dessus immédiatement ; Aisho l'accueillit par un coup de pied en pleine tête. Shiron, cette fois-ci, reprit son arme tandis qu'Aisho récupérait la sienne. Les deux hommes se jetèrent alors l'un sur l'autre. Un petit flot vermeil, bouillonnant de la vie qu'il portait, arrosa le sol trempé. Aisho et Shiron se fixèrent un moment avant de réaliser que le premier avait, au dernier moment, lâché son sabre pour tirer sa dague, qui s'abreuvait du sang de Shiron. Mais Aisho, au moment de se réjouir, eut une sensation étrange, l'indescriptible mélange de froid et de chaleur qui lui parcourait le corps. Son teint se pâma, mais ce fut un sourire d'homme et non pas de démon, d'un guerrier et non pas d'un affamé de pouvoir, qui se dessina sur son visage tuméfié. Shiron ne put que lui faire remarquer son manque de discernement à avoir choisi, encore une fois, la traîtrise plutôt que l'honneur, la petitesse d'une dague pour la longueur d'une épée, avant qu'il ne s'effondrât dans l'herbe verte d'été, transpercé par Yamitana.
Grièvement blessé, Shiron resserra sa ceinture en guise de garrot et, après avoir retiré son sabre du corps sans vie d'Aisho, il retourna au coeur de la bataille où il n'était à cette heure que le seul véritable acteur. Dans la ville, on attendait. On ne savait pas vraiment ce qu'on attendait, mais on attendait. L'état de Sylles empirait, bien qu'il pût se considérer heureux d'être revenu avec ses quatre membres. La mort d'Aureus et l'absence de Shiron faisait régner une atmosphère d'anarchie dans le camp hylien ; Nohandsen était reparu en personne pour soutenir les blessés, sans la moindre idée de la décision à prendre ; Shikashi était respecté mais soignait les blessés, et de toute façon il n'avait pas tenu une arme depuis des années ; Sashiro et Viscen distribuaient des bouillons aux soldats hyliens et aux Gerudos qui s'étaient abritées derrière les remparts. L'orage finit par se calmer, et avec lui, comme s'il y avait commandé, le vacarme du dehors. Une sentinelle se fit alors entendre.
"Un cavalier revient ! Il est seul ! C'est le seigneur Shiron !"
Impa, la première, traversa à perdre haleine la place du marché. L'homme qui pénétra sur son cheval dans la cité n'avait plus grand-chose à voir avec le vaillant seigneur de guerre qui en était sorti. Ruisselant de sang, la tunique déchirée, les cheveux noyés dans un mélange de terre, de pluie et de crottin, une flèche dans la cuisse. Mais derrière lui, placé en travers sur son cheval, le corps d'Aisho. Le cheval trottait, Shiron s'avança ainsi, comme un cavalier fantôme dans la cité bombardée avant de croiser le regard de sa fille, il la reconnut avant de se laisser choir de sa selle. Sashiro et Viscen le soulevèrent et l'amenèrent sans tarder au baraquement où se trouvait déjà Sylles, non sans avoir laissé leur fardeau s'exprimer dès qu'il eut vu son roi :
"Ennemi repoussé en intégralité sur les hauteurs. Ils sont retranchés. Sans chef."
Shikashi entreprit d'examiner les nombreuses blessures de son neveu pendant qu'on lui retirait sa flèche. Mais au delà des simples entailles, Shiron souffrait d'un mal inguérissable ; Shikashi le comprit immédiatement, de même que Sylles, Shiron avait volontairement puisé dans tout ce qu'il possédait de forces et de magie pour s'offrir plus de puissance qu'il n'aurait pu en supporter ou même posséder. Presque aveugle, résultat de l'utilisation sauvage de son sabre, Shiron n'en était pas moins lucide et il n'avait aucun regret. Épuisé, il releva que Sylles n'avait guère plus de chance : par moments, il suffoquait, le poumon avait été touché. Les deux hommes se comprirent sans se parler, et échangèrent un soupir pour saluer d'une même voix le fait de mourir le même jour de leurs blessures de guerre. Mais bien plus que l'accablement de se savoir condamnés, ils partagèrent une dernière outre de vin. Une seconde durant, Sylles regretta de ne pas boire le thé qu'ils appréciaient autant l'un que l'autre, mais il se ravisa, concédant que le vin leur seyait mieux en plein carnage. Le silence se fit, ce fut le silence des tombes, le silence des prières muettes avant que ne s'envolent vers le ciel les cris de la bataille. Ce temps de repos était aussi inespéré que surréaliste, tant avait été furieuse la rencontre des armées, désormais recluse chacune derrière ses murs dans une abyssale incertitude.
Shiron, à peine ses blessures eurent-elles été pensées, fit mander le roi à son chevet. Ce dernier entra dans la tente où se reposaient les deux Sheikahs, accompagné de Ganondorf ; les mailles dorées de la cotte du Gerudo brillaient dans la lueur des torches alors que le vent faisait claquer sa cape de pourpre, donnant au monarque à la rousse crinière l'air d'un dragon or et vermeil. La modeste tenue du voleur avait plié devant la nécessité de se protéger sous cette légère armure ornée de l'emblème des Gerudos. Shiron se redressa, de même que Sylles.
"Oh, Ganondorf ! Comment allez-vous ? demanda Shiron avec son impertinence habituelle.
- Visiblement mieux que vous. Vous étiez dans un meilleur état, la dernière fois que nous nous sommes vus, fit le Gerudo avec un rictus. Et vous également, Sylles.
- Pardonnez-moi, Sire, répondit ce dernier, et pardonnez également à mon cousin. Il fallait bien occuper nos ennemis le temps que vous arriviez.
- Messires ! intervint Sashiro qui venait d'entrer avec Viscen. Si vous tenez absolument à vous faire la guerre, terminez au moins celle-ci.
- Je ne puis qu'approuver, ajouta Shikashi. Nous devons laisser nos différents de côté si nous voulons espérer vaincre Aisho.
- Correction, répondit Shiron, Aisho n'est plus un problème. Son cadavre doit actuellement renifler l'arrière-train de mon cheval.
- C'est exact, acheva Nohandsen. Nous sommes réunis ici dans le but de décider de la tactique à mettre en oeuvre pour terrasser le reste des rebelles. Il y a eu quelques... imprévus par rapport à ce que nous avions anticipé.
- Vous voulez parler du fait que nos ennemis disposent d'un démon et que le commandant de vos forces armées a eu l'excellente idée d'aller tâter du Bokkoblin en solitaire ? demanda Ganondorf avec une once de mépris à peine masquée.
- Sachez, rouquin, lança Shiron, que si je n'étais pas si misérablement allongé sur cette paillasse, je n'aurais cure de votre titre et vous ferais goûter de mon poing.
- Le problème, voyez-vous, c'est que vous êtes précisément allongé misérablement sur cette paillasse !
- Mais enfin, s'exclama Nohandsen, allez-vous cesser de vous comporter comme des enfants ? Nous sommes en guerre, par les Déesses ! Et j'ai besoin que vous m'aidiez tous les deux, l'un autant que l'autre.
- Je ne suis pas votre vassal, persifla Ganondorf.
- Vous êtes son allié, répliqua Shikashi. Que vous le vouliez ou non, nous devons agir ensemble. Cela fait maintenant près d'un siècle que plus personne n'accepte d'écouter son voisin en Hyrule, et voilà où tout cela nous a mené. Il serait peut-être temps de commencer à apprendre à discuter.
- Le jour où les mots suffiront, Hyrule n'aura plus besoin de soldats comme nous, se contenta de dire Viscen.
- Justement, c'est ça le problème avec vous, les soldats : vous ne pensez qu'en terme de force. Quoi qu'il en soit, nous sommes au pied du mur, et nous devons achever cette guerre. Alors, au nom de tout ce que vous estimez respectable dans ce monde, faites-moi la grâce de vous écouter. Shiron, dis-nous plus en détail ce qu'il en est chez l'ennemi.
- Aisho était leur tête pensante. C'était lui l'audacieux, je doute que l'un des imbéciles qui l'ont secondé s'enhardisse à tenter une nouvelle offensive.
- Ils resteront donc sur leur colline ?
- Très certainement.
- Alors, autant y aller tout de suite, s'exclama Ganondorf. Avec mes troupes, nous sommes en supériorité numérique.
- Posez-vous la question suivante, Ganondorf, siffla Shiron : comment suis-je revenu vivant d'une ligne de front où j'affrontais seul une armée entière ?
- Vivant, c'est une question de point de vue...
- C'est vrai. Mais vous perdrez tout ce que vous entreprendrez si vous ne comptez que sur la force brute que vous confère la science de vos bouliers. Ils ont un démon, dois-je vous le rappeler.
- Et comment tue-t-on ce démon ? demanda Nohandsen.
- On ne peut pas, et croyez-moi, ce n'est pas faute d'avoir essayé. La seule chose qui eût pu nous servir à le tuer est enfermée dans le Temple du Temps.
- La belle affaire ! s'exclama Sylles avec un rictus. Aucun d'entre nous n'est assez pur pour brandir cette arme de légende.
- Bon, le problème est donc réglé, s'exclama Sashiro. C'est sans espoir !
- Ton enthousiasme à nous voir nourrir les mouches me consterne, répondit Shiron. Si l'on ne peut tuer Bongo, on peut au moins le sceller.
- Je te l'accorde volontiers, mais dis-moi, qui parmi nous dispose des pouvoirs magiques nécessaires pour créer un sceau, en admettant déjà de savoir comment s'y prendre ?
- Si notre famille n'est aujourd'hui plus en très bons termes avec ce type de magie, répondit Shikashi, sache que cela n'a pas toujours été le cas. J'ai appris à la manier, jadis.
- Vous sauriez sceller Bongo ? demanda Nohandsen, stupéfait.
- Qui ne tente rien n'a rien.
- Vous n'y arriveriez pas, intervint Sylles.
- Comment le sais-tu ?
- Il y a quelqu'un, ici, qui dispose des pouvoirs suffisants pour le faire. Mais ce n'est pas vous, mon oncle. Et je suppose que vous savez de qui je parle... Impa ! Viens, petite, il faut qu'on parle.
- Je suis toute ouïe, cousin, fit la jeune fille une fois entrée dans la tente sous les yeux médusés du groupe entier.
- Ton grand-oncle t'a bien appris la magie, n'est-ce pas ?
- Il l'a fait, pensant que je disposais d'une certaine prédisposition dans ce domaine.
- Écoute l'aveugle que je suis, jeune fille. Shikashi ne s'est pas trompé sur ton compte: je sens que brûle en toi une force intérieure bien supérieure à celle de tous les autres Sheikahs ci-présents réunis, moi compris.
- Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
- Comme nous tous, tu es la descendante directe de Shiro. Mais aucun de nous n'a pleinement hérité de son talent, de ses dons. Sauf toi. Tu as en toi le pouvoir des Sheikahs dans toute sa pureté. Je ne sais si le fait que tu portes le nom d'Impa y est pour quelque chose, mais je sais que tu es la digne héritière de notre aïeule.
- Sylles, cria Sashiro, es-tu devenu fou ? Tu ne comptes tout de même pas envoyer cette enfant sur le champ de bataille alors qu'elle n'a aucune expérience de la guerre ?
- Sashiro, répliqua calmement Shiron, il a raison. L'état dans lequel je suis me plonge dans une cécité comparable à celle de Sylles ; la sienne comme la mienne sont les présents de Yamitana, ce sabre maudit qui mord dans l'ombre et frappe dans les ténèbres. Aussi, je...
- Bon sang, coupa Sashiro, il s'agit de ta fille ! Tes grands discours sur les pouvoirs magiques de ton arme ne changeront rien au fait que vous envisagez d'envoyer cette petite à la mort !
- Tais-toi donc. Nous parlons d'un démon décapité revenu à la vie, et accessoirement presque invincible ; crois-tu donc que l'expérience militaire puisse réellement quelque chose contre cela ? Pourquoi crois-tu que Sylles et moi, les meilleurs guerriers de notre tribu, avons été vaincus ? Impa est ma fille, c'est vrai, comment peux-tu oser penser que je ne me soucie pas de son sort ? Mais, faut-il répéter inlassablement cette maudite phrase, nous sommes en guerre ! Et notre ennemi, vois-tu, est un ennemi que ni les lances ni les épées ne peuvent abattre.
- Sashiro, se força à dire Sylles malgré une vive douleur dans la poitrine, cela fait un an que je vis dans le noir complet de cette cécité. Je n'ai pas eu la chance de connaître le visage de ceux qui ont parsemé ma route pendant tout ce temps, mais j'y ai gagné cette possibilité de distinguer en eux ce qu'il y a d'invisible aux yeux des voyants. Le sens de cet invisible, je n'ai eu cesse de l'interroger, et je doute le comprendre pleinement encore aujourd'hui ; mais ce que je sais, c'est qu'il m'a permis, au bord de la mort, de déceler en cette jeune fille le pouvoir qui peut-être nous sauvera tous.
- Shiron, Sylles, soupira Nohandsen, je ne peux pas prendre la responsabilité de cette décision.
- J'irai, répondit brutalement Impa."
Nohandsen ne fut pas le seul à fixer la jeune fille d'à peine dix-huit ans comme si elle avait blasphémé en pleine cérémonie religieuse ; elle avait pétrifié tout le monde, à l'exception de son père et de Sylles.
"Tu... Pourrais-tu répéter ? balbutia le roi.
- Sire, depuis que nous sommes exilés céans, je me suis employée à respecter la mission de notre tribu. Mon père et Sashiro vous aidaient par les armes, de même que ceux des nôtres qui nous ont rejoint par la suite ; mon grand-oncle vous aidait par ses conseils. Je vous aidais en servant votre épouse, mais s'il s'avère, comme mon père le pense, que je puisse vous offrir mon aide à la guerre, je me présente à genoux devant vous pour accomplir mon devoir.
- Relève-toi, mon enfant. Ton courage et ta loyauté sont admirables.
- Permettez-moi de gâcher ce grand moment d'espérance et de bons sentiments, coupa Viscen, mais nous avons là un autre problème. En effet, croyez-vous que nos ennemis laisseront cette jeune fille arriver comme une fleur devant leur démon pour le sceller ?
- Alors, il suffit de leur donner une autre cible, répondit Sashiro. Et, attendu que je suis le dernier Sheikah encore en état de tenir une arme, je vais m'en charger. Je suis également de la famille de cette petite, il est de mon devoir de la protéger jusqu'au bout.
- Mais ma parole, s'exclama le capitaine hylien, ils veulent tous mourir, dans cette famille ! Cela étant... Si vous allez à la rencontre de nos ennemis pour faire une diversion, je veux vous accompagner.
- L'action de cette jeune fille sèmera le désordre dans leurs rangs, dit Ganondorf sans leur laisser le temps de répondre. Ce sera l'occasion pour mon armée d'intervenir et de leur saper tout espoir de victoire. Ils se rendront sans combattre plus, et ce sera une victoire éclatante !
- Quelle ironie n'est-ce pas ? demanda Sylles dans le vide.
- Quoi donc ? l'interrogea son oncle.
- Cette guerre a vu le jour parce que les Hyliens, les Sheikahs et les Gerudos ne pouvaient se supporter. Aujourd'hui, contre une rébellion informe, nos trois peuples se battent ensemble, et c'est côte à côte que leurs soldats tombent au combat...
- Aussi longtemps que le royaume sera uni, il se divisera. Aussi longtemps que le royaume sera divisé, il s'unira."
Pour la dernière fois, on sella les chevaux. Nohandsen voulut offrir sa propre épée à Sashiro, il déclina, préférant se battre avec une lame qu'il connaissait. Le roi promit également de promouvoir Viscen chevalier, ce à quoi le militaire répondit que ce genre de choses devraient être discutées si et seulement s'il revenait en vie. Impa était grande, aussi lui trouva-t-on sans peine une cotte de mailles à sa taille. Shiron lui offrit Yamitana. Sylles tint à offrir à Sashiro sa propre cape kokiri. L'orage avait cessé, laissant la plaine se faire balayer par un vent solitaire mais qui n'avait rien de la violence de la matinée. Il devait être midi, on ne savait pas. Les sentinelles de la porte s'écartèrent et, pour la dernière fois, la danse endiablée des sabots se fit entendre.
Ils chargèrent en triangle, droit vers la porte du fortin. Les flèches churent dru, ils tombèrent un à un mais ils ne cédaient pas. A quelques mètres à peine de la porte, Sashiro fit un signe à Viscen ; aussitôt la moitié des soldats suivirent le capitaine hylien et contournèrent les murs tandis les autres s'engouffrèrent dans le fort après que Sashiro en eut brisé la porte. Bongo sembla alors occulter la totalité du ciel et chercha à écraser Sashiro de son poing ; habile cavalier, celui-ci esquiva le coup et entraîna le démon jusqu'à l'autre bout du fort, faisant par là d'une pierre deux coups. Tarot, que la bataille avait fait chef, manqua d'attention et ne put, à l'inverse de Sashiro qui semblait le moquer, éviter une frappe de Bongo. Sa tête explosa, répandant sa cervelle jusqu'au sommet de la barricade ; mais par là, Sashiro avait forcé le démon à tourner le dos à son véritable adversaire. Impa profita de cette ouverture et poignarda Bongo à l'omoplate. A ce moment précis, Viscen et ses hommes surgirent par le côté du fort que le démon avait entièrement détruit quelques heures plus tôt, donnant à Sashiro le temps d'improviser une attaque spectaculaire. Le Sheikah utilisa sa magie pour n'invoquer ni le feu ni la glace mais la foudre, et il ne dirigea son attaque ni vers un homme ni vers un Bokkoblin, mais sur Yamitana, plantée dans le dos de Bongo. L'attaque eut l'effet escompté : le sabre, chargé d'électricité, attira à lui le dernier éclair que pouvait cracher le ciel. L'éclat de lumière fut aveuglant et assomma Bongo sur le coup. Impa put alors réciter une formule et le démon, pris d'une vive souffrance, commença à se débattre ; elle descendit de cheval et s'approcha de la créature jusqu'à se retrouver face à son cou tranché. Soudain, elle dégaina la dague qu'elle portait à la ceinture et l'enfonça dans la cicatrice de l'exécution. L'ombre fut comme aspirée dans l'arme jusqu'à ce qu'il n'en restât plus rien. Des rebelles hyliens fondirent sur la jeune Sheikah avant d'être interceptés par Sashiro, qui sacrifia par là son cheval. Mais ce qui aurait pu être le suicide achevant un acte héroïque n'eut pas lieu, car à ce moment Ganondorf, honorant sa promesse, envoya ses soldates au combat. La résistance ne se fit que très peu sentir. Personne ne voulait se battre. Les Bulblins s'enfuirent, Ganondorf n'ordonna pas qu'on les poursuivît, ils n'auraient eu aucun nouveau grief pour attaquer les vainqueurs. Du reste, le gros des rebelles avait été déjà tué ; ceux qui vivaient encore se rendirent.
Sashiro ramena Impa au château en compagnie de Viscen et de Ganondorf. Ils n'y croyaient pas vraiment. Derrière eux, le cortège des prisonniers. Les derniers combattants de la rébellion. La guerre s'achevait dans les larmes de leurs rêves déçus.
A l'intérieur de la cité, ce fut un grand silence. Le silence d'une victoire tellement inattendue qu'il eût été aisé de croire qu'elle fût rêvée. Sashiro, comme Viscen, ne dit rien, il se contenta d'un signe de tête à l'adresse du roi tandis qu'il suivait en marchant Impa qui, elle, courrait vers la tente où se trouvait son père. Elle l'y trouva, vivant. Sylles l'était aussi. Shiron prit sa fille dans les bras et la regarda avec ce qu'il lui resta de vue. Sylles ne pouvait se redresser, mais il attrapa la main gauche d'Impa, elle était légèrement blessée. Il frotta légèrement l'entaille, mais suffisamment doucement pour que ce fut d'affection. Ils étaient reconnaissants, à elle comme à Sashiro qui entra dans la tente.
Shikashi ne dit mot, et le silence des conseillers parle avec plus de force que tous les mots d'une langue. Ce qui avait dû être dit avait été dit, alors Nohandsen s'avança vers les deux hommes. Le roi les gratifia d'un unique merci contre la promesse d'être le roi bon et unificateur dont Hyrule avait tant besoin. A Viscen, Sylles tendit fébrilement un sachet qu'un soldat lui avait offert, un sachet d'herbe à pipe ; Viscen serra la main de son ancien compagnon et sortit de la tente. Nohandsen et Ganondorf lui emboîtèrent le pas. Sashiro, Shikashi, Impa, Shiron et Sylles: il ne restait plus que des Sheikahs dans la tente, les derniers de la tribu.
"Sashiro... fit Shiron. Tu es le plus grand imbécile qu'Hyrule ait connu, mais Hylia soit louée, elle m'a offert de commander au meilleur imbécile de tout Hyrule.
- Je croyais que c'était moi, l'imbécile, plaisanta Sylles.
- Toi, tu n'es pas un imbécile, mais un empêcheur de tourner en rond.
- C'est vous, les imbéciles, répondit Sashiro sans retenir ses larmes. Est-ce que tout ça valait ce prix ?
- Oui, Sashiro, ça valait ce prix. Cette guerre, nous en portons la responsabilité, Sylles comme moi. Nous étions les héritiers inconscients de la lourde responsabilité de devoir l'éviter. Nous fûmes les pères de la guerre, comme destinés à la faire pour vous offrir la paix.
- La guerre fait des victimes et demande des sacrifices, ajouta Sylles, et il fallait y mettre un terme.
- Vous m'avez désobéi, tous, les deux, soupira Shikashi le regard triste. Vous avez joué aux héros.
- C'est sans doute vrai, mon oncle, répondit Shiron. Mais si cela a permis d'apporter la paix en Hyrule, alors je me moque que l'on chante mon nom où qu'il tombe dans les méandres de l'oubli.
- Je n'avais cure de l'héroïsme, ajouta Sylles en retenant un gémissement. Je voulais juste que cela se termine, et sans lui cela n'aurait pu être possible.
- Et j'ai moi aussi joué mon rôle. Acceptez-le comme un cadeau de ma part.
- Accepte alors en retour que notre famille soit, fit Shikashi, si cela peut encore être, unie. Jusqu'au bout."
Le vieil homme prépara alors du thé, lui qui excellait dans cet art. Il prit cinq tasses, les remplit et servit ses neveux, Sashiro et Impa. Les cinq derniers Sheikahs burent alors, au milieu de la cité hylienne qui se réveillait sans trop y croire du cauchemar de la guerre, cette boisson que leur aïeul Shiro avait découverte dans les confins de l'Ouest, dans les terres des Gerudos. Ils vidèrent leur tasse, lentement, en échangeant maintes anecdotes de famille comme pour retarder l'inévitable. Mais le thé arriva à sa fin, et Shikashi emmena Impa et Sashiro au dehors. Impa était en sanglots, Shikashi l'accompagna dans les souterrains du château pour retrouver la reine et lui annoncer la fin de la bataille. Sashiro, seul, marcha jusqu'à l'entrée de la ville. Dans un coin d'herbe, on avait posé le corps d'Aisho ; personne n'avait osé y toucher. Sashiro le salua et alla, à pied, jusqu'au fortin dans la plaine. Il était vide de vie et plein de mort. Yamitana fumait encore au milieu des décombres. Sashiro récupéra le sabre, et rentra.
Shiron et Sylles étaient seuls. Ils ne se dirent rien. Il s'étaient tout dit pendant que Sashiro et Viscen escortaient Impa pour arracher la victoire des mains de la rébellion. Pendant le temps sans horloge d'une attente insensée ils fixaient, aveugles, les peaux qui leur servaient de toiture. Ils respiraient fort, toussant parfois. Finalement, se sentant happé par le puis de l'éternité, Sylles lâcha échapper un
"Merci, Shiron.
- C'est à moi de te remercier. Tu m'as sauvé. Même si je vais y rester, Hyrule te doit la paix.
- Merci de m'avoir pardonné.
- Nous en avons déjà parlé.
- Je sais, mais merci quand même.
- Merci à toi d'être revenu.
- Crois-tu que les étoiles brillent dans la mort pour les aveugles ?
- Même les aveugles ont leurs étoiles, Sylles.
- Adieu, Shiron.
- A plus tard, tu veux dire !"
Ils se turent. Sylles entendit un insecte. Ce devait être une mouche. Mais elle lui rappela les lucioles qui se posaient sur la jeune Hotaru. Il sentit le froid le prendre, il se rappela les neiges éternelles des montagnes. Fébrilement, il leva la main. La mouche finit par s'y poser, il souffla alors sur l'animal qui fit quelques tours dans la tente avant de partir, de voler vers le monde meilleur dont il avait tant rêvé. Le Sheikah prit une grande inspiration, ouvrit les yeux. C'est alors que, relâchant l'air prisonnier de sa bouche il eut l'impression que celle qu'il avait aimée lui prenait la main avec douceur. Le soupir s'envola dans la tiédeur de la tente, et sous les peaux de chèvre, l'aveugle vit les étoiles.
Shiron le regarda longuement sans le voir. Il rassembla ses dernières forces pour se redresser et lui ferma les paupières avant de se laisser retomber sur son lit. Qu'avait donc vécu Sylles pendant cette année ? Avait-il été malheureux ? Avait-il été heureux ? Y avait-il un sens à retirer de tout ce qui s'était passé ? Il l'ignorait, il l'ignorerait toujours. Serait-il, lui, l'irascible Shiron, un héros de guerre ? Il n'avait pu retenir son belliqueux cousin dans la folle entreprise de défendre la fierté de leur tribu par n'importe quel moyen. Il voyait depuis ses ténèbres la lumière que Sylles avait fini par trouver. Peut-être sa mise à mort par sa propre volonté avait été légitime, pour la paix, pour tant de grands mots et d'idées abstraites, mais il regrettait de n'avoir eu le temps de profiter de cette paix qu'il avait appelée de ses voeux et de ses armes. Il n'était après tout qu'un homme, fils de son époque, né comme pour faire la guerre amorcée par ses prédécesseurs. Était-ce donc une injustice qu'il mourût, lui, dans la pénombre d'une victoire au goût amer pour payer les caprices de l'Histoire ? Peut-être, mais il avait fait ce qu'il devait faire. Et s'il devait partir en ce jour, rejoindre son cousin dans l'immensité d'un autre monde, il partirait avec cette inaliénable fierté. Héros peut-être anonyme d'une guerre que personne n'avait voulue, il rassura sa tristesse en lui assurant de mériter autant en bien qu'en mal le sort qui était le sien. L'épuisement finit par avoir raison de ses pensées, et ne pouvant plus longtemps réfléchir en cascade, il s'offrit aux présents de son ouïe. Un oiseau chantait. L'orage avait donc cessé pour de bon. Et la guerre ? Avait-elle réellement pris fin ? Une petite fille imita l'oiseau. Il y avait donc des enfants dans la ville. Shiron se surprit à sourire : c'était fini. La paix, enfin.
On ne fit pas de funérailles grandioses pour Shiron et Sylles. Shikashi ne l'avait pas voulu, il savait qu'ils n'auraient pas apprécié. Leurs dépouilles furent ramenées à ce qui restait de Fort-le-Coq, chez eux. Sashiro et Viscen menaient le convoi, et le premier reçut des mains de Mutoh le sabre que Shiron avait laissé dans les ruines de leur village. On enterra les deux hommes à l'entrée du cimetière afin que les sacrifices de la guerre ne soient inconnus de personne ; à la demande de Nohandsen, une pierre tombale remerciant la tribu des Sheikahs fut taillée pour les deux hommes qui, tous le savaient, avait toujours refusé qu'on les érigeât en héros de guerre. Sashiro entreposa le sabre de Shiron à côté de son propriétaire et après une brève cérémonie, il s'en alla dans les montagnes, Yamitana à la ceinture. Mutoh lui avait indiqué l'itinéraire par lequel, des mois auparavant, lui et les réfugiés étaient parvenus dans la vallée. Le Sheikah suivit le chemin jusqu'à atteindre le sommet d'une falaise. Là, il mit pied à terre et regarda les brumes estivales qui faussaient l'appréciation de l'altitude. Les cimes semblaient s'en extirper semblablement à un homme qui remonte à la surface des eaux pour ne point se noyer, elles flottaient comme des navires fantomatiques sur un océan de nuages. Un aigle survola la mer de brume, quelques marmottes sifflèrent. Sans un bruit, Sashiro décrocha le fourreau de Yamitana de sa ceinture, et lança le sabre dans le vide.
A son retour à la cité hylienne, il chercha un endroit où loger, attendu que ses quartiers avaient été détruits pendant la bataille. Il refusa toutes les offres qu'on lui fit, et choisit finalement de partager à l'auberge la chambre de Viscen le temps que soit réparée la cité. Il paya d'avance un mois entier au tavernier et coupa court aux négociations quand Viscen s'offusqua que le Sheikah avait également payé pour lui. Durant les jours qui suivirent, la priorité fut au nettoyage, bientôt interrompu car on s'affairait à préparer le couronnement de Nohandsen en tant que Roi d'Hyrule. Sashiro, qui s'était fait discret et silencieux, apprit que le roi tenait absolument à sa présence à ses côtés. Viscen, avec qui il avait sympathisé à la taverne, ne fut guère surpris de voir Sashiro ne se procurer aucun atour noble et préférer se rendre à la cérémonie vêtu d'une simple tunique d'un bleu nuit uni, mais non sans porter la cape de Sylles.
La bataille n'avait qu'une semaine et demie, et ce fut dans une cité aux incendies tout juste éteints que l'on couronna le roi. Cela eut lieu sur le perron du château, Nohandsen tenait à ce que cet honneur lui soit accordé à l'extérieur, avec son peuple, et non dans l'élitisme de ses murs. Par ailleurs, chaque Hylien présent lors du siège le savait, même blessé, même lorsque ses vassaux chargeaient à sa place, le roi n'avait pas délaissé le pavé de sa cité. Il était resté auprès des blessés, à les rassurer, à leur promettre la victoire, et même celle-ci advenue, il avait insisté pour aider à enterrer les morts. Ce jour là, bien que vêtu de son armure, bien que portant la cape vermeille des rois d'Hyrule, il voulait ressembler plus à un protecteur qu'à un dirigeant. Chacun prit place pour la cérémonie d'un côté ou de l'autre de l'escalier qui menait à la grande porte. Sashiro se tenait sur l'avant-dernière marche à droite en montant avec Impa et Viscen, juste en-dessous de la reine. En face d'eux, Do Bon des Zoras et Darunia des Gorons avec leur délégation. Ganondorf avait décliné l'invitation. Jusqu'en bas de l'escalier se tenaient les nobles puis, dans toute la cour extérieure, s'était amoncelé le peuple. Nohandsen remonta à cheval le chemin depuis la place du marché, et une fois arrivé dans la cour il laissa son cheval à un soldat avant de continuer, la tête haute et le regard fier, sa marche jusqu'à la porte où l'attendait Shikashi. Un hibou se fit remarquer, volant en cercle au dessus de la tête de celui qui allait devenir le roi de tout Hyrule. Ce titre, ses ancêtres l'avaient porté, et il voyait dans cette cérémonie l'occasion de le reprendre, mais si l'épreuve de la force avait été réussie, il s'apprêtait désormais à porter sur la tête le poids de toute la reconnaissance d'Hyrule comme son souverain légitime. Il monta une à une les marches, lentement, sans accorder un regard à quiconque, les yeux fixés sur la couronne d'or que Shikashi tenait dans ses mains. Quand il arriva à la hauteur du vieillard, il posa un genou sur le sol tandis que le Sheikah prononça ces paroles :
"Nohandsen premier de ce nom, descendant de la Déesse, roi des Hyliens, vous êtes aujourd'hui amené par le sacrifice de vos serviteurs sur le champ de bataille et l'acceptation des peuples unis d'Hyrule à recevoir cette couronne que portèrent jadis vos aïeux. Aujourd'hui, Nohandsen d'Hylia, vous recevez de tous ceux qui foulent cette terre l'honneur de porter le titre de Roi d'Hyrule comme le firent jadis vos ancêtres lorsqu'ils protégèrent chacun de leur sujet, quel que fût son sang, comme s'il fût de leur maison contre les menaces qui pesaient contre notre monde. Cette couronne fut forgée pour rallier tous les peuples d'Hyrule sous une seule et même bannière pour lutter contre l'ennemi commun qui cherchait à étendre ses viles ténèbres sur ce monde de lumière. Aujourd'hui, Nohandsen, nous autres, Hyruléens, victimes de nos guerres fratricides, pensons que le temps des divisions doit prendre fin, et c'est vous que nous choisissons comme monarque afin d'assurer à jamais la paix et la prospérité dans Hyrule. Puissiez-vous faire honneur à cette tâche que nous vous déléguons aujourd'hui après tant d'années de conflit. Il est temps qu'Hyrule retrouve sa gloire d'antan, et cela ne pourra se faire sans son roi. Jurez-vous par les Déesses fondatrices de ce monde, Nohandsen d'Hylia, d'être ce roi ? Jurez-vous loyauté et fidélité au peuple d'Hyrule dans son unité et sa différence ?
- Par les Déesses fondatrices de ce monde, je le jure.
- Lui jurez-vous protection et abnégation ?
- Par les Déesses fondatrices de ce monde, je le jure.
- Jurez-vous de donner votre vie pour votre peuple et d'honorer le sacrifice de la Déesse ?
- Par les Déesses fondatrices de ce monde, je le jure.
- Ainsi soit-il. Au nom d'Hyrule tout entier, investi de la voix des peuples qui parsèment ses terres, je vous proclame, vous, Nohandsen d'Hylia, Roi d'Hyrule et gardien du don des Déesses. Puisse l'oiseau royal voler à jamais dans le ciel d'Hyrule. Longue vie au roi !"
Shikashi posa la couronne d'or sur la tête de Nohandsen qui se retourna en se levant. Tous, nobles comme pauvres, s'agenouillèrent devant leur souverain. Le roi prit la main de son épouse et fit un signe à Shikashi, lequel sortit d'un petit coffret une couronne en argent et la tendit au roi pour qu'il pût lui-même couronner sa reine. Le roi regarda successivement Sashiro, Darunia et Do Bon, tous trois s'inclinaient ; il n'y aurait nul besoin de cérémonie d'allégeance. Mais à peine eut-il vu Viscen qu'il lui demanda de s'approcher.
"Capitaine, fit-il, je n'ai pas oublié votre bravoure. Je n'ai pas non plus oublié ma promesse. Je veux que ma première action en tant que Roi d'Hyrule soit de l'honorer.
- Sire, c'est pour moi un honneur que de vous servir.
- A genoux, capitaine !"
Viscen s'exécuta. Le roi tira de son fourreau son épée et posa la lame sur l'épaule du soldat.
"Je ne vais pas vous demander de jurer quoi que ce soit, car c'est moi qui suis votre débiteur. Je conçois qu'il n'est guère conforme aux us et coutumes de la chevalerie d'Hyrule de procéder ainsi, mais j'ai ouï dire qu'il fut un temps où les hommes n'avaient besoin que de leur courage et de leur abnégation pour qu'on les appelât chevaliers, et je suis bien incapable de compter ceux qui auraient mérité ce titre et qui aujourd'hui reposent dans la terre d'Hyrule qui les a vus naître. Avec eux, vous avez combattu avec vaillance pour que revivent la paix et la justice. Jusqu'aux derniers instants de cette guerre, vous étiez au front à faire corps entre la tyrannie et la liberté. Vous n'avez pas besoin de me faire de serment. Vous pouvez vous relever dans la fierté, chevalier."
L'après-midi fut chaude. On célébrait la venue d'un jour nouveau tout en continuant de déblayer les décombres. Sashiro avait refusé de prêter allégeance au roi, arguant qu'en acceptant ainsi le titre de chef des Sheikahs il n'aurait dirigé que du vent, que sa tribu s'était éteinte dans la guerre, mais il avait accepté de bon coeur d'occuper la place de conseiller militaire du roi ; tout juste adoubé, Viscen l'avait invité à fêter cette nomination à la taverne. Impa s'occupait de l'héritière du trône tandis que la reine distribuait à manger aux orphelins de guerre. La cour intérieure du château semblait quant à elle miraculeusement épargnée par les affres de la bataille, à la bonne surprise du roi et de Shikashi qui s'y promenèrent. Shikashi aperçut des fruits dans un cerisier, en cueillit plusieurs et donna la moitié de sa récolte à Nohandsen. L'année n'avait pas été bonne pour les moissons et les vergers avaient eux aussi payé le tribut de l'hiver ; les cerises avaient été tardives. On les avait attendues, car dans la chair sucrée des cerises se noient les préoccupations et les soucis de la saison froide ; sa douceur efface les maux et procure à celui qui la mange le doux repos d'un fruit d'été. Shikashi en mangea une, savourant sa suavité rare.
"Dites-moi, vieil homme, demanda Nohandsen, que comptez-vous faire maintenant que la guerre est terminée ? Me ferez-vous l'honneur de demeurer dans mon château pour me prodiguer vos conseils ?
- Je ne vous ferai pas l'affront de partir comme un voleur en arguant la fin des nécessités militaires, mais je vous demanderai de ne pas me faire celui de me demander de rester plus longtemps que l'exigera la reconstruction du royaume d'Hyrule.
- Pourrais-je vous demander l'objet de cette restriction ?
- Sire, j'ai consacré toute ma vie à servir les chefs de ma tribu. Durant ces années de bons et loyaux services, j'ai eu l'occasion d'enterrer mes deux frères et mes deux neveux. Il est temps, je crois, de prendre ma retraite, sans vouloir vous offenser.
- Vous ne m'offensez nullement. Je peux comprendre votre réticence à rester dans ce monde cruel qui est celui du pouvoir. Mais puis-je vous demander si, au-delà même de notre victoire, vous croyez vraiment à la possibilité de bâtir un monde meilleur ?
- Je ne sais pas, Nohandsen. Sans doute ai-je passé l'âge de rêver, mais céder à ce désespoir teinté de cynisme ne serait pas faire honneur à la mémoire de ma famille qui presque entière dort sous terre avec ses ambitions et ses désillusions. Vous me demandez si nous pourrions bâtir un monde meilleur, mais ce monde n'a jamais cessé de garder la beauté divine qui lui a été instillée par les démiurges. Mais cette beauté semble désormais cachée à bien des regards, et notre monde semble avoir perdu sa magie, abandonné à bien des volontés égoïstes plus soucieuses de leur éphémère existence que de ce cadeau commun qu'est la terre d'Hyrule. Il fut une époque où Hyrule n'avait pas besoin de roi, où la chevalerie n'avait pour but que de protéger notre monde des démons qui voulaient sa destruction. Mais aujourd'hui, le souvenir d'Hylia ne réside plus que dans le nom d'un peuple qui, loin d'être le seul, a oublié ses racines et la nature commune à chacun a cédé la place à la propriété terrienne. Les Minishs nous ont tourné le dos, condamnés à ne hanter que les pages des livres d'Histoire avant de sombrer tels la Déesse dans les méandres de l'oubli. Les Déesses ont laissé le monde aux hommes le loisir de le conquérir, Nohandsen. Pour le meilleur et pour le pire.
- L'Histoire est un fleuve tumultueux, Shikashi, mais je ne crois pas qu'il puisse suivre son cours de l'aval vers l'amont ; il nous faut faire le deuil de notre passé et regarder vers l'avenir, car ce ne sont pas nos regrets qui nous feront avancer. Mais vous, vous semblez croire qu'Hyrule est voué à disparaître...
- Je le crois, en effet. Car Hyrule s'est condamné dès le moment où Hylia a scellé le destin du monde dont elle était la gardienne dans celui des hommes. Un jour, peut-être, les dieux abandonneront-ils Hyrule pour de bon, et ce jour-là, seuls aux commandes, nous irons droit à notre perte. Tôt ou tard, le monde tel que nous l'avons connu disparaîtra pour, je l'espère, renaître sous de meilleurs augures.
- Puisse l'avenir vous donner tort et assurer la pérennité d'Hyrule. Notre monde peut très bien se passer de la Déesse, pour autant qu'il ait un monarque digne de ce nom à sa tête.
- Vous parlez comme un roi.
- Quoi de plus normal pour un roi ?
- Rien, et c'est précisément pour cela que je souhaite prendre ma retraite, que j'estime bien méritée."
Le vieux Sheikah avait froidement regardé son monarque droit dans les yeux en disant ces mots, il lui faussa alors compagnie, continuant sa promenade en solitaire.
La reconstruction de la ville prit moins de temps que prévu car nombreux furent les Gorons et les Zoras qui étaient venus prêter main forte aux Hyliens ; quant aux Gerudos, elles n'abusèrent pas de l'hospitalité du nouveau roi d'Hyrule. Ganondorf fit repartir ses troupes dans leur désert natal sans demander le moindre paiement pour son aide, assuré que la confiance de Nohandsen lui était acquise. Il ignorait, en s'en doutant néanmoins, qu'il n'avait pas celle de Sashiro, lequel intercéda auprès du roi pour que cet autre monarque, s'il ne prêtait pas allégeance, n'ait aucun geste en retour. Nohandsen ne tint qu'à moitié compte de ce conseil, nommant Ganondorf conseiller spécial du roi d'Hyrule et refusant de lui donner quelque information sur la Triforce. Peu après le départ des Gerudos, Nohandsen confia un joyau ancestral à Darunia et un autre à Do Bon en signe de l'amitié éternelle qui les liait, non sans leur dire que la réunion de ces pierres alliée au pouvoir de la famille royale permettait d'ouvrir les portes du Saint Royaume. Il en offrit un troisième à Gaebora Kaepora pour qu'il le donnât à l'Arbre Mojo, révélant par là à Shikashi, seul témoin de la scène, qu'il connaissait l'identité de ce hibou. Après cela, après avoir découvert que le roi avait gardé ce secret pour lui sans en informer ses plus proches conseillers, ne gardant qu'une confiance minimale dans ses vassaux Sheikahs, le vieux renard refusa de remettre les pieds au château à moins que le motif de sa convocation ne fût impérieux ainsi que d'entendre parler de quoi que ce fût qui eût un rapport de près ou de loin avec la Triforce.
Les jours puis les semaines passèrent. L'été s'écoula, laissant sa place à l'automne qui à son tour céda la sienne à l'hiver. La vie en Hyrule semblait reprendre un cours normal, comme si les combats n'avaient été qu'une parenthèse dans le vagabondage infatigable du temps. Mais quand vint à nouveau la saison des cerises, et avec elle le premier anniversaire de la fin de la guerre, nombreux étaient ceux qui se rappelèrent qu'elle ne s'était pas achevée sur un armistice mais sur une rébellion écrasée et des prétentions anéanties par ceux qui s'était réclamés d'un pouvoir légitime. On tentait de se convaincre que cette guerre n'était que la conséquence de l'avidité de quelques-uns et que, finalement, elle n'était guère autre chose qu'une redite de l'union des peuples d'Hyrule dans les temps jadis pour se défendre contre les démons. Mais ce n'était qu'un jeu d'âmes brisées pour se bander l'esprit et refuser de voir que malgré l'alliance tacite d'un homme avec des forces démoniaques, celle-ci ne concernait qu'un seul homme, et que l'ennemi n'était autre que l'ami de la veille. On refusait de voir dans cette guerre ce qu'elle n'avait jamais, au fond, cessé d'être : une guerre civile.
La colline et fortin où s'était déroulée la dernière passe d'armes furent offerts au premier qui s'engagea à réutiliser le terrain au bénéfice du royaume ; Talon, arrivé deux mois après le siège à la capitale, se fit remettre le titre de propriété en mains propres par le roi contre la promesse d'être fourni en chevaux, marché que le paysan accepta de bon aloi. Au même moment, la princesse Zelda trottait dans les jardins du château sous les yeux attentifs de sa mère. Bien qu'elle ne fût âgée que d'une année, la princesse ne requerrait plus l'omniprésence de quelqu'un pour aider la reine. Impa, sa charge de nourrice allégée, partageait ainsi son temps entre la cour royale et la vallée où elle avait vu le jour, se chargeant de coordonner la fondation d'un nouveau village qu'elle voulait à l'image de l'Hyrule rêvé par son père jusqu'au jour de sa mort : cosmopolite. Mais elle se refusa, quand il fallut trouver un nom à ce village, à renoncer pleinement au passé. Tous les Sheikahs connaissaient l'anecdote : Shiro, arrivé dans la vallée à l'aube avec le reste de la tribu, avait été interrompu dans ses pensées par le chant d'un coq heureux de voir le soleil se lever et avait alors décidé de nommer l'endroit Fort-le-Coq en hommage à l'oiseau qui célèbre l'aurore. Cette guerre qui s'achevait était en quelque sorte la nuit d'une époque qui, révolue, s'effaçait pour que se lève un nouveau jour. Shikashi et Sashiro, qui vivaient désormais dans une petite maison de la ville offerte au plus âgé par le roi en personne, lui avait tous les deux confié qu'ils étaient des hommes du passé tels que l'avaient étés Shiron et Sylles qui s'étaient sacrifiés pour qu'Hyrule entre dans une nouvelle ère, mais dans laquelle ils n'auraient pas eu leur place. En pied-de-nez à l'endroit du passé, du présent et de l'avenir, Impa choisit ainsi un nom à l'image de celui qu'auraient choisi ses ancêtres mais sans choisir le même : Cocorico.
Des pleurs de bébé résonnèrent dans toute la forêt. Il avait faim.
"Fado ! Va lui trouver quelque chose à manger, fit la voix rauque de l'Arbre Mojo.
- Mais... il fait nuit noire !
- Préfères-tu qu'il réveille tout le village ? demanda Shiro, présent dans la clairière.
- D'accord, d'accord... Je vais lui faire de la purée de noix..."
La Kokiri s'éloigna. Gaebora Kaepora se posa sur une branche de l'Arbre Mojo.
"Shiro ! Tu empestes le chien mouillé ! lança le hibou.
- C'est toujours mieux que de devoir régurgiter des cadavres de souris, rétorqua le Sheikah.
- Il faudra que tu nous expliques, Mojo... demanda Gaebora sans tenir compte de la moquerie de Shiro. Pourquoi avoir recueilli cet Hylien ? Il n'est pas à sa place ici !
- Peut-être, mais je ne pouvais pas décemment le laisser mourir alors qu'il n'était qu'un nourrisson. Et puis, j'ai le sentiment qu'il n'est pas arrivé dans cette forêt par hasard.
- Je suis obligé d'approuver, dit Shiro, ce petit a quelque chose de spécial.
- Il est vrai que cette forêt a des pouvoirs qui nous dépassent tous les trois, opina Gaebora. Il ne se passe pas une époque sans qu'elle soit le théâtre d'un événement dont dépend le destin du monde.
- Ferais-tu allusion à l'arrivée de tes parents dans cette même forêt ? demanda Shiro sans une once de sarcasme.
- Par exemple. Mojo est le gardien de cette forêt, il doit en sentir le pouvoir et la spiritualité mieux que nous deux réunis.
- Il est vrai qu'elle fut la demeure d'Hylia, fit remarquer Shiro, bien avant ta propre naissance. Aujourd'hui, la taille de la forêt a grandement diminué, et ce qui en fut autrefois le centre est aujourd'hui une véritable ville. Ville d'où vient l'enfant, d'ailleurs. Ah, ça y est, je ne l'entends plus, il doit manger.
- Il est promis à un grand destin, ajouta l'Arbre Mojo. Je crois en effet qu'il soit la clef de notre destin à tous, et de celui d'Hyrule tout entier.
- Si ce que tu dis est vrai, répondit Gaebora, alors il est de notre devoir de veiller sur lui."
Shiro l'aveugle regarda autours de lui. Les limbes n'étaient pas un endroit spécialement agréable pour les errements de l'esprit, mais il y était tranquille. Les images d'un Hyrule fantôme se dessinaient dans les brumes, ça et là émergeaient des nuages un souvenir de la Montagne de la Mort, du Lac Hylia, de Fort-le-Coq. Cela faisait un moment qu'il n'écoutait plus la conversation entre Gaebora et l'Arbre Mojo. Le premier, sous forme humaine émergea soudain au milieu du brouillard.
"Rauru ! Je te préfère sous cette forme !
- Je te retourne le compliment. Tu nous as faussé compagnie...
- Je suis déjà intervenu dans le monde des vivants, Rauru, répondit Shiro en tirant une bouffée d'herbe à pipe. Je ne vous aiderai pas à faire de ce gamin un héros.
- A ta convenance. Et puis, il est vrai, comme tu le dis, que tu as déjà joué ton rôle.
- On ne sauvera pas ce monde de sa malédiction, tu le sais, n'est-ce pas ?
- Même morts, soupira Rauru, nous restons des pions sur le vaste échiquier des Déesses. J'ignore de quelle teinte sera l'avenir.
- Cette guerre qui m'a pris mes descendants visait la Triforce, Rauru. Ce n'est ni la première ni la dernière. Je crains que le mal dont nous redoutions tant le retour n'ait finalement refait surface.
- Oui, et à l'Ouest, rêva Rauru, là où se trouvait le premier Temple du Temps. C'est là que tout à commencé, et que tout recommencera...
- Ça n'en finira donc jamais... Enfin... Tu fumeras bien un coup avant d'y aller ?
- Non, Shiro, tu sais que je n'aimais déjà pas ça de mon vivant alors encore moins dans cet état.
- Très bien, garde ton austérité et je garderai ma pipe. Au fait, comment avez-vous nommé le petit ?
- Link.
- Comme...
- Comme mon père."
Rauru disparut dans le brouillard sans laisser le temps à Shiro le temps de répondre. Le vieux Sheikah fit deux ronds de fumée, remit sa pipe sans sa ceinture et s'en alla errer dans le flou de cet espace sans borne. Il s'arrêta, levant des yeux qui pouvaient le guider dans le territoire de brume. Là, devant lui, l'impérissable souvenir d'un colossal bâtiment usé par les affres du temps, lui qui l'avait pourtant honoré pendant tant de siècles. C'est alors que, face à ce qui fut autrefois la porte vers la Triforce, Shiro rit aux éclats.
Qu'ici s'achève cette histoire et qu'en commence une autre.
FIN
Ce texte a été proposé au "Palais de Zelda" par son auteur, "Salem". Les droits d'auteur (copyright) lui appartiennent.