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L'Hyliade

Ecrit par Salem en septembre 2013

Chapitres 1 à 14   •   Chapitres 15 à 20

Quand vous lirez ceci, vous vous poserez la question : "est-ce du Zelda ?" Oui et non. Ce qui suit est l'histoire d'une guerre, celle qui s'est déroulée une dizaine d'années avant OOT. Et la guerre, ce n'est pas du Zelda ; la guerre ne se prête pas à l'héroïsme d'un homme seul. Pourtant, c'est l'histoire d'Hyrule qui est en jeu. Alors, est-ce du Zelda ? Une chose est certaine : ici, pas de légende. Ce n'est pas l'affaire de ces hommes et de ces femmes qui se sont détestés ou qui se sont aimés, ces hommes et ces femmes qui se sont battus pour une idée d'Hyrule. Nous sommes avant la légende. Point de Héros : il viendra plus tard. Mais c'est de ce déchaînement de passions qu'est né l'Hyrule d'OOT et par là même la légende du Héros. Cette histoire, c'est celle d'une légende en germination. Peu importe, donc, la véracité du récit. Peu importe que les personnages aient pu exister. Car c'est dans ce passage de l'Hyrule d'avant Zelda à l'Hyrule de Zelda que réside le sens de cette guerre. Si Zelda n'est pas encore née, ceci est l'histoire de sa venue au monde. Ceci est l'histoire de la lumière qui perce à travers les ténèbres. Et ça, mes amis, c'est du Zelda.

Chapitre 1 : Le souffle de l'hiver   up

A l'aube du quatrième jour de la nouvelle année, alors que le soleil pointait avec lassitude son pâle visage, trois cavaliers traversaient les vastes plaines de l'Est. Ils tenaient bien fermement leur étendard qui flottait au vent froid de l'hiver. L'astre de feu s'enhardit à inonder le monde de sa lumière dorée, révélant alors au nord les blanches murailles de la forteresse des rois d'Hylia. Les trois hommes s'arrêtèrent à bonne distance des lourdes portes de la capitale du royaume. L'un des trois agita alors leur drapeau, le drapeau de l'oeil. L'oeil rouge des Sheikahs. Le pont-levis de la forteresse s'abaissa, ouvrant la porte aux trois cavaliers venus des montagnes de l'est. La cité était encore ensommeillée lorsque les trois hommes en armes la traversèrent, surveillés avec méfiance par la patrouille qui leur avait ouvert les portes. Les Sheikahs vinrent annoncer au roi des nouvelles qui marqueraient l'an qui naissait.
Shiron des Sheikahs descendait de cette illustre lignée des seigneurs de l'ombre. Héritier direct du sage Shika et du vaillant Shiro dont il était l'arrière-petit-fils, il dirigeait en ces temps troublés le clan des guerriers de l'ombre avec sa trentaine d'années bien assumée. Nohandsen le Fort était alors roi de l'illustre royaume d'Hylia et maintenait par son ascendance le pouvoir des rois de lumière sur les terres du nord. La paix semblait régner sur les terres d'Hyrule aux siècles d'avant. Mais c'était les jours de jadis, et se levaient désormais avec l'hiver mordant les plus funestes augures pour les temps à venir.
Shiron, accompagné des jumeaux Shâpu et Furatto, était parti de ses terres montagneuses pour annoncer que les Gorons s'étaient levés en masse pour prouver leurs prétentions sur les territoires des Zoras avec qui ils se partageaient depuis des siècles les monts d'Ordinn, remparts éternels de la terre d'Hyrule. A la demande de Shiron d'obtenir une aide militaire pour sa place de Fort-le-Coq, laquelle pourrait se faire incessamment attaquer à cause de la mauvaise part en laquelle les Sheikahs étaient pris par leurs voisins, ce dernier obtint un refus sans appel. Nohandsen ne voulait nullement risquer d'éparpiller ses forces armées à l'heure où une menace venue de l'ouest se faisait de plus en plus forte. Dépité, Shiron ordonna à ses lieutenants de préparer son cheval et le lendemain, les trois Sheikahs s'en allaient de la ville des rois.
Après une semaine de chevauchée, les trois hommes atteignirent l'orée de leur territoire. Quelques paysans labouraient les champs qui s'étendaient devant les murs de la ville; à la vue du chef et de ses lieutenants, les plus vieux baissaient la tête et les plus jeunes la relevaient par curiosité. Shiron jouissait d'une allure qui imposait le respect, haut de taille, fort bien bâti, une chevelure légèrement bouclée, noire comme le corbeau qui croasse la nuit dans les cimetières; les deux frères à sa suite étaient de stature moins noble, mais leur crinière d'airain et leur air de fiers soldats en faisaient des hommes fort plaisants à voir. Et c'est ainsi que pénétrèrent, sous les regards admiratifs de quelques jeunes enfants, les seigneurs d'Ordinn dans la noire cité de Fort-le-Coq. La forteresse des Sheikahs, bâtie au milieu du col joignant le Mont du Péril et les montagnes blanches, se dressait fièrement devant ses défenseurs. Au sommet des tours de pierre sombre claquaient au vent les drapeaux de l'orgueilleuse tribu qui s'était enhardie à ériger pareilles défenses au milieu des contreforts montagneux. Au fond de la petite cité, sur la colline, se tenait le modeste château d'Akagan. Le château était de bois, construit pour honorer le chef de la tribu qui y logeait; c'était à la vérité une immense maison sur un tertre de pierre. La façade de la bâtisse à laquelle on accédait par une lourde porte en frêne sculpté était ornée d'un gigantesque OEil Rouge en pleurs, emblème connu entre tous de la tribu Sheikah. Le temps était maussade comme le coeur de Shiron au moment où celui-ci pénétrait dans sa demeure.
Dans la salle derrière la grande entrée était installée une large table à laquelle étaient déjà installés trois hommes. Le premier jouissait de la sévérité de l'âge, n'était pas plus haut que la moyenne mais imposait l'autorité, celui-là était vêtu d'une robe saphir et sa longue chevelure d'argent était nouée en chignon. Le second témoignait de la force de l'âge, bien qu'il cachait sa jeunesse par un chignon calqué sur celui de son aîné; le troisième homme, enfin, emplissait la salle d'une rare prestance; ses cheveux, comme Shiron, étaient d'un noir plus profond que la mort elle-même, mais à la différence de son chef ils lui descendaient impudemment jusqu'à la moitié du dos à la manière des gouttes de pluie qui ruissellent sur le carreau d'une fenêtre les nuits d'automne; il se couvrait les épaules d'une cape aussi sombre que le charbon et à sa ceinture pendait un beau sabre. Celui-là, qui rivalisait de puissance avec son maître, se nommait Sylles, général des armées Sheikahs, c'est-à-dire qu'il eût été vice-roi si Shiron avait porté une couronne, mais surtout il était le cousin paternel de Shiron. Les deux autres étaient respectivement Shikashi, l'autre oncle paternel de Shiron et conseiller de choix, et Sashiro, responsable de Fort-le-Coq en l'absence de ses supérieurs, autrement dit le troisième homme le plus puissant de la tribu. A la tablée du seigneur siégeaient les plus illustres d'entre tous les Sheikahs, et tandis qu'une servante apportait à manger et à boire, Shiron se fit retirer ses vêtements seigneuriaux pour rester en tunique, plus humble tenue qu'une cotte de mailles tressée. Furatto et Shâpu décidèrent de ne retirer que leur mince armure : en bons militaires qu'ils étaient, ils se refusaient à se départir de toutes leurs armes. Shiron s'assit, prit une pinte de bière, la vida et déclara avec force :
"Il a refusé."
Un murmure passa sur la table; Shiron s'apprêta à reprendre la parole quand Sylles intervint :
"Soit. Et que devons-nous faire, maintenant que Nohandsen a refusé de nous prêter main forte ?
- C'est de ça que nous devons maintenant décider, Sylles.
- Le temps nous presse, souligna le sage Shikashi, et nous devrions prendre une décision aujourd'hui même.
- Bien. Et qu'avons-nous à faire, siffla Sylles sur le ton du sarcasme, sinon combattre ?"
Le murmure reprit. Sashiro, Shâpu et Furatto conversaient à voix basse sur les modalités d'une guerre tandis que Shiron arrachait une cuisse de faisan pour la manger en réfléchissant. Shikashi osa briser le malaise :
"Sylles, tu n'es pas le plus belliqueux des Sheikahs, ce qui me laisse à croire que ta proposition dépasse la simple plaisanterie de mauvais goût. Alors, je t'en prie, éclaire-nous.
- Seigneur Shikashi, répondit l'intéressé, il est évident que nous ne gagnerions guère à affronter les Gorons; je propose de négocier avec les Zoras pour qu'ils s'arment contre eux. La diversion ainsi provoquée nous laissera le temps, et de nous mieux préparer et d'envisager une ambition plus grande.
- Tu veux sortir l'épée contre les Hyliens, demanda Shiron avec froideur, je me trompe ?
- Parfaitement, Seigneur. Les Hyliens n'ont plus leur prestige d'autrefois, et ce n'est qu'une question de temps avant que Ganondorf, le roi des Gerudo, ne leur cherche querelle. Nous y perdrons si nous restons à leurs côtés. Et, d'ailleurs, ne serait-ce pas l'occasion de prendre notre revanche tant méritée contre ces orgueilleux qui se prennent pour le centre du monde ?
- Cousin, répondit fermement Shiron, ton ambition n'est inconnue de personne ici. Et nous savons tout autant qu'à l'égard de la lignée d'Hylia ta haine est sans pareille suite à la mort de ton père, mon oncle, dont elle est responsable.
- Je n'entendais pas raviver cette vieille blessure, mais je te remercie d'avoir rallumé ma flamme guerrière, Seigneur.
- Peu importe, pourquoi faire la guerre à Hyrule si nous jouissons aujourd'hui d'une paix paisible avec nos voisins ?
- Rien n'est moins incertain que l'avenir, répondit Sylles, et je ne crains que la paix dont tu te réjouis ne soit qu'un leurre. L'heure est à la jalousie et à l'ambition, Shiron, et je sens en moi-même que bientôt les Sheikahs devront tirer l'épée et prendre part à la guerre. Et, pour l'honneur de la tribu, il ne faut pas que cette guerre soit faite aux côtés des Hyliens, ce qui ne ferait qu'entacher plus sa fierté déjà blessée et nous renverrait, nous les descendants de Shika, dans les méandres de l'oubli, cachés comme des poules derrière l'étendard de l'Aigle Hylien !"
La violence du propos et l'appel à la fierté séculaire du peuple Sheikah semblaient avoir asséné un coup terrible à chacun, à l'exception de Shikashi qui feignait de se concentrer sur sa pinte alors qu'il transperçait ses deux neveux avec un regard si froid qu'il eût pu les envoyer dans un éternel sommeil de glace. Shiron, interloqué d'abord par les paroles ardentes de son vassal, se ressaisit et répliqua :
"Ta guerre n'est pas en marche.
- Elle ne saurait tarder.
- Elle est là, intervint le vieux Shikashi."
Shiron fut si étonné par la remarque cinglante de son oncle qu'il se leva d'un bond.
"Vous dites ?
- Shiron, l'âge ne me permet plus guère de me battre, mais mon esprit n'est pas affaibli pour autant. J'ai l'oeil acéré du Sheikah, celui qui me permet d'y voir au plus clair dans les ténèbres. C'est là le vrai sens de notre pouvoir, mon neveu. Ne vous l'ai-je pas assez enseigné, Shiron et Sylles, alors que vous n'étiez que de jeunes enfants avides d'égaler la gloire de leurs aïeux ? Car la vraie force ne se mesure pas à la puissance brute; cela étant, nulle sagesse ne saurait exister seule car sans puissance pour la défendre elle serait vaine; et cela doit s'équilibrer par une juste volonté. En tant que doyen de la tribu, je me dois de vous le rappeler, tout comme dans votre jeunesse : nous devons tout faire pour nous montrer digne de cette connaissance et ici réside tout le sens de notre présence en ce monde. Je suis Sheikah tout autant que vous deux, et je ne saurais me soustraire à la fierté que nous nous devons d'avoir. Mais jamais un jugement ne doit être fait sous l'empire de la hâte, car la hâte est le pire de tous les fléaux. Mon âge me permet de vous sermonner, hâtifs que vous êtes. Que veux-je donc vous dire ? J'ai connu trois générations de guerriers plus vaillants les uns que les autres et j'ai vu par trois fois le commandement de la tribu changer de main pour échoir au fils de feu son père. Aussi dois-je t'éclairer de ma longue expérience, Shiron : la guerre, a dit justement Sylles, est à nos portes. Elle éclatera sous peu. Qui opposera-t-elle, je ne le sais, mais j'ai l'intime conviction que d'elle dépendra le sort d'Hyrule. Et donc, je t'en conjure, Seigneur, ne prends pas de décision hâtive.
- Sage Shikashi, demanda humblement Sylles, que préconisez-vous ?
- Oui, mon oncle, insista Shiron en se rasseyant, que nous conseillez-vous ?"
Shikashi, toujours assis, baissa les yeux une demi-minute et soupira. Il releva la tête et fixa fermement les deux guerriers :
"Ne portez pas la guerre sur les terres d'Hylia. Le désastre serait assuré; Nohandsen aura vite fait de nous repousser et nous serions encerclés séant. Dès lors, Nohandsen des Hyliens et Ganondorf des Gerudos se battront pour le contrôle d'Hyrule tandis que nous, sinon d'être perdus, nous serons condamnés à n'être que spectateurs de la destruction du monde. Mais ne cédons pas à la facile tentation de ne rien faire.
- Que faire, alors, demanda Sashiro ?
- La guerre est proche. Aussi faut-il s'y préparer en attendant l'heure d'agir; le seigneur Shiron a déjà trop longtemps quitté Fort-Le-Coq, il doit rester ici pour diriger la levée des armes. Sylles, ajouta-t-il à l'adresse de ce dernier, va à l'est, en territoire Zora. Va t'assurer auprès du roi Do Bon que nulle escarmouche n'aura lieu entre nos deux peuples. Bien que cela me déplaise, la crainte reste l'un des meilleurs moyens d'enrayer la cupidité.
- Bien, Sage Shikashi.
- Enfin, acheva le vieil homme, sachez que l'ombre à l'ouest se lève. Les Moblins se rassemblent en masse; et ça, mes enfants, ça n'augure rien de bon, pour nous comme pour tous les autres peuples d'Hyrule."

Sylles avait hâté les préparatifs. Son impatience d'aboutir à un accord avec Do Bon, le roi des Zoras, était sincère. Le matin du jour dévolu au départ, Shiron vint à sa venue; Sylles revenait de ses appartements lorsque Shiron joignit sa marche à la sienne.
"Tu pars sans faire tes adieux, belliqueux cousin ?
- Ne m'enterre pas si vite, Shiron, je n'ai pas l'intention de mourir, surtout lors de négociations !
- Toujours aussi effronté, Sylles ! Tâche juste de ne pas offenser leurs aquatiques seigneuries, je ne te connais que trop bien : tu serais bien capable d'amener le peuple le plus pacifique à nourrir une rage martiale sans pareille contre nous !
- Allons bon ! Ignorerais-tu mes talents de diplomates ?!
- Nullement."
Shiron s'arrêta, et avec gravité il fixa son cousin. Il lui dit alors
"Reviens juste en vie, Seigneur Provocateur."
Sylles sourit et lui répondit :
"Dès que tu verras un messager au Col des Nageoires, dresse la table et fait chauffer mon siège : je n'aime pas avoir le derrière au frais pendant mon repas !
- Compte sur moi.
- Toi de même."

L'heure suivante, Sylles et cinq de ses hommes chevauchaient vers l'est.
Fort de son expérience de meilleur chasseur de la tribu (qui avait en outre fait de lui l'un des meilleurs archers d'Hyrule), Sylles savait parfaitement mener une troupe de cavaliers à travers les montagnes qu'il connaissait d'ailleurs parfaitement depuis son enfance comme tous les fils et filles Sheikahs. Peu lui fallut, donc, pour atteindre les terres des Zoras. Déjà, la fraîcheur des lieux l'annonçait : les Sheikahs longeaient le fougueux torrent qui en aval devenait le majestueux fleuve Zora. Sylles arriva au confluent de deux torrents (en fait un seul séparé mais divisé en deux plus loin en amont); l'endroit était marqué par une stèle portant les armoiries de la famille royale des Zora. La pierre marquait la frontière entre les territoires zora et sheikah et Sylles savait que continuer sa route vers la source n'était pas sans risque en ces temps troublés. Il ordonna de laisser là les chevaux et de continuer à pied, ce qui était de toute façon plus aisé dans un pareil lieu. Deux jours de marche plus tard, les six hommes arrivèrent à la grande cataracte, la plus grande d'Hyrule. La chute d'eau était titanesque, elle semblait taillée par un géant dans la falaise et l'eau du torrent à cet endroit avait toute la puissance de l'océan pour joindre la terre au ciel dans un assourdissant et majestueux fracas.
La chute d'eau était la protection de la Fontaine Zora, l'un des trois sanctuaires divins avec le Cratère du Péril et le Bosquet Sacré. Aussi était-ce l'endroit le plus défendu de toute la région autrefois dite de Lanelle. Nul Zora n'avait montré signe de présence depuis la frontière mais Sylles savait leur méfiance. Il ordonna à ses suiveurs de rester en arrière tandis que lui s'avançait sur le sentier qui menait au sommet de la cascade.
Sa prudence était justifiée : à peine avait-il fait une dizaine de pas qu'une lance se ficha juste devant lui. Ses compagnons voulurent le rejoindre mais il les arrêta d'un geste de la main : il savait qu'au moindre signe d'hostilité, tous seraient tués. Il regarda la lance en arrête et fit face à la chute d'eau. Il s'exclama alors :
"Zoras ! Maîtres des eaux ! Soyez en toute quiétude : nous sommes là en paix. Nous sommes les messagers du seigneur Shiron qui désire délivrer un message des plus cordiaux à votre roi.
- Et c'est armés que vous pénétrez sur nos terres !"
Le Zora qui avait répondu était sorti de derrière le mur d'eau. Sa tête était coiffée d'un casque de guerre, représentant la face d'un énorme poisson. Il tenait fermement une lance en os à la lame d'acier. Sylles, qui avait déjà rencontré des Zoras, savait qu'il avait affaire à un officier, et que ce dernier était couvert par toute une garde cachée de soldats; très humblement, le Sheikah salua l'arrivant.
"Capitaine, vous me concéderez aisément que les routes ne sont plus sûres en Hyrule. Certes nous venons de Fort-Le-Coq, mais les bandits profitant des heures sombres de notre temps infestent notre territoire. Pour faire acte de ma bonne foi, je m'engage à déposer mes armes ainsi que celles de mes compagnons.
- Qui dois-je annoncer ?
- Ma lame fera office de signature, je suppose."
Avec une extrême prudence, il tira son sabre et le montra au capitaine des Zoras. Celui-ci regarda l'arme avec attention puis dévisagea Sylles.
"Seigneur Sylles, fils de Sessan, votre réputation vous précède. J'ose croire que si le Seigneur Shiron vous envoie, vous, l'autre arrière-petit-fils de Shiro, comme parlementaire, le propos des négociations est des plus sérieux.
- Il l'est.
- Bien, laissez vos armes à mon lieutenant qui vient à vous. Nous prendrons particulièrement soin de votre sabre pendant votre entrevue avec le Roi.
- Fort bien. Mes respects, capitaine."
Ainsi agit Sylles et ses hommes qui se retrouvèrent présentés au roi. Le gardien de la cataracte leur avait ouvert la voie en prononçant une incantation à peine audible. Le domaine des Zoras était ainsi une vaste grotte dans la falaise. L'humidité et la froidure glaciale de l'hiver amplifiée par l'altitude et le simple fait qu'il s'agissait d'une caverne allaient provoquer la mort d'un des messagers dans les jours à suivre. Mais à ce moment-là, Sylles et ses compagnons étaient amenés au plus profond de la caverne, devant le roi Do Bon.
Sylles seul parla. Il exposa dans un laïus de cour la situation d'Hyrule, sur le point de replonger dans la guerre après de trop courtes années de paix. Il parla également de l'inconfortable position de son peuple, pris entre un roi ambitieux et deux tribus que tout oppose. Syllès prit également bien soin de ne pas évoquer la grande quantité d'armes qui dormait dans les caves de la forteresse et de la formation très martiale des Sheikahs. Néanmoins, il s'étendit dans des discours politiques sur la menace que représentaient les Gerudos.
"En somme, Sire, conclut Sylles, nous ne demandons rien que l'assurance de ne pas voir nos peuples se déchirer pour quelques lieues. Les montagnes d'Hyrule sont de tout temps la terre des Gorons et des Zoras; voilà bien longtemps que notre peuple s'est fixé dans la vallée entre vos territoires. Nous vivons en paix. Pourquoi briser cet équilibre ? Certes nous sommes mal considérés car nous traînons une réputation de traîtres assassins. Cela n'est qu'erreur : nous ne souhaitons que la paix qui sied à tout peuple civilisé et que nul souverain avenant ne saurait refuser.
- Soit, Sylles. Mais j'attends de vous que vous ne manifestiez pas la moindre attitude belliqueuse.
- N'ayez, Sire, nulle crainte. Nous allons d'ailleurs rouvrir la route qui traverse notre territoire et qui relie le vôtre à celui des Gorons. Vous êtes les peuples premiers, vous n'avez pas à faire de guerre. Quant à nous, les descendants de la Déesse, Hyliens, Sheikahs et Gerudos, prendrons sur nous de respecter l'équilibre d'Hyrule.
- Puissiez-vous alors réussir. Je vous en prie : raisonnez Ganondorf : c'est un jeune roi, il ne sait pas quel bienfait est celui d'une paix durable. Je nourris l'espoir de voir un jour tous les peuples d'Hyrule unis sous une même bannière, pour respecter la parole des Déesses."
Sylles avait deviné le sens de cette dernière phrase : Do Bon souhaitait voir les Sheikahs rejoindre les Hyliens. Ses querelles intestines et ses méthodes parfois expéditives avaient fait du clan à l'oeil rouge les parias d'Hyrule. La rivalité envers le clan d'Hylia avait été la source des premiers conflits qui avait provoqué l'exil de Kasuto, l'ancêtre des Gerudos, lesquelles vouaient depuis une rancoeur tenace à l'égard des Hyliens comme des Sheikahs. Sylles se sentit donc, en tant que Sheikah, visé par le Zora : celui-ci considérait le clan rebelle comme la cause de la division d'Hyrule. Le général sheikah ne montra pas sa vexation, et il se contenta de murmurer :
"Longtemps uni le monde se divisera, longtemps divisé il s'unira."
Les négociations avec les Zoras avaient abouti. Mais Sylles était tout de même touché dans sa fierté. Les Sheikahs partirent tôt le lendemain avec une escorte jusqu'à la frontière où les chevaux attendaient encore leurs maîtres. Les Sheikahs et les Zoras se séparèrent amicalement, mais Sylles devint vite taciturne et invibable après la mort d'un de ses compagnons, victime du climat. Il n'oublia cependant pas sa promesse faite à Shiron et envoya son messager au col dit des Nageoires.
Arrivé à Fort-Le-Coq, le général entra dans un village qui se préparait à la guerre. Tandis que sous l'oeil des capitaines les paisibles villageois se changeaient en hargneux combattants, Shiron, Sashiro, Shâpu et Furatto s'affairaient à l'intérieur autour d'une carte d'Hyrule.
"Shiron, lança Sylles qui venait d'entrer comme un sanglier, que se passe-t-il donc ?
- Sylles ! Futailles et ripailles patienteront : Les Bulblins se regroupent pour lancer une offensive massive sur le Royaume Gerudo. Ganondorf a fait savoir que si cela arrivait, il s'en prendrait à Nohandsen pour ne pas l'avoir aidé à enrayer cette menace par le passé.
- Ravi de savoir que nos deux rivaux vont s'entre-tuer, mais en quoi sommes-nous concernés ?
- J'ai reçu il y a trois jours un message de Darunia. Il accepte de venir en aide aux Hyliens. L'ennui, c'est que nous sommes sur le chemin. Nohandsen et Darunia se sont donc mis d'accord pour passer en force si jamais nous refusions de céder.
- Et tu as refusé ?
- Accepter aurait été un signe de faiblesse.
- Bien... As-tu besoin de moi ici ?
- Qu'as-tu donc en tête ?
- J'ai promis à Do Bon d'ouvrir la route entre leur territoire et celui des Gorons, c'est-à-dire celle qui passe à travers le nôtre. Permets-moi de feindre une attaque goronne sur les Zoras : pris de cours ils se rabattront sur nous comme alliés. Ensuite, je demande la permission d'aller en territoire gerudo pour parlementer avec Ganondorf afin de négocier une alliance.
- Tu veux agir avec fourberie envers un peuple dont tu as acquis la confiance, et en plus tu veux négocier avec un homme qui déborde d'ambition et qui nous déteste...
- Allié n'est pas ami, répondit cyniquement Sylles.
- Viens-en au fait.
- Toute guerre exige des concessions. Nous avons l'occasion de réaffirmer notre puissance et de laver l'honneur de notre clan. Ne la laissons pas passer, faute de quoi nous accepterons une honnête mais lâche survie !"
Sylles avait touché une corde sensible et il le savait. L'honneur de la tribu était dogmatique pour un Sheikah, et Shiron ne faisait pas exception. Le seigneur de Fort-Le-Coq jugea que le stratagème n'était pas mauvais en dépit de sa félonie. Il savait en outre que le plan de Sylles permettait d'assurer leurs arrières et que la menace de voir Sheikahs et Gerudos faire cause commune calmerait les ardeurs de Nohandsen et des Hyliens. Il donna donc son accord au plan, à la seule condition que Sylles soit accompagné des jumeaux. Le général comprit immédiatement la raison de ce choix : n'importe qui aurait pu l'assister dans une mission aussi périlleuse, mais Shâpu et Furrato étaient dévoués corps et âme à Shiron, à la différence de lui dont le caractère indépendant n'échappait à personne.
Sylles se remit donc en route. Arrivés à mi-chemin, les Sheikahs s'arrêtèrent afin de mettre en oeuvre la première partie du plan du général. L'idée était aussi simple que traîtresse : Sylles avait payé avant de partir des mercenaires hyliens avec des bijoux zoras pour qu'ils volassent des armes goronnes et les amenassent à la croisée des routes menant aux territoires sheikah, goron et zora; à ce moment précis arriveraient les Zoras prévenus par un autre mercenaire à la solde des Sheikahs. Sylles, de son côté, embusqué, s'attaquerait aux premiers avec des flèches zoras. La panique déclencherait une lutte où Shâpu et Furatto interviendraient pour venir en aide aux Zoras en sous-nombre.
Tout se passa comme prévu, du larcin à la tuerie, en passant par l'étonnement de voir le chef des voleurs s'effondrer sur le sol, une flèche en arrête fichée dans le coeur au moment où il allait tenter de s'expliquer. Les Zoras, peu nombreux et peu armés eurent bien vite été défaits sans l'intervention faussement inopinée de Shâpu et Furatto, lesquels chassaient "par hasard" dans les parages. La stratégie avait marché à la perfection, d'autant plus que Sylles avait éliminé tous les mercenaires, témoins bien encombrants. Malgré l'entente cordiale qui régnait entre les peuples Zora et Goron, l'incident fit grand bruit de part et d'autre de la montagne.
Sylles devait maintenant partir pour le désert. Le désert était l'endroit le plus craint d'Hyrule, mais aussi l'un des plus aimés. Là se trouvait le Royaume Gerudo, mais aussi les regroupements de bandits en tout genre à la recherche d'un asile. Le désert était un de ces lieux comme des miroirs, capables de recevoir la face d'un homme et de le rendre inversé mais véritable; Kasuto l'Exilée elle-même s'était retirée en quête de paix, et depuis de nombreux marcheurs sans but ni foi se retrouvaient dans le désert pour espérer se confronter au miroir du monde et de leur âme. En ces temps, les portes des terres gerudos étaient constamment ouvertes, signe d'une voie tracée vers la liberté et la sagesse des anachorètes.
Étant donné le risque de la mission et le caractère belliqueux du monarque gerudo, Sylles voulut ajouter à sa troupe un supplément armé. Plus d'hommes qu'il ne le fallait, selon Shiron, mais Sylles brandit la prudence. Shiron prit donc le risque d'affaiblir le fort pour quelques temps et confia les meilleurs hommes du clan à Sylles. Sashiro voulut protester, mais Shâpu intervint pour assurer que ce contingent ne serait pas de trop en territoire gerudo. S'en remettant à Shikashi, Shiron accorda le bataillon à Sylles.
Fort de cinquante soldats, le bataillon se mit en route. Ce jour-là, Shiron était au sommet de son château en forme de tour. Le château d'Akagan n'était pas très large, mais il était élevé, construit pour piéger et non résister. Telle était la foi des Sheikahs jusque dans leur ultime bastion. Shiron pouvait donc voir du sommet d'Akagan la vallée de Fort-le-Coq et même les grandes plaines d'Hyrule. Le jour qui se levait était sombre, le soleil peinait à se montrer derrière les sombres nuages de l'hiver. Mais de son promontoire, Shiron parvenait à distinguer Sylles et ses hommes comme une masse uniforme de cavaliers noirs qui martelaient le sol obscur de leurs sabots poussiéreux comme s'il s'agissait d'un tambour de guerre.
Shiron contemplait la marche ténébreuse des fils de l'ombre avec l'amertume d'un chef qui envoie ses hommes à la mort. L'heure était à la guerre, il le savait. Combien de combats avant que la terre enfin ne s'unisse ? Combien de victimes avant que la vie ne soit bénie ? Le vent froid balayait un Hyrule encore endormi, le seigneur des Sheikahs regardait le monde meurtri de ses yeux de sang.
On vint à lui. La porte coulissante qui menait au balcon s'ouvrit, laissant passer une jeune fille; l'adolescente, vêtue d'une petite robe bleue ornée de l'Oeil Rouge marcha en frissonnant vers l'homme plein de solennité. Elle prit tendrement la main de Shiron.
"Père, quel tourments vous accablent ce matin ?
- Ma fille, je suis empli de crainte. Notre peuple est fier, mais je le sens sur son déclin. J'espérais, au départ de Sylles, lire un présage dans le ciel. Un présage pour me dicter la conduite la meilleure à adopter.
- Et qu'avez-vous vu ?
- Rien de plus qu'une aube gelée, bien commune à l'hiver.
- Si rien n'indique alors notre gloire, rien n'indique plus notre chute, Père. Allons, rentrons, il fait froid.
- Mon enfant, tu as dix-sept ans. Tu es une femme, non plus une enfant. Je me sens responsable à l'égard du clan comme de toi. Je n'ai pu sauver ta mère de sa maladie comme je n'ai pu empêcher mon père de mourir dans cet éboulement qui a failli déclencher une guerre avec les Gorons, comme je n'ai pu également retenir mon oncle Sessan de s'en prendre ouvertement à la famille royale. Aujourd'hui, en tant que chef de la tribu des Sheikah, sa protection m'échoit ; et rien ne saurait me rassurer en ces heures d'incertitudes.
- Père autant que Seigneur... Je vous en conjure, ne restez pas ici à regarder le monde. La meilleure chose à faire est encore de rentrer. Vous ne serez guère vaillant si vous attrapez quelque mal avant votre heure !
- La sagesse vient des jeunes filles, à ce que je vois. Tu as raison, ajouta Shiron en caressant la blanche chevelure de sa fille, rentrons. Nous sommes libres de choisir notre avenir, alors battons-nous pour un beau devenir. Ouvre la route, je te suis. Ah et... tu es une femme forte et opiniâtre sans être sotte et inconsciente. Tu es la fierté du sang de nos ancêtres, tu es une vraie Sheikah, Impa."

Chapitre 2 : Le désert   up

Sylles n'aimait pas la foule. Son titre de général lui imposait la compagnie de ses soldats, mais il affectionnait la solitude. A l'entrée du désert, quelques lieues avant la frontière du royaume gerudo, alors que les Sheikahs installaient le camp, Sylles se fit plus distant. Des quelques subordonnés qui lui étaient proches, seule une poignée le connaissait vraiment et ne pouvait ignorer que c'était en pareil endroit que le père de Sylles avait, bien des années auparavant, perdu la vie. Tué par des flèches hyliennes. On avait prétexté un coup de fureur de Sessan qui s'en était violemment pris à la garnison présente. Sylles n'avait jamais donné la raison de sa présence dans le désert à ce moment ainsi que celle de la garnison ni expliqué la colère de son père ; tous savaient du reste que lui poser des questions revenait à prendre le risque de recevoir un coup de poing avec la bénédiction du chef.
Aisho, le lieutenant que Sylles avait le moins de chances de frapper, alla trouver ce dernier assis à l'ombre d'un rocher, gardant un oeil lointain sur les préparatifs du camp. Aisho était un homme d'assez grande taille aux longs cheveux châtains qui lui retombaient par-delà les épaules, le regard perçant et affûté comme une lame. Il était de ces hommes qui n'en donnaient pas l'air à première vue, mais qui lorsque le sabre était tiré se battaient avec une hargne peu commune.
"Seigneur ?
- Oui, Aisho ?
- Avec Shâpu et Furatto, nous nous demandions quand...
- Quand je daignerais me joindre à vous, coupa Sylles sans la moindre animosité, pour préparer nos négociations avec le roi des rousses ? Je réfléchissais, Aisho, et j'aimais à être seul afin de penser le mieux que faire se pouvait. Mais c'est bon, j'arrive."
Les Sheikahs prévirent alors que l'entrevue aurait lieu le lendemain tôt le matin, la troupe resterait au camp tandis que les quatre officiers iraient aux pourparlers avec le roi des Gerudos, Ganondorf. Aisho n'osa pas en demander davantage à Sylles mais il se doutait que dans ce désert serait joué l'avenir.
C'est donc à l'aurore que Sylles, Aisho, Shâpu et Furatto quittèrent leur camp pour se rendre à la très férocement gardée forteresse Gerudo. Quelques contrôles plus tard, le petit groupe d'émissaires arriva à la citadelle.
La grandeur des Gerudos n'était pas un mythe. Les bannières azur et vermeil flottaient sur les sommets des tours taillées à même la montagne, la forteresse se tenait dans un renfoncement de la falaise, à l'abri des vents meurtriers du désert. Monstre de pierre, inexpugnable cité labyrinthique, elle était alors très animée. Toutes les entrées de la forteresse à proprement parler étaient gardées par une garde nombreuse tandis que s'exerçaient dans un jardin des jeunes femmes à la maîtrise de la lance et du sabre. Çà et là déambulaient des marchands, que l'on autorisait encore à venir, et des voyageurs entre les étals d'un marché organisé non loin des quelques habitations alentours. Les quatre Sheikahs qui étaient annoncé au souverain des lieux furent escortés jusqu'au palais qui se trouvait être à l'arrière de la forteresse, dans la montagne.
Le bâtiment offrait une agréable fraîcheur que rien à l'extérieur ne laissait présager. Le couloir que le groupe empruntait finit sur une porte qui donna sur un vaste escalier en extérieur, qui montait vers la roche. Au sommet de cet escalier se trouvait une autre porte, plus lourde, plus imposante et sur laquelle était gravé l'emblème gerudo qu'entourait un serpent géant qui se mordait la queue. Les soldates durent s'y mettre à quatre pour l'ouvrir. Peine récompensée par une salle immense où les tentures murales représentant l'emblème gerudo alternaient avec de grandes fenêtres très hautes qui laissaient entrer la lumière. Le sol était recouvert de tapis rougeoyants, à l'exception du milieu de la salle où se trouvait une immense dalle circulaire dorée où était gravé le symbole de l'esprit : deux larmes qui formaient un cercle en gravitant autour d'un centre invisible. Au fond, entre deux petites portes, se trouvait le trône du roi.
Les Sheikahs s'avancèrent jusqu'à la dalle où ils posèrent genou à terre. Sur le trône, un jeune homme d'une vingtaine d'années tout récemment fleuri leur faisait face. Il avait la peau mate et était roux, comme tous les Gerudo, mais dégageait une aura singulière. Ses cheveux tombaient élégamment sur ses épaules recouvertes par un grand manteau vermeil. Son regard était brillant comme la braise, chaleureux comme le foyer d'une maison, à la fois noble et juvénile.
"Seigneurs Sheikahs, soyez les bienvenus en ces terres chaudes qui sont miennes.
- Sire Ganondorf, sauf votre respect, dit alors Sylles, nous ne sommes pas venus pour contempler les falaises ni le sable. Notre déplacement était et reste pressé du fait de la situation actuelle dont vous n'ignorez rien.
- Voilà bien un homme qui ne jure que par l'action. Mais vous êtes dans le vrai, Sylles. Vous êtes venus me voir pour parler de politique, n'est-ce pas ?
- C'est exact, seigneur. Comme vous le savez, les Zoras et les Gorons sont en passe d'entrer en guerre, nous prenant en étaux alors même que Nohandsen l'Hylien a contracté une alliance avec Darunia et nous a menacés de nous remettre sous son autorité de force. Nous n'en voulons nullement, de même que nous refusons que les Hyliens gouvernent Hyrule. Nous nous en remettons donc à vous, roi des Gerudos, en vous implorant de former une alliance avec le seigneur Shiron. Cela fait, les forces militaires des deux alliances s'équilibreront et nous éviterons ainsi une guerre aussi sanglante qu'inutile.
- Proposition aussi intéressante qu'inattendue. Mais dites-moi, Sylles, vous autres Sheikahs êtes traditionnellement alliés de la famille royale hylienne, comment alors ne pas craindre que vous vous retourniez contre nous afin de nous forcer à sortir de notre indépendance ?
- Sire, comme vous le dites, il s'agit de traditions. Or, les traditions ne durent pas éternellement. Nous vivons une époque troublée. Je n'ai pas le don de prescience, mais j'ai tout de même le pressentiment que quelque chose naîtra de nos choix, quelque chose qui n'existait pas auparavant. Le vent a tourné avec la mort de mon père, il y a seize ans ; elle a montré qu'Hyliens et Sheikahs n'étaient pas les amis éternels qu'ils pensaient être. Vous êtes le roi de la troisième nation humaine, Ganondorf, la dalle-même sur laquelle je me tiens montre que vous déciderez de l'avenir. Guerre ou paix, le choix vous appartient."
Les paroles du Sheikah avaient jeté un silence pesant sur la salle. Shâpu et Furatto échangèrent des regards surpris par le refus de guerre que témoignait un Sylles qui demeurait imperturbable. Quant à Aisho, il regardait le roi hésitant. Chose sûre, Sylles avait acquis devant ce jeune souverain une prestance qui les mettait à égal. Ganondorf, enfin, prit la parole :
"Seigneur Sylles, j'ai grand besoin de réfléchir à cette question. Je vous répondrai sous peu. En attendant, messires Sheikahs, vous pouvez disposer."
On fit donc sortir les émissaires et on mit à leur disposition une tente pour qu'ils passassent la nuit en paix.
Le lendemain, nouvelle audience au matin. Ganondorf ne prit pas le temps pour le protocole et alla droit au but :
"Sheikahs, mon choix est fait. J'irai à la paix. Néanmoins, j'exige de votre part une preuve de confiance.
- Et de quel ordre, sire ? demanda Sylles qui avait grimacé à l'idée d'une condition.
- Je vous laisse trouver ce qui pourrait être assez précieux à mettre en jeu pour cela.
- Bien... Shâpu ! Furatto ! Venez ! Seigneur Ganondorf, voici le prix de la confiance : je vous laisse ces deux hommes comme otages pour un mois !"
La proposition sonna comme un coup de tonnerre. Les deux intéressés, furieux contre Sylles, ne camouflèrent pas leur profonde indignation. Aisho, stupéfait, ne dit mot. Ganondorf lui-même était trop surpris par la valeur du "prix" pour répondre. Sylles marmonna à ses compagnons qu'il s'agissait là d'une offre raisonnable pour un esprit aussi peu porté sur la concession que celui de Ganondorf. Les deux généraux finirent par céder.
"Sire, reprit Sylles, nous nous sommes entendus et je maintiens l'offre mais je n'irai pas à risquer plus que la vie de deux des meilleurs guerriers de notre clan. Cela vous est-il suffisant ?
- Ainsi soit-il, Sylles. Je propose que l'on scelle notre entente par une vieille tradition. Étant donnée la différence de statut entre vous et moi, je ne peux échanger ma coupe de vin avec vous, mais la commandante de mes armées, Unoora, aura cet honneur.
- J'en suis également honoré, sire."
Une jeune fille, que Sylles apprit être la fille d'Unoora, Nabooru, apporta alors un petit plateau avec deux coupes et une bouteille de vin doux. Suivant la vieille tradition, les deux partis s'assirent et échangèrent leur coupe pour montrer leur confiance mutuelle. La brève cérémonie achevée, les émissaires sheikahs, Ganondorf et Unoora décidèrent qu'une troupe menée par Unoora elle-même serait envoyée à Fort-le-Coq pour renforcer la petite armée de Shiron ; Sylles et Aisho partiraient en avance pour prévenir Akagan de la nouvelle tandis que les jumeaux resteraient comme il était convenu avec Ganondorf pendant un mois.
Lorsque les Sheikahs sortirent du palais, il faisait déjà plein jour. En se dirigeant vers le marché, Sylles fut percuté par une garde qui courrait vers le palais.
"Oh excusez-moi, s'alarma la jeune femme, voyageur... Oh ! Sylles !
- Seruda ?! C'est toi ?!
- Sylles, l'interpella Shâpu, tu la connais ?
- Hein... comment dire ? C'est une longue histoire.
- Je vois...
- Sylles, grinça la dénommée Seruda, je ne sais pas pourquoi tu es là et de toute façon je n'en ai cure, mais hors de mon chemin ! Et dépêche-toi !"
La femme partit en écartant brusquement le général, le laissant seul agacé par cette brève entrevue qui alimentait déjà les commentaires sarcastiques des deux jumeaux. La journée ne s'acheva d'ailleurs pas sans que Sylles eut à son tour bousculé quelqu'un. C'était un homme, cette fois, un Hylien. L'homme avait les yeux noisette, les cheveux noirs retenus au niveau du front par un ruban rouge et se distinguait par une cape rouge délavée sur une chemise si sale que l'on ne pouvait en dire la couleur et, dessous, une légère cotte de mailles. Il grommela. Sylles s'excusa avant de demander, par curiosité, à un marchand qui était cet homme qui venait de lui acheter un sabre ; il apprit qu'il s'appelait Minao et qu'il avait déserté de l'armée hylienne quelques années auparavant pour se vendre en tant que mercenaire. Sylles haussa les épaules, satisfait.
Une semaine plus tard, Sylles dirigeait ses hommes à la sortie du désert. Ils campaient à l'ombre d'un surplomb rocheux le soir où Aisho vint voir son chef qui fumait une pipe longue achetée sur le marché de la citadelle. Selon son habitude, Sylles s'était écarté des autres pour réfléchir en regardant les étoiles et en profitant de sa pipe.
"Seigneur, puis-je vous parler ?
- Qu'as-tu donc ?
- Vous refusez qu'un roi nous prenne sous sa protection, mais vous allez demander son aide à un autre. A quoi rime cette logique ?
- Le fait même que tu poses la question prouve que j'ai bien fait de te garder et pas les deux autres gêneurs... Enfin, tu as raison, j'ai moi-même agi en sorte que l'on vienne montrer notre faiblesse... Ce qui nous arrange, au fond.
- Je ne suis pas sûr de bien comprendre.
- Si je te dis le fond de ma pensée, me suivras-tu ?
- Vous avez toujours oeuvré pour la grandeur des Sheikahs, alors oui, je vous fais confiance.
- Bon. J'ai ma petite idée en tête, mais je sais qu'elle ne va pas te plaire. Alors écoute bien : notre peuple est en déclin, il a connu son apogée quand régnait mon arrière-grand-père, Shiro l'Aveugle. Depuis, il ne cesse de s'affaiblir, jusqu'à aujourd'hui où lorsqu'un roi bienveillant nous abandonne nous courrons nous réfugier dans les jupes d'un autre. J'ai grandi en apprenant que nous étions voués à être des ombres, des objets seconds. Et comme mon père jadis, je le refuse. Je refuse d'admettre que nous sommes inférieurs aux Hyliens ! Si j'ai contracté cette alliance, c'est pour montrer aux nôtres que n'importe qui peut entrer sur nos terres avec la bénédiction du chef. Quelle fierté !
- Vous comptez trahir Ganondorf en déclenchant une révolte, c'est ça ?
- Tu comprends vite. Mais il ne sera pas question de s'allier en urgence à Nohandsen. Non, nous allons les laisser s'entre-tuer pendant que nous gagnerons en puissance.
- Et comment comptez-vous faire ?
- Ah ça, je préfère attendre pour te le dire.
- Soit. Mais pour le Seigneur Shiron, qu'en est-il ?
- Ah ça, répondit Sylles assez gêné en remettant sa pipe entre ses lèvres, on verra."

Chapitre 3 : Trahison   up

Aisho, précédé par un messager devant annoncer l'arrivée prochaine d'Unoora, passa la frontière des terres sheikahs avec ses hommes, Sylles étant resté légèrement en arrière. On prépara la venue des Gerudos en cherchant à camoufler tant bien que mal la détresse du clan. Le jour donné, le vieux Shikashi avait un air mauvais ; Shiron lui en demanda l'explication, il répondit qu'il avait fait un rêve de mauvais augure la nuit précédente : Akagan en flammes était le terrain d'un combat entre deux corbeaux. Shiron n'en tint pas compte, prétextant le vin de la veille pour expliquer ce rêve.
Le temps était gris quand les Gerudos parurent. Pour les accueillir, Shiron, Shikashi et Impa. Sashiro et Aisho étaient quant à eux occupés à passer les hommes en revue. Unoora était la seule des Gerudos à être montée sur un cheval et elle ne cachait pas sa noble apparence sous son manteau lavande. Elle n'indifféra pas Sashiro qui eut grande peine à détacher ses yeux du visage fin de la femme commandante aux cheveux roux semblables à la flamme même de la vie. Elle mit pied à terre et s'approcha de Shiron. Il la salua comme faire se doit, en joignant ses mains et en s'inclinant, elle lui rendit son salut. Ils allaient entrer dans le château quand une dispute éclata dans les rangs des troupes sheikahs alignées de part et d'autre du chemin qui menait à la demeure seigneuriale. Shiron confia la compagnie de la belle Gerudo à son oncle tandis que lui-même se dirigea vers le groupe d'où venait le tumulte.
"Eh ! Qu'est-ce qui se passe ici ?
- C'est juste que, rétorqua vivement un soldat, nous n'apprécions guère de voir quelqu'un d'étranger à notre clan entrer dans la demeure des plus grands de nos chefs comme si cette personne y avait tous les droits !
- Veux-tu bien te taire, sot que tu es ! C'est moi-même qui ai fait venir ces renforts gerudos ! Nous pouvons bien leur concéder de loger en Akagan !
- En somme, tonna une voix venue d'un balcon du château, vous avez vendu votre demeure ancestrale au profit d'une quiétude imméritée !"
Shiron se retourna vivement de même que tous ceux qui étaient présents. Non content d'insulter l'aide offerte, celui qui avait prononcé ces mots avait explicitement remis en cause les ordres du chef de clan. La surprise fut à son comble quand Shiron s'aperçut que l'homme en question, juché sur la barrière du balcon, n'était autre qu'Aisho qui s'était séparé des troupes d'en bas.
"Aisho !!! Par les Déesses, hurla Shiron, qu'est-ce que cela signifie ?! Je te somme de descendre et de t'expliquer !
- Qu'y a-t-il à expliquer, sinon que pour la première fois, les Sheikahs viennent implorer l'aide d'autrui ? Cet homme a raison de s'insurger ! Nous, Sheikahs, refusons de voir notre clan humilié, réduit à l'état de soldatesque de réserve ! Non, Seigneur, nous refusons de voir notre honneur ainsi prostitué !"
Shiron était furieux, les Gerudos indignées, la colère commençait à gronder dans les rangs sheikahs. Shiron fit signe à son oncle et à sa fille de rentrer dans le château. Une pierre vola, frappa Unoora à la tête. Aussitôt les soldates du désert brandirent leurs armes. Aisho exultait, mais Sashiro parut alors sur le balcon, bien décidé à régler l'affaire par le sabre. Il était le meilleur et commençait à acculer Aisho dos au vide. Ce dernier eut une idée imprévisible, il se saisit de Sashiro et bascula dans le vide. Face à l'urgence de la situation, Sashiro parvint à se téléporter juste au-dessus d'une auge à cochons, emportant Aisho avec lui dans l'eau. Dans Fort-le-Coq, on commençait à se battre. Shiron vérifiait qu'Unoora se portait bien quand soudain Aisho apparut en bondissant, suivi de près par Sashiro. Shiron dut quant à lui s'écarter de la commandante à cause d'un petit bataillon de Gerudos qui se rapprochait et avec lequel il ne souhaitait pas se battre. Cette décision lui coûta cher, car Aisho n'eut pas les mêmes scrupules. Il arrêta net Sashiro en attrapant Unoora par les cheveux et en lui plaquant sa lame sous la gorge.
"Elle te plaît, Sashiro ? Alors ne fais pas de geste inconsidéré !"
Sashiro n'osa rien faire mais Shiron s'avança. Il ordonna à son vassal d'aller veiller sur sa famille.
"Tu n'oseras pas, Aisho. Cette femme, tu me l'as annoncé toi-même, n'est autre que la subordonnée directe du roi Ganondorf. Si tu la tues, tu détruis toutes nos chances de voir la paix. Tu n'auras, par ailleurs, plus rien à voir car je t'aurais tué sur-le-champ. Alors pose ce sabre pour éviter le pire.
- Vous croyez que je n'aurai pas l'audace de tuer cette étrangère ? Ne me mettez pas au défi !"
Les deux hommes échangèrent un regard meurtrier ; Sashiro était à nouveau sorti, accompagné de quelques gardes. Aisho sourit en annonçant qu'ici s'arrêtait le déclin. Et sous les yeux mi effarés mi terrifiés de l'assistance, il plongea son sabre dans la gorge de la guerrière d'où jaillit un sang chaud et nourricier qui vint arroser le sol herbeux du village. Shiron, immobile, fronça les sourcils et, se saisissant de son propre sabre, il ordonna à Sashiro de quitter immédiatement le village avec Shikashi et Impa.
"C'est plus, lui dit-il, qu'une simple révolte. Cette fois, c'est la guerre."
Il bondit alors sur Aisho qui esquiva l'attaque. Les deux Sheikahs croisèrent finalement le fer alors que les Gerudos, enragées, courraient vers eux. Le duel fut ainsi interrompu par une autre tuerie. Cette fois, Shiron n'hésita plus et son sabre eut lui aussi son lot de chair à pourfendre. Il finit par l'enfoncer dans le sein d'une jeune fille qui n'avait pas encore vingt ans. Mais Aisho revenait à la charge, toujours armé; Shiron dut donc ramasser une lance gerudo pour continuer le combat qui tourna très vite à la défaveur d'Aisho, qui n'était pas du tout habitué à affronter un lancier avec une telle force physique. Le sabre vola au loin. Shiron s'apprêta à tuer son vassal quand soudain une ombre brumeuse attrapa la lance et l'écarta du capitaine sheikah.
"Laisse-le, s'exclama Sylles qui émergea de l'ombre, ce n'est pas lui le responsable.
- Toi ?! C'est ton soldat, alors j'exige que tu t'expliques !
- Que je m'explique ? Oh mais volontiers : Aisho n'a fait que défendre notre honneur, honneur que tu as terni en acceptant que notre terre soit violée par des étrangers !
- C'était ton idée et... tu n'as pas osé ?!
- Tu croyais quoi ? Si je t'avais dit que je comptais les trahir pour leur faire croire que nous étions du côté des Hyliens, aurais-tu accepté ? Maintenant, nous allons enfin voir nos rivaux se déchirer entre eux pendant que nous pourrons nous reconstruire !
- Espèce d'ordure ! Tu m'as manipulé !
- Ah non ! J'ai fait ce que doit faire tout bon militaire en cas de crise : j'ai forcé les décisions qui se prenaient un peu trop mollement. Alors maintenant, agis en conséquence : défends l'honneur de notre clan !
- Tu sais très bien que nous n'avons pas la force de combattre face aux Hyliens ni même face aux Gerudos !
- La puissance, cousin, ça se trouve...
- La Triforce... tu plaisantes, j'espère !
- Pas le moins du monde, surtout quand je suis entouré par plein de femelles en armes.
- Tu es décidément irrécupérable... Ton père aussi avait cette folie, il en est mort. Et sans vouloir te vexer, quand je vois où elle nous mène, je me dis que Sessan n'a pas volé les flèches qui l'ont tué !
- Dis-moi, répondit Sylles qui, malgré ces mots qui avaient pétrifié l'ensemble des Sheikahs encore présents, demeurait impassible, tu as bien envoyé notre oncle et ta fille chez Nohandsen pour qu'ils soient à l'abri, n'est-ce pas ?
- Oui, pourquoi ?
- Juste pour qu'ils ne voient pas ce qui va t'arriver, enfant de chienne !!!"
Shiron n'eut pas le temps de réagir à l'insulte : un Sylles enragé lui fonçait dessus, sabre dégainé. Les deux Sheikahs les plus puissants d'Hyrule se livrèrent ainsi un combat plein de fureur. Très vite, la magie se joignit au fer et les deux hommes n'hésitèrent plus à tenter de se foudroyer ou à se carboniser. Les deux oiseaux de l'ombre s'entre-déchiquetèrent dans le ciel brumeux d'une vallée prise dans les flammes de la haine et de la démesure. Cependant, Sylles ignorait certains arcanes propres au clan Sheikah, et Shiron ne l'ignorait pas. Aussi lorsqu'il eut mis une bonne distance entre eux, Shiron planta sa lance dans le sol, des flammes noires tournoyèrent alors autour de l'arme. Sylles, trop préoccupé par ce spectacle, ne vit pas que l'ombre de Shiron s'était séparée de lui et fondait droit vers lui. L'ombre le saisit, Sylles réalisa qu'il était incapable de bouger. Shiron déficha la lance et la brandit vers le ciel en annonçant la sentence :
"Ceci, faux frère, est une vieille technique d'exécution, notre grand-père l'appelait "la main des ténèbres". Je dois dire que tu as de la chance : tu es le premier que j'aurais tué avec."
Il abattit la lance vers la terre, libérant toutes les flammes qui vinrent frapper Sylles de plein fouet. Celui-ci fut projeté dans les murs d'une remise contiguë à Akagan, laquelle s'effondra sur lui. Aisho accourut vers son général tandis que Shiron marchait vers le même endroit. Sylles parvint à se dégager, le visage ensanglanté. Les soldats sheikahs firent alors barrage pour empêcher Shiron de l'atteindre.
"Je vois... Tu es plutôt robuste, Sylles. Je n'ai aucune envie de tuer tous ces hommes qui sont mes frères. Ils t'ont choisi pour chef, Aisho a donc bien fait son travail. Eh bien soit, je te laisse en vie. Je me retire en terre hylienne, là où je servirai la cause qui a toujours été la nôtre. Quant à toi, je te laisse avec ta misère. Tu ne vaux décidément rien de plus que ton père..."
Sylles bouillonnait de rage. Et tandis que Shiron attrapa un cheval pour se diriger vers le col des Nageoires, la sortie sud du village étant fermée par les soldats, le général ordonna qu'on lui donne un arc. Shiron partit au galop mais Sylles fut assez rapide pour tirer sa flèche, le chef l'avait pressenti alors il se baissa sur le côté, mais le général avait prévu cette réaction. Aussi la flèche transperça-t-elle l'épaule de Shiron juste avant que celui-ci ne disparût derrière les rochers.
Une heure et demie plus tard, Shiron, sur le bord de la rivière Zora, tenta de retirer la flèche. La douleur et le sang perdu lui donnaient un mal de tête atroce. Il finit par perdre connaissance et tomba dans l'eau.

Chapitre 4 : Famille   up

Il faisait frais mais pas froid. Une douce fraîcheur. Shiron ouvrit les yeux. Il était étendu sur une paillasse recouverte de fourrure et adossée à un mur de pierre. Il se trouvait dans une caverne. Shiron passa machinalement la main sur son visage, barbu. Il avait passé plusieurs jours inconscient. Il se leva, son torse était nu mais sa blessure soignée. Le Sheikah vit une entrée à la pièce où il se trouvait, de là émanait une odeur de poisson grillé qui raviva la faim de l'homme qui avait jeûné des jours durant. Il se dirigea vers l'autre pièce de la grotte, il y trouva une véritable mansarde, humble mais honnête : une table et une étagère en bois brut remplissaient ce qu'il devina être la pièce principale dont le sol était étrangement nu. Au centre était aménagé un petit foyer autour duquel cuisaient embrochés quatre poissons frais. Mais ce qui surprit le plus Shiron, ce fut la petite Zora qui veillait sur la cuisson du repas avec le zèle des enfants qui observent les insectes avec une passion qu'ils sont les seuls à connaître.
La petite fille l'aperçut et le dévisagea. Shiron comprit que c'était de la surprise.
"Elle n'a jamais vu d'humain, dit une voix masculine venue de la sortie de la grotte que Shiron n'avait qu'entrevue, alors un humain barbu... Enfin peu importe : allez vous bien ?"
L'homme était un Zora adulte qui tenait une lance en os. Il se présenta comme un dénommé Rurzu et comme le père de la petite, Lotus. "Joli nom pour une jolie fleur" commenta le Sheikah, attendri. Shiron avait par ailleurs remarqué dès l'apparition de Rurzu que ce dernier avait une immense cicatrice qui lui partait de l'épaule pour finir à la hanche. Le Zora ne laissa pas à Shiron le temps de se présenter, il l'invita sur-le-champ à partager le modeste repas que sa fille avait préparé. Shiron accepta.
"Mais dites-moi, Rurzu, demanda le Sheikah entre deux mâchées de poisson, pourquoi vivez-vous donc dans cet endroit si reculé ? Vous m'avez dit que nous nous trouvions à des lieues au sud des montagnes, très loin de votre domaine natal...
- Seigneur Sheikah, je sais que cela peut vous paraître étrange, mais je préfère rester dans ce trou. Lotus et moi vivons heureux ici. Nous ne manquons de rien, et si la paresse ne nous est permise, nous jouissons d'une paix que rien ne peut menacer.
- J'aimerais en être aussi sûr.
- Le bonheur et la paix ne sont pas des idéaux que l'on ne peut qu'espérer. On peut les vivre, à condition de les choisir. Et de ne pas s'attacher à des futilités..."
Rurzu avait fini de parler, froidement. Shiron comprit que l'origine de cette retraite avait un lien avec sa balafre. Il n'insista pas. Mais au fond de lui, il enviait ce Zora et sa fille qui lui rappelaient sa propre famille ; cependant la sienne était déchirée. L'ami de toujours de Shiron, le cousin solitaire, Sylles, en était responsable. Peu importait ce que Rurzu aurait pu dire, ils ne pouvaient pas revenir en arrière. Nul ne le peut. Aussi Shiron se devait-il de faire son devoir pour ramener la "paix" : tuer un frère.
Il passa une dernière nuit chez la petite famille Zora puis il s'en alla. Rurzu lui rendit la lance gerudo qu'il avait trouvée en train de flotter sur le fleuve. Abandonnant cet asile inespéré, Shiron fit route vers le Bourg, vers le roi, vers ces maudites querelles qui n'en finissaient pas.

***

Comme à son habitude, Sashiro marchait en long et en large dans le jardin du château d'Hylia en maugréant. Huit jours ! Huit jours s'étaient écoulés depuis l'incident d'Akagan. Depuis, aucune nouvelle. Shiron n'avait pas donné de signe de vie. Pire : trois jours plus tôt il avait reçu un message de Sylles, stipulant que c'était désormais lui le chef du clan. Il s'était fallu de peu que Sashiro ne mît en pièces le messager. Enfin, il enrageait de voir le vieux Shikashi et la jeune Impa faire preuve d'un calme serein alors même qu'ils étaient au château plus en lamentables réfugiés qu'en invités respectables. Le printemps approchait, c'était l'après-midi, il faisait chaud. C'était l'heure du thé. Sashiro marmonna un juron et retourna dans le château. En chemin, il croisa la reine. De toutes les personnalités vivant au Bourg, cette jeune femme blonde et bouclée était celle que Sashiro affectionnait le plus. Il aimait la candeur de cette épouse de vingt-quatre ans, cette puérilité qui renaissait quand elle éclatait d'un rire de jeune fille. Sashiro, qui n'était que d'un an plus âgé qu'elle, avait pris l'habitude de tenir compagnie à cette femme dont il était vite devenu proche. Elle aimait faire le marché, au grand dam de son époux. Aussi Sashiro l'accompagnait-il pour calmer les craintes du roi. Car la reine était enceinte. Alors, quand elle s'asseyait pour se reposer, Sashiro lui racontait les histoires de son enfance ; il ne contait pas l'héroïsme de tel ou tel ancêtre mais les parties de cache-cache avec ses amis, et surtout, car c'était l'histoire préférée de la reine, le jour où Shiron et Sylles avaient lâché les poules du grand père de Sashiro dans le village ; tous les trois avaient dû aller les chercher, une par une. Et elle, elle riait. Elle riait si bien que Sashiro reçut l'immense privilège de pouvoir l'appeler par son prénom : Zeruda.
Sashiro croisa donc Zeruda qui se promenait en petite robe rosâtre. Le drap fin laissait apparaître les rondeurs de la future mère. Ils se saluèrent et allèrent ensemble rejoindre Nohandsen, Shikashi et Impa pour le thé. Sashiro ne vit pas qu'ils étaient suivis.

Chapitre 5 : Yamitana   up

C'était Shikashi qui avait préparé le thé. Il arguait que c'était là son plus grand pouvoir, ce qui ne manquait jamais d'amuser Zeruda et Nohandsen. Il n'avait pas tort : son thé faisait l'unanimité. Philosophe, Shikashi soutenait que cette retraite chez les Hyliens lui permettrait d'enseigner cet art à sa petite-nièce qui ne le décevait d'ailleurs pas le moins du monde quant à la préparation du thé. Mais ce jour-là, ce qui devait être un moment de paix fut soudainement troublé quand la porte de la cour intérieure où ils se trouvaient fut violemment ouverte. L'homme qui fit irruption était très sale, mais il ne faisait aucun doute que c'était Shiron. Cette vision d'un véritable déterré manqua de faire s'évanouir Zeruda. Shikashi, Nohandsen et Sashiro restaient immobiles de stupéfaction. Impa en fit tout autrement : la fille courut vers son père et, si sale qu'il était, elle lui sauta dans les bras. Déshabitué à ce genre de tendresses infantiles, il manqua de tomber en arrière sous le poids de l'adolescente qui ne retenait plus ses larmes de soulagement. Il lui passa paternellement la main dans les cheveux en riant puis il leva froidement les yeux vers les trois autres.
"Dites adieu à la paix, dit-il seulement."
Tout était dit. Il raconta à son oncle et à Nohandsen ce qui s'était passé dans le village, ce que lui avait dit Sylles, ce qu'il avait l'intention de faire, ce qu'il avait fait. Shiron alla jusqu'à montrer la cicatrice laissée à l'épaule par la flèche du cousin. Désormais, on ne riait plus au Bourg. La traîtrise de Sylles et le meurtre d'Unoora avaient ouvert les hostilités que tous avaient voulu fuir. Ganondorf était un ennemi, Sylles était un ennemi, Do Bon n'avait plus confiance et Darunia, bien que frère d'armes de Nohandsen, était méfiant. Le roi des Hyliens se sentit seul. Quant à Shiron, la culpabilité le rongea jusque dans ses entrailles. Aussi vint-il un matin voir le roi et l'informa que puisqu'il était le responsable de cette situation par son inaction c'était à lui de régler le problème. Il tuerait Sylles, dût-il y laisser la vie. "La tête du traître achètera la trêve" acheva un Sheikah qui aurait bien aimé, pour sa part, oublier l'histoire des poules.
Plus tard dans la journée, Shiron rejoignit Shikashi et Sashiro dans un petit jardin où ils avaient coutume de se rendre, autant pour s'entraîner que pour s'évader du château. Son oncle l'attendait assis sur un banc tandis que Sashiro s'entraînait avec des soldats hyliens.
"Jeune fou, tança Shikashi, as-tu idée de ce que tu veux faire ?
- Croyez-moi, mon oncle, ça ne m'enchante guère. Mais si nous ne faisons rien, Sylles aura les mains libres. Je l'ai laissé faire une fois, ça ne se répétera pas. Ça ne doit pas se répéter.
- Tu sais, répondit le vieux en bourrant sa pipe, ce n'est pas ta décision qui m'attriste le plus. Ce qui m'attriste le plus, c'est de savoir que c'est la bonne. Sylles est dangereux, je ne le sais que trop bien, c'est mon neveu, lui aussi... Je crains qu'Hyrule vive ses heures les plus sombres à cause des folies qu'il a réveillées. La Triforce... Il ne pouvait pas être plus ambitieux... Tu n'as pas le choix, et moi non plus.
- Au fait, mon oncle, où est Impa ?
- Oh, ne t'en fais pas pour elle : elle aide la reine Zeruda dans sa toilette. Tu comprends, la parturiente ne peut plus se passer d'aide.
- C'est bien, c'est bien...
- Shiron...
- Oui ?
- Ce que je vais faire, je vais le regretter pendant la totalité de mes dernières années de vie. Ça me répugne, mais moi non plus je n'ai pas le droit de céder au sentiment.
- De quoi parlez-vous ?
- Tiens, lui dit-il en tendant un grand sac."
Shiron prit le paquet et l'ouvrit. C'était un sabre. La poignée était mauve, la lame argentée. A la base de la lame était gravé l'oeil Sheikah. L'arme était de la meilleure facture. Shiron considéra ce sabre, ne sachant qu'en penser. Une étrange impression le saisit. Il lui semblait être attiré par son propre reflet dans la lame. Ce reflet était différent, il n'était pas une copie de celui qu'il reflétait, mais il semblait au contraire en dévoiler les secrets, l'intimité. Comme si Shiron se trouvait face à sa propre ombre.
"Ce sabre est Yamitana, expliqua Shikashi.
- Yamitana ? Le sabre de votre grand-père ? De Shiro ?!
- Celui-là même. C'est le sabre des ténèbres, Shiron. Quand ton aïeul l'a forgé, il a mis dedans toute l'essence du peuple Sheikah. Si tu veux, ce sabre est l'équivalent sheikah de l'arc de lumière pour les Hyliens.
- Une arme tout sauf banale, donc...
- Loin s'en faut ! Avec ce sabre, Shiro put seul vaincre Gobera, ce démon du désert, ainsi que Bongo, le traître.
- Oui. Vous nous racontiez souvent cette histoire. Mais comment se fait-il, ajouta Shiron pris entre la suspicion et la surprise, que vous soyez en possession de ce sabre ?
- Depuis la mort de Shiro, Yamitana est resté caché dans le clan. Nous nous jurions de n'en faire usage qu'en cas d'extrême urgence. Et...
- Voilà qui tombe à point nommé, coupa Shiron. Mais je veux d'abord voir de mes propres yeux cette fameuse puissance de Yamitana..."

Il fit tourner le sabre dans sa main deux fois puis il fit à Sashiro un geste pour lui signifier de s'écarter. Shiron s'approcha d'un mannequin. Il empoigna l'arme à deux mains et au moment de frapper la cible, Impa arriva accompagnée d'un homme de haute taille. Le général Aureus détonnait parmi ces Sheikahs bruns avec sa chevelure d'or. Aureus était également un ami du roi et il lui fut vite arrivé de fréquenter les Sheikahs. En bon Hylien, il s'en méfiait, mais une bonté sincère l'empêchait de céder à une paranoïa trop facile. Ne comprenant nullement ce qui se jouait avec Yamitana, il demanda à Shiron ce qu'il allait faire. Celui-ci lui répondit d'ouvrir grand ses yeux.
Le Sheikah abattit Yamitana sur le mannequin. Mais puisqu'il s'agissait d'une arme imprégnée de magie, il adjoignit à la force physique du coup une part de son propre pouvoir, la maîtrise de l'énergie brute des Déesses mêlé à sa hargne. La puissance de Yamitana n'était pas une fable : l'épée s'entoura d'un halo noir, sembla disparaître dans les ténèbres. Et soudain, le mannequin fut pulvérisé comme par un coup de griffe d'un ours géant. L'attaque détruisit également la remise à laquelle Sashiro s'était adossé avant de plonger pour éviter de se faire tuer. Le sol lui même semblait avoir été lacéré par une gigantesque lame invisible. Tous étaient immobiles, pétrifié par l'effarement.
"Ah oui, lâcha enfin Shiron, quand même...
- Par les Déesses, s'écria Aureus, qu'est-ce que c'était ?! Qu'avez-vous fait ? Quel est donc ce sabre ?
- Ce sabre, Aureus, répondit Shiron avec un rictus à peine masqué, est ce qui va ramener la paix rapidement en Hyrule. Ne faites pas cette tête-là, je ne vais pas m'en servir contre vous. Je vais juste l'utiliser pour faire sauter la tête de mon fumier de cousin !
- Ce serait bien aimable en revanche, intervint Sashiro, agacé d'avoir plongé dans la boue au point d'en reprendre le tutoiement longtemps délaissé, que tu préviennes quand tu vas réduire en poussière l'endroit où je me trouve. A moins que tu aies décidé de me tuer moi aussi..."
Shiron se contenta de lui poser la main sur l'épaule et de lui sourire, convaincu de détenir la solution à ses problèmes. Certes, l'idée d'utiliser la force en allant jusqu'à tuer son propre cousin ne l'enchantait pas du tout, mais assuré que la fin voulait les moyens, il s'y résignait. Le plaisir de détenir une arme puissante n'était pas pour autant étranger à cela : Shiron était un homme, en proie à l'orgueil et à la jalousie. Avec Yamitana dans les mains, il se sentait comme un enfant qui prend un malin plaisir à arracher les ailes des mouches. Shikashi le sentait, Impa aussi. Mais c'était la guerre et la guerre ne tolère pas les états d'âme.

C'était une affaire entre Sheikahs. Aussi, ni Nohandsen ni Aureus ne fit quoi que ce soit pour les aider ou les en empêcher. Zeruda, dans sa tendresse, n'aimait pas pour sa part cette perspective d'un clan déchiré et Impa était également étrangère à cette obsession de laver son honneur dans le sang. On laissa donc Impa à Zeruda et Zeruda à Impa. Les trois hommes partirent finalement pour Akagan. Trois semaines s'étaient écoulées depuis leur arrivée au Bourg. On avait prétexté une entrevue avec Sylles et Aisho dans les alentours du village pour les faire venir. Comme convenu, ils vinrent, peu accompagnés. Sylles pensait réellement ne pas en avoir à passer par les armes.

Sylles, Aisho et les quelques hommes qui les escortaient, descendirent de cheval au niveau du petit campement des trois autres. L'endroit était plaisant, légèrement à l'écart du sentier, en surplomb du fleuve. Shiron avait choisi un petit coin herbeux pour attendre Sylles. En fin d'après-midi, alors que Shikashi fumait sa pipe, le traître se montra.
"Shiron, fit-il, tu imagines ma surprise à la lecture du message que tu m'as fait parvenir. Et encore maintenant, j'ai du mal à comprendre. Toi et moi, nous nous sommes quittés à couteaux tirés et je sais que même sous la torture tu n'accepteras jamais de me servir. Alors, je te le demande, à quoi rime cette rencontre ?
- Sylles, répondit Shiron en s'avançant, je suis venu pour te demander de reconsidérer ce que tu as fait. Je peux te pardonner pour tes fautes. Je ne te le demande pas par inimité personnelle, mais pour Hyrule.
- Pour Hyrule ? Shiron, nous n'avons pas la même idée d'Hyrule. Pour cela et cela seul, jamais nous ne pourrons faire marche commune.
- Sylles, implora Shikashi, je t'en conjure. Reviens sur ta décision. La guerre dans laquelle tu nous as plongés nous tuera tous ! Shiron m'a informé de tes projets, et en tant qu'oncle, je ne peux pas les cautionner. La Triforce a été laissée aux hommes pour que nous nous souvenions de la fragilité du monde. Elle est faite pour être révérée, pas pour être utilisée. Je te l'ai mille fois expliqué : vouloir dépasser notre condition pour des rêves de dieux est la trappe ouverte vers notre fin. Alors, s'il te plaît, renonce.
- Mon oncle, répondit le général avec une tristesse non feinte, vous savez que cela ne peut se faire. J'ai agi en faisant ce que j'estimais le plus juste, et je l'estime toujours ainsi. Je ne peux pas changer le passé. Vous le savez : nos actes sont à jamais scellés. Avec toute la volonté du monde, avec même la bonté d'une déesse, les morts ne peuvent revivre. Ma décision est prise, Shiron. Rentre au Bourg ou joins-toi à moi. Mais je n'accepterai pas de demi-mesure.
- Je le regrette sincèrement, Sylles. Mais, continua Shiron sur un ton endeuillé, le clan Sheikah ne peut avoir deux chefs. Que je sois damné pour ça, mais je vais faire ce que je dois faire..."
Il dégaina alors Yamitana. L'éclat argenté de la lame sembla se teindre de noir, elle dégageait une lumière sombre. On aurait pu dire que Shiron avait dévoilé le soleil des ténèbres. La tristesse et la colère du Sheikah paraissaient nourrir l'arme pourtant vouée à la vertu. La crainte envahit les hommes de Sylles. Quant à ce dernier, il comprit en laissant juste échapper le nom du sabre d'une voix mêlée de stupeur et de terreur. Il eut le temps de réagir quand Shiron répéta l'expérience du Bourg. Il ne maîtrisait pas pleinement la puissance de Yamitana et Sylles était assez bon guerrier pour voir venir l'attaque, si invisible soit-elle. Au lieu des Sheikahs, Shiron détruisit une partie du sentier. Toutefois, Aisho et ses soldats qui avaient esquivé en se jetant d'un autre côté se trouvaient désormais bloqués par le fleuve en contrebas. Shiron pointa Yamitana sur Aisho en lui demandant qui il comptait suivre.
"Il n'a pas la force de lutter contre les autres peuples, se contenta de répondre l'intéressé, mais il n'hésite pas à brandir l'arme des Sheikah contre son propre clan. Franchement... ne comptez pas sur moi pour vous suivre.
- Comme tu voudras."
Shiron leva Yamitana vers le ciel. Aisho et ses hommes ne pourraient pas s'en sortir. Shikashi voulut protester, Shiron lui cria que Sylles avait raison et qu'il était trop tard. Yamitana brilla d'un éclat rouge et noir et s'auréola d'un brasier de feux follets. Shiron porta le coup.
On entendit un cri. On vit jaillir un filet de sang. Une pâle lumière mauve aveugla tous les Sheikahs. Quand ils reprisent l'usage de leur vue, ils virent Sylles rouler sur le sol vers le fleuve, son sabre brisé. Il heurta un arbre. Bien qu'il fut couché sur le ventre, Shiron put distinguer des brûlures à travers vêtements en lambeaux. Il comprit alors que Sylles avait usé de ses pouvoirs pour s'interposer et prendre l'attaque de face. Aisho descendit en courant vers l'arbre pour porter secours à son général. Nul ne sut que dire.
Finalement, Sylles parvint à se redresser très péniblement. Haletant, il s'adossa à l'arbre pour ne pas tomber. Il poussa un gémissement de chien battu, ouvrit les yeux, et soudain poussa un cri qui déchira jusqu'au ciel.
"Mes yeux !!! Je ne vois plus rien ! Mes yeux ! Mes yeux ! Mes yeux..."
Il tenta de se lever. Shiron vit alors qu'il pleurait. D'abattement autant que de douleur, Sylles s'évanouit dans les bras d'Aisho ; Shiron, pris de pitié, renonça à son projet. Baissant la tête, il rangea Yamitana, maudissant de n'avoir tué Sylles mais de l'avoir condamné à une si cruelle mutilation. Il aurait certes pu en profiter pour éliminer les traîtres, mais ils étaient alors si pathétiques qu'user de cette faiblesse eût relevé du sadisme et non de l'honneur.
Tandis que les Sheikahs d'Akagan emmenaient leur chef, Shiron, Sashiro et Shikashi se préparèrent à rentrer au Bourg. Assurément, c'était une mauvaise journée. Sur cette étrangeté d'une famille éclatée entre deux camps ennemis ne pouvant se séparer dans la violence, chacun partit de son côté. Mais une chose pourtant unissait le clan en cette fin d'après-midi : Sylles n'était pas le seul, ils repartaient tous aveugles.

Chapitre 6 : Un roi pour Hyrule   up

Deux semaines avaient passé, laissant les incertitudes envahir le coeur des hommes. Le printemps était déjà là mais le froid de l'hiver n'avait pas encore disparu. Le croquemitaine, la "guerre" dont on avait tant menacé les uns et les autres, recouvrait cette fois une réalité ; le recrutement de volontaires pour servir dans l'armée hylienne qui avait lieu sur la place du Bourg ne le prouvait que quotidiennement. Contre qui on allait se battre, personne ne le savait réellement ; on allait faire la guerre, c'est tout. Ironie humaine dans un monde embrasé tout entier par la lumière de la Déesse et où les Minishs avaient dispensé leur bonté sans préférence. Jadis ils s'aimaient, aujourd'hui ils se haïssaient. Il n'y avait pas de coupable, pas d'excuse.

Un matin, à l'aube d'un jour nuageux, Nohandsen monta à la tour nord de son château ; de là on voyait les montagnes, sans savoir ce qu'elles pouvaient bien cacher comme secret. Shiron le rejoignit. Il ne pleuvait pas, comme si le ciel lui-même doutait de la marche à suivre.

"Sire, il faut prendre une décision. Nous ne savons pas ce qui se trame à Fort-le-Coq, il faut trancher sur l'ordre d'attaquer.
- Shiron, j'ai une question à vous poser.
- Faites.
- Pourquoi me servez-vous ?
- Cette question n'a pas de sens, Sire. Je vous sers car là est la seule raison de vivre d'un Sheikah. Hylia ordonna jadis à Shika de guider les pas de celle qui transmettrait sa volonté ; vous descendez de Zelda comme je descends de Shika. Tout est là, Majesté : l'ombre pave la voie de la lumière, peu m'importe réellement de savoir si cela est bon ou mauvais.
- Cet avis n'est unanime chez les vôtres... Y compris ceux qui vous sont proches.
- Sylles est un cas à part.
- Un cas à part, certes, mais vous n'avez pas été capable de le tuer. Expliquez-moi pourquoi devrais-je faire aveuglément confiance à un homme dont la clémence a été source de désastres, non seulement pour moi mais également pour Hyrule.
- Sylles et moi sommes peut-être cousins, répliqua le Sheikah vexé, mais nous avons été élevés comme des frères. Qu'auriez-vous fait si vous aviez dû tuer votre frère de sang froid ?
- De toute façon, esquiva l'Hylien, une poignée de Sheikahs en colère ne peuvt pas représenter une réelle menace.
- Ce n'est pas tant lui la menace, c'est ce qu'il a amorcé. Sylles était un subordonné, il s'est révolté contre son maître, c'est-à-dire moi et donc vous par extension. Sa petite rébellion va donner confiance à tous ceux qui veulent s'affranchir de votre règne ; si nous n'attaquons pas Fort-le-Coq maintenant, la révolte risque de tourner à la révolution. Vous aurez peu à attendre pour que ses rangs soient grossis de tous les hors-la-loi du pays.
- J'entends bien, mais il s'agit néanmoins d'un problème secondaire. La force militaire actuelle de Sylles reste très modeste, contrairement à celle de Ganondorf.
- Attaquer le Gerudo serait jouer son jeu !
- C'est à croire que votre "frère" est un bon joueur...
- Toujours est-il que je dois reconnaître que vous avez raison, bien que j'enrage d'avoir perdu la face devant toute ma tribu. Hyrule a besoin d'une bannière, Sire, ajouta Shiron en s'accoudant aux créneaux, une seule et il est pleinement logique que son roi soit l'héritier direct d'Hylia et non un descendant de rebelle... Ce roi, ce doit être vous. Il en va de l'avenir d'Hyrule, pour que soit honorée la mémoire de la Déesse qui nous donna le jour ; pour cela, je vous servirai, Sire."

Shiron n'avait rien à ajouter, il avait donné à Nohandsen la raison que ce dernier lui avait demandée pour lui faire confiance. Le jour même, afin d'honorer le serment que se firent les deux hommes pour amener l'unité en Hyrule, Nohandsen décida du prénom de son enfant à venir : puisque la fille de Shiron se nommait Impa en hommage à celle qui avait jadis guidé la Déesse incarnée dans la jeune Zelda, la fille de Nohandsen (si c'en était une, comme le pensait sa femme) se nommerait elle aussi Zelda.

Chapitre 7 : Partir   up

"Mais où donc ?!
- Je te l'ai déjà dit : dans la forêt Kokiri.
- Mais c'est du suicide ! Et puis, pourquoi faire ?!
- Ça, ça me regarde, et je n'ai pas à te le dire."

Aisho ne comprenait pas, il était en colère. Sylles menait une révolte, et maintenant il voulait partir ! Il avait une bonne raison, nul doute, mais il s'obstinait à la garder pour lui. Si ça ne changeait pas les habitudes du général, vouloir s'en aller dans un moment critique, ça, c'était totalement inédit. Aisho, qui faisait les cent pas dans la chambre où était alité son chef, voulut parler à nouveau mais Sylles fut plus rapide :

"Dans la malle."

Aisho se dirigea vers la malle en question, posée contre le lit. Il en sortit la cotte de mailles de son général, ses armes et tous les insignes qui indiquaient le rang de Sylles. Celui-ci dit alors que ces objets appartenaient désormais à Aisho, lequel allait encore, abasourdi, répliquer avec son opiniâtre interrogatoire.

"Aisho, siffla Sylles, ne dis plus rien. Je suis aveugle, ajouta-t-il en désignant ses yeux aux pupilles décolorées, et ainsi je ne te sers plus à grand-chose. Je sais ce que tu vas dire : 'Restez au moins pour me conseiller'. Non, je ne le ferai pas. Il y a des choses que je dois faire, seul. Alors ne me retiens pas. Tu es le chef des Sheikahs, maintenant, alors ne t'attarde pas sur le sort d'un pauvre infirme.
- Vous nous lancez dans une révolte, répondit l'autre avec colère, et là, vous voulez nous laisser régler ça tout seuls ! Et sans me donner des consignes pour la suite, en plus !
- Ça suffit, Aisho ! Si tu veux me considérer comme ton chef, eh bien écoute mon ordre : laisse-moi quitter Fort-le-Coq ! Pour ce qui est de tes 'consignes', contente-toi d'attendre le bon moment : tout ce qu'Hyrule compte de cul-terreux un tant soit peu énervés va venir te voir pour nous rejoindre. Assure-toi juste que les Gerudos et les Hyliens s'affaiblissent mutuellement pour attaquer lors de la trêve lorsque celle-ci s'imposera. Et surtout, garde pour toi ce dont nous avons parlé hier."

Aisho comprit que Sylles faisait allusion à la Triforce ; la veille, il lui avait confié que cet artefact devait reposer au coeur du territoire Hylien, très certainement dans le Temple du Temps autour duquel le Bourg avait vu le jour. Sylles, privé de sa vue depuis son affrontement avec Shiron, craignait que sa rébellion ne s'effondre et que sa guerre soit inutile. Aussi devait-il livrer à Aisho les secrets les plus dangereux. Mais peu lui importait, finalement : ce qui l'intéressait, c'était la forêt. Aisho, quant à lui, regardait par la fenêtre, vers une vieille bâtisse en bois inhabitée depuis des décennies et que personne n'osait détruire. Le nouveau chef fléchit, et Sylles put partir. Aisho insista pour que des hommes l'accompagnassent, au moins jusqu'à l'orée de la forêt qui les terrifiait. Sylles accepta, mais quand il arriva à hauteur des arbres qui annonçaient l'entrée de ce sanctuaire, il donna un coup à son cheval qui partit au galop, semant ses compagnons.

Pour la première fois de sa vie, Sylles était libre. Mais il n'était plus un vrai Sheikah. Arrivé dans les bois, il abandonna son cheval et continua à pied, aussi hasardeux que cela puisse être pour un aveugle. Complètement perdu, il erra entre les arbres, espérant désespérément trouver quelque chose. Au bout d'une heure de marche, il trébucha contre une racine, et tomba dans un ruisseau. Il entendit un petit rire, une voix fluette qui semblait s'amuser de sa chute. Il se releva.

"Qui est là ?
- Qui est là, répondit la voix ?
- Excellent... Me voilà perdu et un enfant se moque de moi !
- Perdu ? Mais vous n'y êtes pas ! Vous êtes dans la Forêt Kokiri ! Et je ne me moque pas, je trouve juste que c'est bizarre de tomber dans l'eau comme ça !
- Pardon ? En fait, j'ai de la chance... Dis-moi, peux-tu m'amener à l'Arbre Mojo ?
- Le Vénérable Arbre Mojo ? Je ne crois pas qu'il accepte...
- S'il te plaît !
- Ah ! Puisque vous êtes poli, je veux bien vous accompagner et essayer de vous amener au Vénérable Arbre Mojo ! Suivez-moi !
- Excuse-moi... pourrais-tu me tenir la main ? J'ai... des problèmes de vue...
- D'accord. Au fait, je m'appelle Fado."

La petite fille prit la main de Sylles dans la sienne, douce comme la mousse humide poussant sur les rochers qui bordaient le ruisseau. Rassuré, l'homme suivit l'enfant au plus profond de la forêt.

Chapitre 8 : L'oeil du Sheikah   up

Sylles n'avait pas besoin de ses yeux pour comprendre ce qui valait à l'Arbre Mojo son titre de "Vénérable". Sa sagesse se sentait.

"Tu dis que tu es venu me voir au sujet d'un rêve, demanda le Vénérable ?
- C'est exact. Vous êtes le doyen d'Hyrule, vous êtes certainement la personne à qui je dois m'adresser.
- Et qu'est-ce qui te fait croire ça ?
- Rien de plus qu'un pressentiment.
- Raconte donc ton rêve.
- Hyrule était en flammes, le château du roi Nohandsen était en ruines. Et puis, une lueur a jailli de la forêt et le feu s'est éteint. Je fais ce rêve toutes les nuits, depuis le jour où mon cousin m'a arraché la vue. Je ne vois plus que ça : cette lumière venue de la forêt.
- Tu es le second à faire ce rêve, Sylles...
- Je vous demande pardon ?!
- Jadis, un homme, qui te ressemblait, d'ailleurs, est venu me parler de ce même rêve. Il est allé méditer pendant des jours et des jours près de la source de Firone, celle qui alimente ce ruisseau dans lequel tu es tombé.
- J'imagine que c'est là que je dois aller, répondit Sylles, amusé par l'allusion à son incident avec la racine.
- Si tu l'imagines, c'est que tu l'as déjà compris. Va, Sylles, Fado t'accompagnera."

Sylles, qui avait toujours cru que c'était la source Zora qui alimentait tout Hyrule en eau, apprit par la Kokiri qu'il s'agissait d'une même eau qui sortait de la terre en deux sources distinctes, l'une au sommet de la montagne Zora, l'autre au fond des Bois Perdus. Toutes deux étaient alimentées par une vaste source souterraine. Sylles trouva que cette petite fille en savait beaucoup, mais il ne posa aucune question dès lors qu'il comprit qu'elle n'était autre que l'émissaire attitré de l'Arbre Mojo. Ils arrivèrent finalement dans une petite clairière formée par un bassin peu profond rempli d'eau. Sylles ne pouvait le voir, mais elle était pure. Il congédia Fado et s'assit sur l'herbe et commença à méditer.

"On fait des rencontres surprenantes dans cette forêt, n'est-ce pas ?"

Sylles sursauta. Il était arrivé depuis une demi-heure quand il entendit cette question. La voix lui était inconnue, d'autant plus que c'était celle d'un homme adulte.

"Qui êtes-vous, demanda Sylles ?
- Essaie d'abord de me trouver. Et pas avec tes yeux, étant donné ton état...
- Si vous êtes venu pour vous moquer, ayez au moins la sympathie de me laisser.
- Je ne me moque pas. Je te fais juste part d'une réalité. Essaie l'ouïe, ou l'odorat.
- Aucune odeur... Une voix, seulement... Vous vous déplacez, mais je ne sens rien autour de moi... Ne me dites pas que...
- Je suis mort ! Bonne déduction ! Bon... je vais quand même te faciliter les choses, ne bouge pas !"

Sylles sentit alors une sorte de souffle chaud lui rentrer dans les narines, mais ce n'était pas une impression désagréable. Et soudain, au milieu du noir, il le vit, cet homme. Il était de taille moyenne, ses cheveux étaient châtains foncés, presque bruns, et lui tombaient jusqu'au milieu du dos. Une barbe taillée en bouc complétait sa noble crinière. Et, le plus surprenant, il avait les yeux rouges.

"Vous êtes... un Sheikah ?..."
- Ton arrière-grand-père, pour être précis.
- Mon... Shiro ?!
- Lui-même. Et avant que tu ne me poses la question, continua le mort, j'ai effectivement trouvé un moyen pour perdurer mon existence, spirituelle du moins. C'est là l'aboutissement de mes recherches sur la vie. Sache également que je préfère t'apparaître sous le jour de mes trente ans plutôt que sous celui de mes quatre-vingts ans ; question de fierté...
- Et quelle est l'utilité de cette existence perdurant par delà ce qui aurait dû être sa fin ?
- Question incisive autant qu'elle est pertinente ! Vois-tu, à la fin de ma vie, je me doutais que l'Hyrule uni de ma jeunesse s'effondrerait. Déjà, de mon vivant, l'héritage de la Déesse commençait à s'effriter. Pour palier ce désastre, j'ai réfléchi à un moyen de transmettre mon savoir par delà mon départ de ce monde. Mourir, Sylles, apprend beaucoup sur les réussites et les échecs d'une vie, tu peux me croire... Quoi qu'il en soit, je suis venu attendre ma fin ici, dans cette forêt. L'Arbre Mojo est un vieil, très vieil, ami, il a accepté que mon âme fasse de son territoire un refuge jusqu'au jour où l'un de mes descendants vienne à moi pour entendre ce que j'avais à dire avant que l'âge n'ait raison de mon corps.
- Vous saviez que je viendrais à vous ?
- On apprend beaucoup de choses en vieillissant, et en oubliant ce qui nous semble acquis de toute éternité, Sylles. Mojo t'a certainement dit qu'un autre avait rêvé de la lumière qui sauverait Hyrule. Et cet autre, continua Shiro avant que Sylles ne put répondre, c'est moi, jadis. Je me doutais que ce présage ne m'était pas exclusif, alors j'ai décidé de prendre les devants.
- Excusez-moi, arrière-grand-père, mais je ne comprends rien.
- Normal.
- Pardon ?
- T'a-t-on dit comment j'ai perdu la vue ? Je suis aveugle, moi aussi, je te rappelle.
- Je ne vois pas le rapport...
- Voilà ton erreur : tu ne le "vois" pas justement parce que tu veux le "voir" ! Réponds-moi, te l'a-t-on raconté ?
- Non...
- Merci les enfants... Enfin bon, on a tout notre temps, alors je vais te le raconter. Et ne m'interromps pas ! Quand j'étais jeune, raconta alors le vieux qui apparaissait jeune, j'étais désireux de connaître le monde, de tout savoir. J'ai donc décidé de partir en voyage ; j'ai vu tout ce qu'Hyrule pouvait offrir à mes yeux, mais j'ai vite compris que ce n'était pas là le savoir que je désirais. Pendant mon voyage, j'ai appris que l'on ne voyait que les apparences du monde. Par là, le monde se joue de nous. Par exemple, je te semble jeune, à peu près ton âge, pourtant j'ai très exactement cent-quatre-vingt-huit ans et vingt-trois jours, sans compter le temps écoulé après ma mort. Mon envie trop orgueilleuse de savoir m'aveuglait plus qu'elle m'enseignait, et j'en ai payé les conséquences. J'avais fait part de mes réflexions à un membre de la tribu, qui s'est dès lors attelé à se servir de cette faiblesse humaine pour son propre profit. Par magie, il est parvenu à dépasser les frontières du visible.
- Bongo...
- Oui. Et il avait sur moi, son adversaire désigné, cet avantage considérable. J'ai alors pris la décision, si folle soit-elle, de renoncer à ma vue. Je suis venu méditer ici-même sur l'essence véritable du monde, alors même que Bongo semait mort et destruction. C'est à peu de choses près ce qui t'arrive, l'histoire aime bien se jouer de nous. Toujours est-il, reprit Shiro avec le même ton de conteur, que j'ai appris à me battre sans l'usage de ma vue. En maîtrisant la véritable puissance de l'ombre. Pour ce faire, j'ai forgé un sabre, Yamitana, dans lequel j'ai inspiré la magie de l'ombre. Et grâce à lui, j'ai pu tuer Bongo.
- La véritable puissance de l'ombre ?
- Nous y voilà ! Je sais très bien ce qu'on a pu te dire sur la nature de notre magie et sur celle de notre tribu. Je pourrais me contenter de te dire que ce n'est là que sornettes et te l'expliquer directement, mais tu n'apprendrais rien. Je vais donc te laisser. Médite dessus, je reviendrai bientôt te voir, si j'ose dire. Pour ce qui est de tes besoins vitaux, j'ai demandé à Fado de t'amener quotidiennement une soupe. Les soupes kokiris nourrissent bien, crois-moi.
- Attendez, je comprends encore moins ce que je suis censé découvrir !
- C'est parce que tu ne te poses pas la question. Commence par là, et la réponse te viendra."

Sylles voulut le retenir, mais c'était évidemment impossible. Il se retrouva dans l'ombre, seul. Il n'avait alors plus que l'ordre d'un défunt pour consigne. Assis au bord de l'eau, Sylles soupira. Il sentit le vent dans ses cheveux, la mousse fraîche sous ses bottes, la douceur de la forêt. L'odeur des arbres et de la source s'imposaient à lui. Il était un petit être de rien du tout livré à l'immensité impénétrable du monde.

Après une nuit entière passée à réfléchir au récit de Shiro, celui-ci revint aux premières lueurs du jour.

"Alors, fit-il sans entrer dans l'esprit de son descendant ?
- Le vent est doux, ce matin.
- Que veux-tu dire, demanda Shiro, surpris ?
- Je n'avais guère prêté attention à ce genre de détails. Pourtant, que sommes-nous, sinon nous-mêmes des détails ? Cette nuit, j'ai eu l'impression d'être happé par le monde sans pouvoir l'attraper. Un peu comme si j'avais essayé de saisir ma propre ombre...
- Et qu'en as-tu déduit ?
- Je suis aveugle, je suis donc plongé dans l'obscurité la plus totale. Pourtant, il m'est impossible de "voir" l'ombre véritable.
- Réponds à cette question : qu'est-ce qui fait que tu puisses voir ton ombre ?
- Le soleil ou un feu, voire une bougie. Quelque lumière que ce soit, en fait...
- Et cette lumière, la vois-tu ?
- Non.
- Alors comment sais-tu qu'elle est là ?
- Mon ombre me le prouve...
- Tout est là, Sylles : l'ombre n'existe que par la lumière, laquelle n'existe que par l'ombre. Il ne s'agit nullement de faire d'elles des ennemies ; au contraire, elles se complètent ! Tu échoueras si tu veux voir l'ombre comme la lumière car justement elles ne sont pas visibles. Mais elles font que le monde, lui, l'est. De même que tu te sens happé par le monde, comme tu dis, nous nous sentons happés par la lumière qui le rend visible, sans pour autant la saisir. Ce qui fait qu'une chose t'apparaît, c'est elle. La lumière ne livre à tes yeux que des apparences, sans que tu puisses voir l'essence réelle du monde. Cette dernière, comme la lumière, t'est invisible, elle est dans l'ombre. Par ailleurs, un homme qui n'aurait jamais vu la lumière et qui, subitement, voyait par hasard une ombre, ne pourrait pas faire la différence entre l'ombre et ce dont elle est l'image. Ombre et Lumière, Sylles, ne sont pas des antagonismes, ce sont les deux faces d'une seule et même chose : l'être véritable du monde.
- J'ai du mal à comprendre...
- Sais-tu qui était Shika ? Notre ancêtre à nous les Sheikahs, ça tu le sais, mais sinon ? Il était, continua-t-il sans laisser à l'autre le temps de formuler une réponse qu'il avait déjà, à l'origine, l'ombre d'Hylia. Avant de prendre forme humaine, la Déesse a donné vie à sa propre ombre pour que l'être qui en naîtrait puisse servir de guide à sa descendance. Ainsi naquit Shika dont la fille, Impa, fut la guide de Zelda, c'est-à-dire Hylia devenue humaine. Dans le fond, Impa et Zelda n'ont fait que reproduire l'unité originelle de la Déesse. Et d'après ce qu'on t'a raconté, tu sais que Zelda ne serait pas allée bien loin sans Impa.
- Comme si elles étaient les deux faces d'une même pièce... On ne peut pas les voir toutes les deux en même temps mais c'est leur union qui fait l'unité de la pièce.
- Exactement ! Cette jalousie maladive qui vous a animé, toi, ton père et d'autres encore n'a ni queue ni tête : il ne s'agit nullement d'une bassesse que de servir la famille royale des Hyliens, c'est dans notre nature. Les prétendues querelles entre peuples sont des idioties servant des intérêts égoïstes. Gorons, Mojos et Zoras incarnent l'équilibre élémentaire d'Hyrule ; il en va de même pour les humains : Sheikahs, Hyliens et Gerudos n'ont pas de raison fondamentale de se livrer bataille.
- Aussi, Nohandsen devrait régner sur Hyrule ?
- Nohandsen n'est qu'un nom, celui d'un homme parmi tant d'autres. Que les Hyliens règnent sur Hyrule, aidés par les Sheikahs, ne fait que perpétuer l'héritage de cette bonne vieille Déesse. Quant aux Gerudos, elles ont décidé de se retirer de la maîtrise de la magie, ce n'est donc pas une question qui se pose réellement. Ne pas respecter cette exigence serait refuser le voeu d'Hylia pour Hyrule, ce serait condamner le monde à la destruction.
- Je crois comprendre, mais alors quelle est la magie de l'ombre ?
- Rien d'autre que celle de la lumière ! Elle frappe juste par delà le visible, comme tu as pu en faire l'expérience.
- A ce propos, demanda Sylles avec amertume, pourquoi Yamitana ne m'a-t-elle pas tué ?
- Cette arme contient ma magie. J'imagine qu'elle t'a plus ou moins offert une chance de t'amender pour tes erreurs. D'ailleurs, je crois que je n'avais pas besoin de te répondre ; tu avais la réponse. Cela fait un mois que tu n'as plus ta vue, un mois que tu as ruminé cette question. La réponse repose déjà dans sa formulation.
- Certes, mais que dois-je donc faire ?
- Si tu sors maintenant de cette forêt, tu te feras tuer sous trois jours. La seule chose que tu peux faire, c'est profiter de cet endroit pour t'exercer à ta cécité. J'entends par là que j'en ai fait mon arme la plus redoutable, à toi d'en faire de même. Pour ce faire, apprends déjà à te connaître toi-même, sans ta vue. Dès lors, l'invisible te sera visible. Et à ce moment-là, tu maîtriseras l'ombre."

Shiro n'explicita pas. Il se tut et disparut dans les méandres de la forêt, laissant Sylles seul avec lui-même. Ce dernier s'appliqua alors à méditer sur son propre être. Au fur et à mesure que les jours s'écoulaient, il apprit à dompter son ouïe, son odorat, son toucher. Au bout d'une semaine, il put tuer un poisson qui nageait avec un pic de bois qu'il avait lancé dans l'eau. Il décida de manger l'animal cru, afin d'apprendre le goût du poisson. Il eut alors l'idée saugrenue d'utiliser sa propre magie sur lui-même, d'invoquer non pas un élément quelconque, mais sa propre personne. Sylles s'aperçut que cela avait pour effet de renforcer les quatre sens qu'il lui restait. Il sentait la vie elle-même vibrer dans le corps des oiseaux qui lui tenaient compagnie. Sylles comprit alors qu'il était une partie du monde et qu'en apprenant à n'être que partie, la totalité s'ouvrait à lui. Il ne put le voir dans son reflet, mais ses pupilles d'un bleu délavé étaient redevenues rouges. Tel était donc le secret de l'oeil du Sheikah. Il triompha des mirages de sa propre existence en voyant non plus l'apparence, l'ombre, mais la vérité, la lumière. L'ombre dans laquelle était plongé Sylles le livra à la lumière.

Ainsi vit l'Aveugle.

Chapitre 9 : Sur la route   up

Trois mois s'écoulèrent ainsi dans la quiétude absolue d'une forteresse boisée. Le temps semblait ne pas exister dans les Bois Perdus, comme si l'éternité y était figée. Loin des combats sanglants qui déchiraient Hyrule, le Vénérable Arbre Mojo protégeait cet asile et l'ascète qui y avait élu domicile. Celui qui fut noble, qui chuta pour ne devenir qu'infime partie de l'univers et qui dut apprendre à redevenir homme, celui-là s'apprêtait à repartir. Pendant la totalité du printemps, à mesure que la nature renaissait, il s'était entraîné dans les bois. Quand l'été arriva, il se sentit prêt pour le départ.

A l'aube, les Kokiris dormaient encore. Mais pas lui : il tenait conseil à la source de Firone avec son ancêtre. S'étant retrouvé une existence, Sylles en profitait, il fumait sa pipe ; s'il ne voyait pas Shiro, il ressentait sa présence. Il n'avait plus besoin d'une image faussée d'un homme dans la force de l'âge, la sensation de faire face à un vieux vétéran lui donnait une impression de sincérité mutuelle.

"Je ne partirai pas d'ici, fit l'âme désincarnée de Shiro, je ne le puis. Mais toi, où vas-tu aller ?
- Retourner chez les miens est vain, c'est évident. J'ai commencé cette guerre par le désert, c'est donc par là que je dois amorcer sa fin.
- Je pensais à la même chose. Par ailleurs, je sens que quelque chose se trame là-bas. Et ça ne sent pas bon du tout.
- Dites-moi, j'ai une question qui me trotte dans la tête.
- Allons bon ! Et qu'est-ce ?
- Comment faites-vous pour savoir tout ce qui se passe en Hyrule ?
- Oh ça... Demande à ma paire d'yeux volants !"

La voix de Shiro se changea en sifflement. Un hibou géant se posa sur une branche à côté de lui.

"Je te présente Kaepora Gaebora, fit Shiro, un très vieil ami lui aussi. Il était autrefois le responsable du Temple d'Hylia, et c'est lui qui a eu la grande idée de cacher la Triforce hors d'Hyrule. Dans un autre monde, si tu veux tout savoir. Calme-toi, Gaeb, ajouta-t-il à l'adresse de son ami, Sylles ne fera rien. Donc, disais-je, reprit-il en parlant à son arrière-petit-fils, ce hibou n'est autre que la réincarnation de ce vieux Rauru, l'un des fils de Zelda, première du nom.
- Votre ami ? Mais Rauru a vécu il y a plusieurs siècles !
- Et alors ? Je suis bien mort il y a environ cinquante ans et pourtant je te parle ! Et j'ai cent quatre-vingt-huit ans, je te rappelle. J'ai rencontré Rauru, sous cette forme, pendant mon voyage. Avec le vieux Tesshin et Mojo, il fut l'un de ceux qui m'ont ouvert les yeux. Gaebora est la personne qui m'a poussé à bâtir la maison de la mort sous Akagan afin que tous puissent s'y recueillir et comprendre que la mort est partie intégrante de la vie... Enfin, passons ! Gaebora me transmet régulièrement des informations sur Hyrule, et grâce à lui je suis au courant de ce qui s'y passe. Et Mojo aussi. Quoi qu'il en soit, il te guidera jusqu'au désert, mais pas plus loin. Nous sommes décédés, lui et moi, et nous n'avons pas le loisir de t'aider plus que nous ne le faisons déjà. Par contre, ça ne m'empêchera pas de garder un oeil sur toi, ou beaucoup pour être exact, grâce aux pierres que j'ai ensorcelées un peu partout dans Hyrule. Par contre, pour changer de sujet, tu es désarmé, et Gaebora te dira certainement que tu es en guenilles. J'ai donc pris la liberté de demander à ces lutins de Kokiris de s'occuper de ça. Fado, oui, encore elle, devrait arriver bientôt.
- Merci, Maître.
- Pas de ça ! Je suis ton arrière-grand-père !
- Merci quand même."

Comme annoncé, Fado fit son apparition. Si Sylles ne la voyait pas, il sentit une aura qui lui rappelait la sensation offerte par la caresse du vent. Une petite fille surprenante, décidément. Elle lui apporta des vêtements bleutés, une tunique et une pèlerine. Elle lui offrit également une nouvelle ceinture et de nouvelles bottes. Enfin, elle lui tendit un long morceau de bois. C'était un arc, façonné avec une branche de l'arbre Mojo. Fado mentionna qu'elle l'avait appelé l'arc des fées. Sylles s'en amusa, prit l'arme et l'essaya. Quoi de mieux pour un aveugle que l'arme qui demande la meilleure vue ?

Le lendemain, Sylles repartit vers l'ouest.

Le désert, et comme un air de déjà vu. Sylles avait pu profiter d'une caravane de marchands pour gagner du temps. Désormais, il était à nouveau seul. Tout se serait bien passé si le chemin n'avait pas été fermé, guerre oblige. Sylles se mit alors à réfléchir. Le royaume des Gerudos était protégé par un canyon qui, si on le rendait infranchissable, devenait la meilleure des murailles. Mais elle avait une faille : s'agissant d'un fossé, il devenait possible de l'escalader depuis l'autre rive de la rivière, en bas. Le risque était grand : descendre dans le gouffre, en étant de surcroît aveugle, était déjà périlleux, et des soldats montaient très certainement la garde en contrebas. Contrairement à ce que le sens commun lui aurait ordonné de faire, Sylles prit compte du danger, et alla au devant. Il se rendit donc à l'endroit où la descente s'apparentait plus à un suicide : la cascade sur sa droite. Ayant acheté une corde aux marchands avec les derniers rubis qu'il lui restait, Sylles l'attacha à un arbre, priant pour qu'elle ne se rompe pas.

Sylles comprit vite que le plus dangereux n'était pas la descente elle-même, mais le risque de se faire emporter par la chute d'eau, ce qui lui serait fatal. De rocher en rocher, la tâche s'avérait de plus en plus ardue, d'autant que la roche était trempée. Et ce n'était pas le pire : malgré ses trois mois passés dans la forêt, Sylles avait pensé sa tactique à la manière d'un voyant. Or, déjà privé de sa vue, le grondement de la chute d'eau sabotait son ouïe, et son odorat était inutile. Ainsi condamné à une descente au jugé, Sylles regretta son erreur qui finit par aboutir : il posa son pied non pas sur un rocher, comme il l'avait espéré, mais sur une branche. Gorgée d'eau, elle se brisa. La corde, qui frottait contre les parois rocheuses rendues tranchantes par l'érosion, ne résista pas. Le Sheikah eut la bénédiction de n'être pas très haut, il survécut donc à sa chute, avec une grosse frayeur pour le punir de son inconscience.

Sylles nagea quelques mètres avant de s'arrêter. Il avait senti une odeur humaine, féminine. Il hésita ; ses pouvoirs insufflés dans ses sens lui donnaient la position exacte de la Gerudo, il pourrait donc l'abattre sans soucis avec son arc. Mais cela impliquait de la tuer, et il lui parut hasardeux de faire dans la diplomatie en commençant par un meurtre. Aussi eut-il une autre idée. Il prit une grande bouffée d'air et plongea. Porté par le courant, il nagea vers la Gerudo, tirant partie de ce même courant qui rendait l'eau trouble et lui invisible. A la hauteur de la soldate, il s'agrippa à des pierres sous l'eau, prit son élan et jaillit hors de l'eau. Avant qu'elle n'ait pu comprendre ce qui se passait, la jeune femme fut attrapée par le collet et entraînée dans l'eau. Là, Sylles put aisément l'assommer. Afin qu'elle ne se noyât pas, il la sortit du fleuve avant d'emprunter l'échelle qui permettait de remonter. Et il tomba nez à nez avec une Gerudo. Encore un manque d'intérêt prêté à son odorat.

"Sy... Sylles ?!
- Seruda, fit le Sheikah qui avait reconnu la voix ?!
- Qu'est-ce que... tu fais ici ?
- Pas le temps de t'expliquer, si tes compatriotes me trouvent, je suis mort. Sache juste que je ne suis pas là en tant que Sheikah, enfin en tant qu'envoyé du clan. Je suis ici de mon propre chef, et... enfin, j'ai surtout besoin que tu me trouves un endroit où me cacher.
- Et pourquoi ferais-je ça ?
- Regarde en bas. C'est volontairement que je n'ai pas tué cette petite. Que cela te prouve que je n'ai pas d'intention belliqueuse. Je suis ici parce que je le dois. Je ne saurais même pas te dire pourquoi, mais je le dois. Fais-moi cette fleur, Seruda.
- Je n'y comprends rien, mais je veux bien t'indiquer un endroit où passer la nuit, ce sera toujours mieux que notre cachot...
- Merci..."

Sylles se mit donc à la suivre. Elle le fit passer discrètement derrière la forteresse pour l'emmener dans le désert. Au bout d'une heure de marche, ils atteignirent une oasis ; Seruda signifia à Sylles qu'il pourrait y passer la nuit en paix avant de le laisser seul. Confiant, il but une gorgée d'eau, remplit sa gourde et mangea un peu des fruits que l'Arbre Mojo lui avait offerts. Quand la nuit vint, il s'endormit comme une souche, épuisé par une journée aussi harassante.

Au matin, il fut réveillé en sursaut par un coup de pied. Une dizaine de guerrières gerudos l'entouraient, lance pointée vers sa gorge. Il n'avait pas besoin d'explication : il reconnut l'odeur de Seruda. Esquissant un cynique sourire à son intention, il se constitua prisonnier sans la moindre résistance.

Chapitre 10 : La voix du fer et le fer de la voix   up

Le château du roi hylien était en ébullition. On ramenait les blessés de la bataille de la veille, la place centrale du bourg s'était changée en hôpital de plein air géant. Shikashi et Impa avaient dû joindre leurs forces aux médecins hyliens, débordés. Nohandsen passait entre les tentes montées à la va-vite sur la place et sous lesquelles les blessés étaient soignés en urgence, il donnait du pain à ceux qui étaient capables d'en manger. Le pavage blanc du bourg était rouge de sang, les soldats qui déambulaient çà et là pour amener un nouveau blessé ou bien évacuer un cadavre pataugeaient dans une véritable mare vermeille. Les habituels cris du marché avaient cédé la place aux râles d'agonie et aux hurlements de douleurs. Certains durent être achevés d'un coup de pic dans le cou, non seulement pour abréger leurs souffrances mais également pour faire cesser leurs cris. L'odeur de chair éventrée et de sang séché était insoutenable, mais il fallait sauver ceux qui pouvaient encore l'être. Deux brancardiers glissèrent sur une dalle trempée et renversèrent le tout juste décédé soldat qu'ils transportaient, lequel répandit ses entrailles sur le sol. Un autre blessé, à moitié mort, implorait les déesses de lui sauver la vie avant d'en appeler à sa mère ; il tenta de se redresser, mais sa jambe tranchée ne lui permit pas de se tenir debout et lui aussi finit la tête par terre ; par humanité ou par dépit, un archer lui tira une flèche en pleine gorge. Un autre cri perça à travers la cacophonie, une mère devant le corps de son fils ; une jeune fille tout aussi éplorée s'arrachait les cheveux devant le jeune homme mort ; son père, peiné, se contenta de le regarder gravement pour cacher les larmes qui ruisselaient jusque dans sa barbe grisâtre. Le flot des blessés arrivant pour espérer des soins cessa, une vague de soulagement illusoire s'abattit sur les soignants jusqu'à ce que retentisse le cri d'un homme qui avait tenté en vain d'empêcher une mère désespérée de se jeter des remparts, laissant seule derrière elle son mari et sa bru. On ramena le corps, et on l'ajouta au tas déjà bien fourni des cadavres, dans un coin où les rats commençaient déjà à pulluler.

Au milieu de ce paysage cauchemardesque, Nohandsen finit par retrouver Shiron. Ce dernier questionnait Sashiro, présent lors de la bataille et qui s'en était sorti avec seulement une flèche dans la cuisse, en excluant une estafilade au ventre. Shikashi, les mains ensanglantées, les rejoignit, accompagné d'Aureus. Tandis que le vieux Sheikah se lavait les mains dans un tonneau d'eau rouge vif, les autres discutaient. L'endroit était assez précaire pour tenir un conseil, mais la situation l'exigeait, malgré les nuisances sonores et odorantes. Une semaine auparavant, il avait fallu envoyer un régiment entier à la frontière occidentale en renfort d'un fortin monté urgemment et menacé par une attaque gerudo. Elle avait eu lieu, pour se solder par un échec. Mais les Hyliens avaient payé la victoire au prix exorbitant des trois quarts de leurs hommes. La bataille avait eu un avantage : ramener le statut quo entre les deux royaumes, alors plus occupés à enterrer leurs morts qu'à en créer davantage. Mais Sashiro était furieux :

"Ils crèvent comme des mouches, Sire ! Je sais pertinemment que cette maudite guerre a pour noble but de protéger le sanctuaire de la Triforce des prétentions d'un Gerudo mâle à peine sorti de l'adolescence ainsi que de celles de mon ordure de compatriote, mais trop c'est trop ! Ces combats sont absurdes : on aura sauvé la Triforce, tant mieux, ça nous fera une belle jambe : on sera tous morts !
- Seigneur Sheikah, répondit doucement le roi qui avait immédiatement compris que Shiron avait été honnête quant aux buts de la guerre avec son vassal, vous devez comprendre que c'est là notre mission.
- Certes, coupa Shikashi, mais il a raison ; nous nous battons pour préserver la Triforce des prétentions de ceux qui voudraient l'utiliser pour leur profit personnel, mais cette défense n'a lieu d'être que si il y a encore quelqu'un à protéger...
- C'est une évidence, mon oncle, répondit Shiron qui s'était nonchalamment assis à côté d'un cadavre, mais tous n'ont pas de si nobles idéaux.
- Est-ce une raison pour que nous agissions tous ainsi ? En répondant à la violence par la violence, tu ne fais que jouer le jeu des démons qui veulent la perte de ce monde.
- Que proposez-vous, demanda alors Nohandsen, vieil homme ? J'ai pu observer que vous ne parlez jamais sans idée derrière la tête...
- Négociez avec Ganondorf, se contenta de répondre Shikashi. Il n'est pas fou, ajouta-t-il pour éviter que Shiron ou un autre ne réplique, orgueilleux et ambitieux, mais pas fou. Cette bataille a eu une issue positive en saignant nos troupes : Ganondorf sait désormais qu'une guerre fait des morts. Je doute que ses ardeurs l'amènent à exterminer son propre peuple, au demeurant sans que le succès lui soit assuré. Il voudra un ennemi, il est comme ça, et heureusement, cet ennemi est tout désigné : les traîtres qui ont déclenché cette guerre.
- Mon oncle, soupira Shiron, croyez bien que le ou la moindre Gerudo qui nous verrait n'aura pas d'autre pensée que celle de nous étriper. Après ce que Sylles et Aisho lui ont fait, jamais Ganondorf n'acceptera ne serait-ce que de parlementer. Il en va de la dignité de son peuple autant que de son amour-propre. Et il ne badine pas avec son amour-propre.
- Nous savons tous ce qu'il veut et nous, autant que lui, savons aussi qu'il ne peut pas y arriver par la force. Peut-être trouveras-tu qu'il s'agit de se fourvoyer en choisissant le chemin de la négociation mais je doute fort que Ganondorf, en tant que roi, décide d'envoyer son peuple à la mort par seul souci de dignité. Oh, ce serait noble, je te l'accorde, mais tout de même ! Comme tous les jeunes souverains, il veut montrer sa force, maintenant il sait que ça ne marche pas si facilement. Il est évident qu'il refusera, du moins en apparence, de parlementer, mais si vous êtes plus malins que lui, vous saurez le convaincre."

Shiron sut que ce conseil dissimulait une attaque à l'encontre de sa récente manie à se référer à la puissance de son arme. Il ne put que constater que l'âge n'affaiblissait guère son oncle mais au contraire rendait le vieux renard d'autant plus redoutable. De plus, en tant que chef héréditaire du clan Sheikah et allié des Hyliens, Shiron se devait de ne pas renvoyer à Nohandsen une image de brute épaisse. Bien que l'idée de parlementer avec des Gerudos, surtout pour rattraper les erreurs d'un autre, lui inspirât du dégoût, il acquiesça.

"Soit, répondit Aureus, mais qui enverrons-nous ?
- Un Sheikah doit être de l'ambassade, répondit Shikashi. A cette condition seulement la promesse de la tête de Sylles en guise de paiement de notre dette sera crédible. Sashiro, peut-être...
- Hors de question, coupa net Shiron qui tenait à raffermir son autorité. J'ai déjà envoyé deux hommes fidèles là-bas, et ils ne sont pas revenus. S'il faut vraiment discuter avec notre ennemi, je n'enverrai plus aucun ambassadeur : j'irai moi-même.
- Seul, siffla le roi hylien, certainement pas. Vous avez ma confiance, Shiron, mais ça ne vous offre pas le privilège de tous nous représenter. D'autant que vous êtes beaucoup trop impliqué personnellement pour faire réellement passer les besoins du royaume avant tout. Aussi vous adjoindrai-je un compagnon de route. Général Aureus ! Vous irez avec Shiron voir Ganondorf !
- Au risque de passer pour un prophète du malheur, intervint Sashiro, ne croyez-vous pas qu'il est trop risqué d'envoyer loin d'ici le chef du clan Sheikah, le premier vassal du roi, ainsi qu'un officier hylien ?
- N'aie crainte, répondit Shiron en attrapant le fourreau de Yamitana, en cas de problème nous saurons nous en sortir !
- Que les déesses te préservent d'une telle extrémité, soupira Shikashi..."

L'idée de négocier ne plaisait à personne, bien que tous s'accordassent à reconnaître que c'était là le choix le plus raisonnable. On s'arrêta là, et chacun repartit bientôt pour donner de l'aider à ceux qui en avaient besoin. Une fois Shiron suffisamment éloigné, Shikashi revint au chevet de Sashiro, lui marmonna quelques mots à l'oreille et retourna à sa tâche.

Chapitre 11 : Les trois chefs du clan Sheikah   up

Shiron fit ses adieux à sa fille avant de rejoindre Aureus à l'entrée du bourg. Ce dernier venait de déposer un dernier baiser sur la joue de son épouse enceinte de huit mois. Il ne faisait pas encore chaud en ce matin d'été : le soleil commençait tout juste à poindre quand les deux hommes partirent sans escorte, discrétion oblige.

Le voyage se passa sans encombre. Les Gerudos avaient été prévenues par messager de l'arrivée d'une délégation, aussi laissèrent-elles pénétrer Shiron et Aureus sur leur territoire, bien que si les yeux eussent eu le pouvoir de tuer, ils eurent été mille fois enterrés. Surtout Shiron dont le physique ne pouvait que faire écho à ceux des Sheikahs renégats qui avaient assassiné la générale bien aimée. Mais l'ordre était strict et les deux hommes ne devaient pas être touchés. On les mena à Ganondorf. Après un bref salut, le roi des Gerudos prit la parole :

"On me dit que vous voulez négocier. Au vu des raisons qui nous ont poussés à nous affronter, je vous demanderai donc de me signifier vos excuses en vous agenouillant devant moi.
- Vous devrez supporter que nous n'en fassions rien, répondit Shiron avec une cinglante désinvolture. Nous sommes ici en légats du roi Nohandsen, pas en pauvres repentants prêts à faire preuve de faiblesse à la moindre difficulté. Par ailleurs, je suis chef du clan Sheikah, et par là votre égal !
- Mon égal dites-vous ? A en juger par l'état de ce qu'il vous reste sous vos ordres, vous vous faites une idée très personnelle de l'égalité...
- Je ne suis pas ici pour entendre vos sarcasmes, seigneur. Je ne suis venu que dans l'intention de faire cesser les combats absurdes initiés par mon cousin.
- J'écoute vos arguments.
- Je n'en aurai que deux. Le premier tient dans l'état actuel de vos troupes. Il n'a pu vous échapper que la guerre n'est pas une simple discorde, elle fait des victimes. Comprenez par là que c'est au souverain que je m'adresse : il a la vie des siens sur ses épaules.
- Est-ce tout ?...
- Vous n'obtiendrez nullement justice, si c'est au moins ce que vous désirez, par la force. Les Hyliens, et le général Aureus qui se tient à mes côtés vous le certifiera tout autant que moi, ne sont pas couards : ils se battront pour sauver les leurs de cette sauvagerie.
- Par justice, vous pensez certainement au meurtre d'Unoora, n'est-ce pas ? Me croyez-vous donc puéril à ce point ?
- Je crains de comprendre que ce que vous voulez réellement n'est autre qu'un pied dans des terres plus verdoyantes, me trompe-je ?
- La seule chose que je puis vous répondre, c'est que votre cousin m'a offert la légitimité dont j'avais besoin pour cette conquête.
- Soit... Gardez bien en tête que nous ne saurons nous rendre. Renoncez à votre ambition : cela vaut mieux que de s'entre-tuer pour des broutilles et cela ne serait d'ailleurs que faire honneur à la sécession opérée par votre ancêtre. Kasuto a voulu ce désert, alors restez y."

Tous demeurèrent interdits tandis que Shiron et Ganondorf se fixaient haineusement. Les négociations auraient été définitivement compromises et les deux émissaires certainement massacrés si Aureus n'avait pas pris sur lui de briser le silence pesant sur la salle du trône :

"Seigneur Ganondorf, il ne vous a visiblement pas échappé que votre désir de conquête ne peut être porté à sa réalisation que si la guerre qu'il implique peut être justifiée. Or, nous sommes là en négociateurs et pas en belliqueux provocateurs ; vous ne pourrez jamais mener à bien votre projet si vous vous retrouvez avec tout Hyrule en face de vous, et vous le savez. Aussi je vous invite à reconsidérer l'objet de notre venue, à savoir mettre un terme à ce conflit.
- Soit, répondit Ganondorf avec agacement, mais ce que vous savez également, c'est que je ne puis admettre la fin de cette guerre sans contrepartie valable...
- La tête de Sylles, coupa Shiron. Mort ou vif, selon votre désir."

Ganondorf éclata soudain de rire, ce qui déstabilisa ses deux interlocuteurs.

"Shiron des Sheikahs, lâcha-t-il, décidément, vous n'aurez jamais aucune prise sur le cours des événements, car figurez-vous que votre cher cousin, Sylles, est déjà en mon pouvoir !
- Comment ?! Expliquez-vous !
- Je n'ai rien à vous expliquer, il s'est jeté dans mes griffes et a actuellement tout le loisir de moisir dans mes geôles. Mais de toute façon sa seule personne m'est inutile, puisque grâce à vos deux autres vassaux heureusement laissés en caution par le premier, j'ai de quoi vous faire trembler ! Néanmoins, je crois me souvenir que vous parliez de deux arguments et n'en avez avancé qu'un seul. Quel est donc le second ?
- Le second, "seigneur", répondit sèchement Shiron en tentant de dissimuler sa colère, est que ce n'est certainement pas un jeune roi à peine plus âgé que ma propre fille qui va pouvoir me donner des conseils ! Aussi, si vous aviez eu la malice de penser que je n'étais pas venu avec de naïves espérances comme seul bagage, vous auriez songé au véritable enjeu de la situation. Mais force est de constater qu'à la cour Gerudo c'est une aveugle et juvénile avarice qui règne et non pas la sagesse et la prudence qui font un vrai roi !"

Il avait écarté Aureus du bras pendant sa réponse et s'avançait désormais vers le roi, le regard enflammé et le visage assombri par une détermination inébranlable. La lourde porte de la salle du trône se ferma alors brutalement. Ganondorf comprit moins le risque que l'insulte et se leva furieusement. Il dégaina alors ses deux sabres et fondit sur Shiron qui en fit de même en brandissant une Yamitana qu'il avait pris soin de rendre invisible aux yeux des voyants en entrant dans la forteresse. Ce fut la panique. Aureus comprit que son compagnon avait pris la résolution de régler le problème en éliminant la personne même du roi Gerudo, quitte à affronter seul l'armée Gerudo par la suite.

L'affrontement aurait duré plus qu'une simple passe d'armes si un événement totalement imprévu n'était pas survenu. Alors que Shiron et Ganondorf croisaient le fer, un boulet fracassa un des murs et vint finir sa course dans le sol. Il avait été tiré par une catapulte. Tandis que les trois hommes et les gardes prenaient conscience de ce qui venait se passer, Nabooru fit irruption dans la salle en hurlant :

"Sire ! Nous sommes attaqués ! Des Moblins venus de l'ouest sont à nos portes !
- Des Moblins, interrogea vivement Aureus, que viennent-ils donc faire ici ?
- Ils n'attaquent jamais sans ordre, répondit Shiron, quelqu'un a commandé cette attaque.
- Seigneur Ganondorf, demanda Aureus, vous nous avez signalé que Sylles était ici. Ses alliés sont certainement en train de tenter de le libérer.
- Sans doute, dit Shiron, bien que je doute qu'Aisho ait pu les convaincre facilement d'oeuvrer pour lui."

Une détonation fit cesser la conversation. Ganondorf, ses soldates, le Sheikah et l'Hylien sortirent avec empressement. Nabooru n'avait pas exagéré : la forteresse était assiégée. Shiron parla le premier :

"Peu importe qui a lancé cette attaque, nous sommes venus ici pour faire cesser la guerre qui fait rage entre nos peuples. Aussi vous aiderons-nous. J'ose espérer que vous réviserez votre jugement après cela. Aureus ! Allez aider les civils à se mettre à l'abri ! Ganondorf, faites votre travail de souverain. Moi, je pars en première ligne."

Quant il s'était réveillé ce jour-là, Sylles n'avait pas imaginé qu'il passerait une journée pareille. Il croupissait depuis presque une semaine dans une cellule quand l'attaque eut lieu. A son accoutumée, il avait décidé de passer son temps à méditer. "Un exercice auquel il n'avait guère eu le loisir de s'adonner ces derniers temps" avait-il répondu à une Gerudo qui l'avait interrogé à ce sujet. Mais ce matin-là, il avait ressenti une impression étrange, comme si une grande masse ténébreuse s'approchait de lui ; c'était sur elle qu'il avait choisi de concentrer ses efforts de réflexion. Sa courte expérience de prisonnier lui avait permis d'affiner ses sens, à commencer par l'ouïe qu'il avait entraînée à percevoir les discussions sur le repas du soir, à l'autre bout du couloir. Ainsi, l'explosion qu'on avait entendue jusque dans la salle du trône, il l'avait prévue en entendant siffler la flèche explosive qui filait vers le mur de la prison. Instinctivement, il avait attrapé sa geôlière à travers les barreaux pour la plaquer contre le sol et la protéger. L'explosion fit sauter la moitié de sa cellule, et s'il ne s'agissait que d'un effet vraisemblablement imprévu du siège, Sylles en profita. La geôlière s'était tordu la cheville en tombant par terre, Sylles dut la porter jusqu'à l'armurerie. Peu importait qu'il fût un évadé : son aide était la bienvenue. On lui rendit son arc et on lui offrit un sabre sheikah en plus d'une dague. Lorsqu'un bataillon de Bokkoblins pénétra dans la salle, il les combattit aux côtés des Gerudos. Puis il s'élança seul dans les couloirs afin de rejoindre la place centrale de la forteresse, là où son aide serait la plus profitable.

Dehors, on se battait férocement. Sylles atteignit une coursive en hauteur d'où il put abattre des Bokkoblins qui escaladaient des barricades. Très vite, le Sheikah fut à court de flèches, et, apercevant des formes plus humaines que porcines en train d'achever des Gerudos blessées, il n'hésita plus. Il sauta de la coursive.

L'arrivée au milieu du champ de bataille d'un second Sheikah stupéfia les Gerudos. Sylles était un guerrier et il le fit savoir, égorgeant un des pillards qui aidaient les Moblins. Les assaillants reculèrent face à ce qui avait l'apparence d'un démon à l'épaisse chevelure noire maculée de sang et aux prétentions meurtrières. Le sabre parla peu : Shiron accourut, dans un état semblable et suivi d'un bataillon de Gerudos. Les pillards hésitèrent ; les Bokkoblins présents dans l'enceinte de la citadelle furent massacrés par une charge de cavalerie menée par Ganondorf en personne tandis que Shiron s'offrit le luxe de tuer les quelques survivants avant de s'adresser directement à Sylles :

"Ainsi tu es vivant et en état de te battre...
- Shiron ?! Que diable fais-tu ici ?!
- Rien qui puisse concerner un renégat. Mais si tu veux que je te laisse en vie, ajouta-t-il en levant son arme ensanglantée vers son cousin, tu vas devoir m'expliquer pourquoi tu t'amuses à tuer ceux qui sont venus ici pour te libérer.
- Détrompe-toi, cette attaque n'a aucun rapport avec moi. Ta présence ici me donne à penser que Nohandsen a pris le parti de parlementer, ce qui est sans doute la meilleure chose à faire. Cette attaque avait certainement pour but de tout faire échouer. Ce qui explique la faiblesse numérique de cette armée.
- Tu dois avoir raison... Quoi qu'il en soit, j'ai présentement une autre priorité que toi."

Il s'apprêta à se lancer à la poursuite des pillards et des Bokkoblins mais une nuée noirâtre semblable à une masse de suie volante traversa les rangs des fuyards à toute vitesse pour s'arrêter en face des deux Sheikahs. A leur surprise la plus totale, ce fut Aisho qui sortit de cette nuée. S'il portait les habits de général légués par Sylles, son visage portait les stigmates de longues nuits passées à réfléchir au moyen d'acquérir la puissance nécessaire à sa survie. Ses alliés lui firent place, prouvant par là qu'il était l'ordonnateur de l'attaque.

La scène parut surréaliste : chacun, Gerudo comme pillard hylien ou encore Bokkoblin, s'écarta, laissant seuls les trois Sheikahs se dévisager. Ce désert, croisée des chemins, voyait se réunir en pleine lumière les chefs du clan de l'ombre. Aisho brisa le silence :

"Ainsi, vous êtes ici aussi, seigneur Sylles.
- Te savoir diriger ces charognards, répondit l'intéressé, me heurte profondément. Explique-toi.
- C'est bien simple, fit Aisho avec froideur, vous avez fait la même erreur envers le clan que le seigneur Shiron ; en me laissant seul avec le clan, sans ressources, vous nous abandonniez, moi et tous ceux qui ont cru en la renaissance que vous promettiez pour le clan.
- C'est toi qui es dans l'erreur, Aisho. Je l'ai compris en affrontant Shiron : le destin des Sheikahs n'est pas de donner son indépendance à l'ombre mais plutôt de vivre conjointement avec la lumière. Et si je n'ai plus mes yeux pour me le confirmer, je sens très bien que tu es toi-même l'illustration de cette décadence. J'ai précipité notre chute, j'espérais trouver un moyen de nous rattraper !
- Assez ! Ne vous cherchez pas des excuses, et surtout pas derrière ces délires fanatiques sur l'ombre et la lumière ! Nous sommes avant tout une nation, et nous devons nous battre pour elle !
- Je vois, intervint Shiron, et tu savais que les Hyliens et moi tenterions de faire cause commune contre toi... Sans Sylles, tu n'avais pas les moyens de résister sur deux fronts, aussi tu as organisé cet esclandre pour saboter mon projet.
- Je pense que tu as vu juste, ajouta Sylles, et son stratagème aurait sans doute fonctionné si je n'avais pas été présent. Mon évasion et mon intervention dans le combat ont dû pousser Aisho à se montrer et à engager cette petite partie d'explications. Cependant, mes sens se sont assez aiguisés pour percevoir en lui une puissance qui ne lui est pas naturelle et sans laquelle il n'aurait jamais pu convaincre ces immondes créatures de lutter à ses côtés...
- Mais que croyez-vous, tonna Aisho ?! Que j'allais me laisser écraser sans rien dire ? Qui veut la fin veut les moyens, mes seigneurs, et j'entends bien vous le faire comprendre !
- Shiron, siffla Sylles, il a fait alliance avec quelque chose de démoniaque ! Il a nourri de sa crainte le démon qui est en lui, il faut agir avant que l'homme qui vit encore en Aisho ne soit totalement détruit.
- Nul besoin de ta cécité pour m'en rendre compte. Je compte d'ailleurs profiter de cette occasion rêvée pour rendre justice, autant aux Gerudos qu'à moi-même !"

Il avait compris l'allusion de Sylles à la résurgence des forces des ténèbres, endormies depuis bien longtemps. Aisho vit que son ancien suzerain allait faire usage de la même arme qui avait mutilé l'un des Sheikahs les plus puissants, lequel, se doutant qu'il serait le second sur la liste, hésita avant de reculer. Aisho prit les devants : il prépara dans sa paume droite un projectile magique tandis que son autre main se saisit vivement d'un sabre attaché dans son dos. La boule de feu partit au moment même où la lame jaillit du fourreau ; Shiron reçut l'aide inopinée de son cousin qui bloqua le sabre avec le sien. Quant à l'attaque magique, Shiron l'esquiva avec une féline aisance. Cependant, la course du projectile n'était pas terminée, et la boule de feu filait droit vers une jeune Gerudo qui, prise de panique, ne put se mouvoir. La foule demeura interdite en s'apercevant que pour la deuxième fois de la journée, Sylles avait sauvé la vie d'une Gerudo : il avait couru vers elle et plongé pour l'enlever de la trajectoire de la boule. Aisho lui-même ne s'était pas attendu à cet acte désintéressé, et le temps de pleinement le réaliser, il vit que Yamitana, dégainée, était pointée directement sur sa gorge.

"Ne jamais baisser sa garde, fit Shiron en foudroyant le traître du regard, tu aurais dû t'en souvenir, bourbe du clan !"

Il s'apprêta à donner un coup vif de poignet pour plonger la lame des ombres dans l'artère aorte d'Aisho mais ce dernier attrapa la lame par le tranchant et regarda Shiron qui ne s'était pas du tout attendu à ce qu'il agisse ainsi.

"Vous oubliez que cette arme n'est pas d'origine divine, elle n'a pas le pouvoir de détruire totalement un démon, aussi laissez-moi le plaisir de remettre le plaisir de votre mort à plus tard."

Il lâcha Yamitana, regarda sa main ensanglantée, fit une grimace et fixa tour à tour Shiron, Sylles et Ganondorf : quelque chose le dérangeait. Et, nul n'en doutait, si démoniaque que pût être l'origine de sa puissance, elle n'était pas suffisante pour faire face à trois ennemis aussi dangereux. Shiron réalisa alors que Yamitana avait bel et bien blessé Aisho, il était donc bien plus vulnérable qu'il ne voulait le laisser entendre. Mais le temps de le comprendre, Aisho avait pu s'évaporer dans un nuage de ténèbres.

Le seigneur légitime des Sheikahs se tourna vers Sylles, encore penché sur la jeune fille terrifiée dont il avait sauvé la vie. Ce dernier se leva et fit face à Shiron.

"Les vicissitudes du destin amènent à des vies semblables à des tapisseries bien étrangement tissées, se contenta de dire le légitime.
- J'ignore à quel jeu jouent les déesses, répondit l'aveugle, mais si elles décident bien de notre destin, alors elles ont un art du tissage étranger à notre entendement.
- Je crois que c'est à chacun de décider de son destin. De ce qu'Aisho a pu dire, j'ai retenu que tu avais quitté le camp des traîtres. Sans me rejoindre pour autant, mais je n'ai guère de doute sur le fait que tu ne retourneras pas vers Aisho. Tu peux donc aller où bon te semble, mais ne compte pas sur moi pour te redonner la place que tu avais autrefois ; tu as décidé de la perdre, alors tu souffriras de ce choix. L'errance est le seul châtiment auquel je suis encore en droit de te condamner.
- Je l'ai choisie, cette errance. Mais sois certain que nos chemins se croiseront encore, ici ou ailleurs. Cette guerre n'est pas terminée, ma route n'est donc pas finie."

Sur cette phrase et sans aucun autre mot, Sylles commença à marcher entre les Gerudos, qui, ne sachant que faire, le laissèrent passer ; l'aveugle saisit les rênes d'un cheval à la cavalière décédée, monta sur l'animal et, sous les yeux pétrifiés de tous, partit vers le sud afin de quitter ce désert maudit.

Chapitre 12 : La lueur d'une luciole   up

"Mes amies, mes soeurs. Je sais que vous serez étonnées à la lecture de cette lettre, sans doute serez vous également furieuses. Mais je ne puis faire autrement : je dois partir. Oui, je le dois ; je ne parviens pas à trouver une explication qui puisse vous convaincre, j'ai juste cette impression étrange que c'est là ce que je dois faire. Je préfère toutefois vous ôter la crainte d'une trahison ou - pire - d'un homme. Je vous quitte donc pour apporter cette aide que j'ai le sentiment de pouvoir apporter à la résistance héroïquement livrée contre ces démons qui pervertissent notre monde. Je ne sais si je pourrais réellement être utile, mais - je sais que cela puisse paraître incompréhensible - je ne crois pas avoir le choix. Si mon départ venait à vous causer de la peine, je veux que vous sachiez que j'en suis profondément désolée. Merci pour tout ce que vous avez pu m'offrir pendant ces seize années, je vous en serai éternellement reconnaissante. Je vous embrasse.
Votre petite soeur, Hotaru."

Entre deux ronds de fumée, Sylles retourna la truite qu'il faisait griller sur un feu de fortune. Il n'avait jamais été très doué à la pêche, mais il avait réussi à tuer le poisson d'une flèche au premier tir. Il s'amusa de cet avantage inattendu de son handicap. Il était déjà tard et un coup de vent apporta à Sylles la fraîcheur des eaux calmes du lac Hylia au bord duquel il s'était assis. Il avait mangé la moitié de sa truite quand un bruissement se fit entendre dans un fourré. Sylles posa son poisson et se leva doucement.

"C'est bon, fit-il, sors de là et viens manger un morceau."

L'inconnu du fourré fut tétanisé : Sylles l'avait entendu. Sachant le Sheikah armé, il sortit de sa cachette, révélant une jeune Gerudo craintive. Sylles ne lui laissa pas le temps de s'expliquer :

"Je sais que tu me suis depuis quatre jours. Tu es bien naïve si tu croyais passer inaperçue en étant si près de moi. Du reste, j'aimerais bien savoir ce qu'une Gerudo, si jeune de surcroît, peut bien me vouloir. Surtout pour me suivre jusqu'ici.
- Je suis désolée, je... je... je voulais venir avec vous..."

Si la jeune fille n'avait pas parlé avec une innocence d'enfant, Sylles aurait cru à une mauvaise plaisanterie. La réponse de l'adolescente le surprit autant qu'elle l'agaça de par son caractère inepte.

"Rentre chez toi, se contenta-t-il de répondre.
- Non, répondit la Gerudo avec une vigueur surprenante. Je sais que je dois vous accompagner.
- Ah oui ? Et pourquoi m'embarrasserais-je d'une enfant qui n'est pas capable de répondre clairement à une question simple ?
- Je peux vous être utile : je sais me battre !
- Tu sais te battre ? Eh bien, voyons cela !"

Elle trembla tandis que Sylles alla chercher une branche sur la rive du lac. À peine l'avait-il ramassée qu'il bondit sur la Gerudo qui eut tout juste le temps de parer l'attaque avec sa lance. Mais elle était jeune et inexpérimentée et il ne fallut que très peu de coups à Sylles pour la jeter au sol en la menaçant de son arme improvisée.

"Tu sais manier une lance mais pas te battre pour autant. Fais ce que je t'ai dit : rentre chez toi."

Il tourna les talons pour finir son repas. Il s'attendait à ce que la Gerudo parte, déçue et humiliée. Elle n'en fit rien, préférant rester là où elle était tombée ; maudissant sa faiblesse et sa stupide jeunesse, elle sanglota. Sylles n'en tint compte et, après avoir fini sa truite, se coucha.

Le lendemain, il vit que la jeune Gerudo était toujours là. Elle s'était endormie d'épuisement sur la grève. Sylles s'approcha et sentit l'odeur d'une petite fille dans un corps d'adulte. Il prit un morceau de pain dans sa sacoche et le déposa à côté de la fille, puis il prit ses affaires. Il allait partir quand il reçu un coup dans la nuque. Il se baissa et ramassa ce qui venait de le frapper : un morceau de pain. Si la Gerudo n'était pas une maîtresse de la lance, elle visait bien. Il se dirigea vers elle et lui tendit le projectile.

"Comment t'appelles-tu ?
- Hotaru.
- C'est un joli prénom. Tu m'as dit que tu pouvais m'être utile, n'est-ce pas ? À part jeter des morceaux de pain, que pourrais-tu faire pour partager ma pénible et dangereuse vie de vagabond ?
- Je sais que vous êtes aveugle. Permettez-moi donc d'être vos yeux. Même si vous avez appris à vivre sans voir, vous gardez ce désavantage. Je peux le pallier.
- En es-tu sûre ? demanda l'autre surpris qu'elle ait osé mentionner sa cécité. Tu es bien jeune.
- J'ai passé l'âge de l'enfance, monseigneur. De plus, vous m'avez sauvé la vie lors de l'attaque de la forteresse par l'un des vôtres, je vous suis redevable. Mais par-delà la dette, j'ai en moi ce désir que je ne saurai expliquer de vous suivre. J'ai conscience que je fais le choix d'une existence périlleuse, mais je l'assume. Je veux venir avec vous.
- Tu es une jeune femme très étrange pour vouloir me suivre sans raison, mais peu importe, tu as un caractère bien trempé, et pour ça je veux bien faire un bout de chemin avec toi."

Les yeux d'Hotaru brillèrent comme du diamant, et bien que Sylles ne put le voir, il accueillit la joie de l'adolescente avec un sourire. Sa vie avait prit le parti de multiplier les imprévus et les situations les plus improbables, mais si tel était son lot, alors il choisit de l'accepter. Et tandis qu'Hotaru lui emboîtait le pas, il se dit que, finalement, il n'avait peut être pas tout perdu.

Sylles dut partager sa monture avec Hotaru pendant quelques jours ; ils trouvèrent un autre voyageur, tué de plusieurs flèches dans le dos ; ses meurtriers avaient eu le bon goût de laisser attaché à un arbre son cheval que Sylles donna à la Gerudo après avoir enterré le malheureux. Bien qu'il était soulagé de ne plus avoir ce corps de femme derrière lui, il se réjouissait de la présence d'Hotaru. Elle aimait écouter le récit de son aventure en Firone, voulait en savoir plus sur les Sheikahs et en retour lui narrait des anecdotes de son enfance dans un désert dont elle aurait bien voulu voir l'extérieur. Par ailleurs, Sylles l'avait mal jugée : elle n'avait cure des soucis de sa nouvelle vie : elle supportait très bien de manger peu, de devoir dormir sur le sol ou encore de devoir s'occuper des chevaux. Au contraire, elle aimait ça.

L'improbable duo se dirigeait vers le Nord, traversant les vastes plaines d'Hyrule dont la Gerudo admirait la beauté bien trop souvent ignorée. Ils empruntaient les routes qui serpentaient jadis à travers les territoires sauvages et inhabités de cette partie du monde, là où la nature seule régnait en se moquant bien des caprices des hommes. Quand Sylles chassait, Hotaru admirait chaque plante qui poussait près de leur campement ; puérilement, elle prenait même soin de s'allonger sur le tapis herbeux de la plaine sans écraser la moindre fleur. Fleur humaine à l'âge de la paix, Hotaru s'endormait comme un insecte resplendissant au milieu d'une forêt d'arbustes enchantés tandis que le vieux Sylles, la veillait en vidant sa réserve d'herbe à fumer. Un soir, une luciole vint à se poser sur l'épaule d'une Hotaru qui frissonnait ; Sylles éteignit sa pipe pour ne pas effrayer la bête, retira sa cape, la déposa sur la fille et, prenant conscience qu'il s'attachait à elle, alla chercher de l'eau dans un ruisseau qui clapotait joyeusement à ces heures nocturnes contre des pierres moussues qui semblaient avoir oublié que l'homme était souvent plus sauvage que le plus féroce animal. Les jours passèrent ainsi, dans le vent de l'été mourant et parmi les hautes herbes qui paraissaient s'écarter d'elles-mêmes pour ouvrir la voie à ces vagabonds sortis des livres d'images que l'on lit aux enfants avant qu'ils ne s'adonnent au sommeil paisible et aux rêves de petites lucioles.

Un soir, ils trouvèrent une cabane. De la lumière provenait des fenêtres. Hotaru insista pour aller à la rencontre des habitants, qui avaient sans doute autre chose à faire que de s'en prendre au premier venu. Un homme replet leur ouvrit la porte. Il était fatigué mais fit entrer les deux vagabonds qui eurent la surprise de voir alitée sur une paillasse une femme sur le point d'accoucher. La femme ressemblait à Hotaru, en plus âgée, avec de longs cheveux d'une rousseur flamboyante ; elle salua fébrilement les inconnus et s'endormit. L'homme, brun pour sa part et qui répondait au nom de Talon, apprit à Sylles que sa femme était très faible en raison de son état et qu'il ne pourrait pas grand-chose pour eux. Comprenant l'origine de sa fatigue, ils proposèrent de préparer le repas et de ne rester qu'une nuit. Talon accepta avec plaisir. Malheureusement, aucun des quatre ne put réellement se reposer cette nuit là. Ils ne surent jamais qu'est-ce qui avait pu amener à faire coïncider la présence d'un Sheikah mystérieux et d'une Gerudo à peine adulte avec la naissance de l'enfant, mais au beau milieu de la nuit, la femme poussa un cri à fendre le firmament. Talon était paniqué, Sylles dut le brutaliser pour le raisonner. Hotaru, qui avait vécu dans un monde de femmes, les chassa tous les deux en les sommant de ramener du bois et de l'eau. Devant l'urgence de la situation, et voyant que la femme était souffrante en plus d'être en travail, elle retira sa tunique et la déchira pour en tremper les lambeaux dans l'eau chaude. Cela prit toute la nuit pendant laquelle Sylles et Talon vidèrent la réserve d'herbe à pipe du Sheikah. Hotaru, d'un calme qui tranchait avec sa spontanéité habituelle, conduisit l'accouchement à la manière d'une sage-femme trois fois plus âgée qu'elle. Ordonnant à Sylles de lui donner les quelques herbes médicinales qu'il lui restait, elle commença à préparer un remède sommaire contre la douleur. Affrontant l'appréhension juvénile du sang, elle alla jusqu'à aider de ses mains l'enfant à venir au monde. Au petit matin, alors que Talon faisait les cents pas et que Sylles faisait des allers et retours à la rivière la plus proche pour ravitailler les deux femmes en eau, un petit couinement se fit entendre, immédiatement suivi d'un puissant cri. Le premier cri. Sylles dut retenir Talon jusqu'à l'autorisation d'Hotaru pour entrer ; elle tenait l'enfant dans ses bras, l'entourant d'un linge préalablement chauffé. Hotaru était sans doute moins fatiguée que la mère, complètement épuisée mais heureusement vivante, mais elle portait les stigmates d'une très longue nuit. La Gerudo s'était presque dénudée tout le haut du corps pour se fournir en linge, mais elle était soulagée de tenir dans ses bras ce petit être qui remuait en cherchant le sein nourricier pour reprendre ses forces après un tel effort. Avant de tendre l'enfant à sa mère, elle adressa un sourire à l'adresse de Talon et lui apprit que c'était une fille. Le couple l'appela Malon. Hotaru prit seulement alors conscience que sa poitrine était visible, et oubliant un instant la cécité du seul homme qui avait encore le loisir de s'intéresser à elle, elle fut prise d'une pudique terreur. Sylles la calma en lui jetant sur le corps sa cape qu'il songea à lui donner pour de bon. Ils restèrent quelques jours, Hotaru refusant catégoriquement de laisser seule la petite famille tant qu'elle n'aurait pas l'assurance qu'ils puissent se passer de l'aide qu'elle pouvait apporter. Sylles prit également la décision de leur laisser leurs chevaux. La mère tint absolument à remercier Hotaru, qui désira comme unique présent un vêtement pour que ses seins de jeune femme puissent retrouver l'intimité qui leur était due. L'aveugle eut néanmoins la pragmatique audace de demander également une petite aide financière en tentant de ne pas faire passer cela pour un salaire ; il reçut des mains de Talon deux cents rubis, le double de ce qu'il avait espéré, le nouveau père estimant qu'il devait jusqu'à la vie à ces deux voyageurs tombés du ciel. Quand la femme put se lever et s'occuper seule de sa fille, les soins prodigués par Hotaru et Sylles aidant, ces derniers choisirent de laisser en paix ce petit univers qu'ils avaient vu naître.

Deux jours plus tard, Sylles eut le sentiment qu'Hotaru était déprimée. Quand il l'interrogea, elle lui répondit :

"Il y a une semaine, j'ai vu naître une petite fille. Depuis, je ne peux plus me sortir de l'esprit que dans trois jours, cela fera très exactement dix-sept ans que je suis moi-même venue au monde. Talon et sa femme étaient heureux d'avoir une fille... Je sais que j'ai été aimée à la forteresse, mais je n'ai jamais eu de vrais parents, ma mère ne m'aimait pas. Mon père était un Hylien et il a tôt fait de la tromper avec une femme de son peuple, alors elle a toujours vu en moi le reflet de cet homme qui l'avait trahie. Quand j'ai décidé de vous suivre, je voulais fuir cette prison et découvrir ce monde dont je suis pour moitié issue. Mais je dois vous ennuyer avec ça : vous dites souvent que je ne suis qu'une enfant, donc j'imagine que c'est un caprice de petite fille..."

Elle ne le laissa pas répondre, elle se tourna vers un arbre, joua avec un petit morceau d'écorce et s'endormit. Sylles se rappela que celle qui l'accompagnait était bien jeune et les récents événements l'avaient fortement ébranlée et ce trop-plein de sérieux et de responsabilités l'avait poussée à bout. Ses nerfs avaient lâché.

Quand Hotaru se leva, elle fut surprise de voir Sylles lui préparer des oeufs avec du lard. Comme elle n'osait pas demander d'où venait cette luxueuse nourriture, il signala que Talon lui avait donné une pièce de lard avant leur départ et quant aux oeufs, il les avait volés dans un nid d'oiseau. Hotaru mangea avec appétit. Le Sheikah n'avait pas fini de la surprendre, car le surlendemain, jour des dix-sept ans d'Hotaru, elle se réveilla à côté d'un pendentif en argent serti d'un diamant. Elle n'avait jamais vu Sylles porter cet objet et se demanda s'il ne l'avait pas dérobé à des voyageurs imprudents pendant la nuit. Elle sursauta quand il lui dit :
"Non, je n'ai pas volé ce bijou. Il me vient de ma famille et je ne savais qu'en faire. Je n'ai plus mes yeux pour me dire si je me trompe, mais je pense qu'il t'ira à merveille. Avant-hier, ajouta-t-il en se baissant vers elle et en lui tendant le pendentif, tu m'as dit que je traitais comme une enfant... J'en suis désolé. Ce collier est un bijou de femme, et aujourd'hui tu as dix-sept ans, alors laisse-moi te l'enfiler pour t'offrir une journée où tu ne seras pas triste."

Elle opina et se laissa mettre le bijou par ces mains plus habituées à tendre la corde d'un arc ou tenir le pommeau d'une épée. Bien qu'elle avait l'âge de porter un enfant, elle n'avait jamais subi d'avances d'un jeune prétendant, elle n'avait donc pas l'habitude d'être traitée comme une créature féminine. Elle rougit. Sylles avait pris le parti de se reposer toute la journée, ils voyageaient à pied et il pensait trouver mieux que des chevilles endolories pour marquer l'anniversaire d'Hotaru. Leur réalité était bien à des lieux de celles de ceux qui fortifiaient leurs frontières au même instant. Comble de la joie pour la Gerudo, Sylles croisa un marchant itinérant en allant chercher du bois et lui acheta du thé ainsi que des vêtements chauds. L'ironie de la chose, il n'avait aucun moyen de s'en rendre compte, venait du fait que ce que le marchand lui avait cédé à un prix dérisoire était un excès sur la commande passée par un autre amateur de thé : le propre oncle de Sylles, Shikashi, à des centaines de lieux de là et qui avait trouvé le moyen d'acheter du thé à des contrebandiers réfugiés dans le désert. Peu importait à l'aveugle ce qui pouvait motiver un tel trafic de thé en temps de guerre, il rentra à son campement avec l'intention d'achever le repas du soir sur ce raffinement liquide qui lui avait manqué. Quand il revint, Hotaru se lavait dans la rivière ; il bénit alors sa cécité de l'empêcher de tourner la tête vers cette femme qui se frottait le corps d'une manière qui aurait rendu fou n'importe quel homme ; l'odeur d'Hotaru vint prendre le dessus sur celle du thé dans son esprit et il dut s'atteler sur-le-champ au feu avant de se laisser envahir par des fantasmes inavouables.

Le soir venu, ils partagèrent un repas moins frugal qu'à l'accoutumée, Hotaru ayant eu la chance de trouver un faisan que Sylles s'était empressé de tuer et de faire rôtir. Ils partagèrent le thé pour clore cette journée presque parfaite quand Hotaru songea à le complimenter sur la qualité du breuvage.

"Et encore, répondit Sylles, tu n'as pas goûté celui de mon oncle. C'est un maître dans l'art du thé.
- Votre oncle ? Parlez-m'en donc. Vous me parlez très peu de vous ou de votre famille.
- Ma famille... Elle me déteste pour l'avoir brisée. Mon père était le benjamin de trois frères, il est mort peu avant mon oncle le plus âgé quand j'étais jeune, à peine moins que toi. Mon cousin Shiron était en âge de diriger notre clan alors que notre oncle Shikashi tenait à achever notre éducation. Y compris dans l'art du thé ; c'est une sorte de coutume dans notre famille depuis mon arrière-grand-père Shiro qui, me disait-on, était un fin connaisseur en la matière. À ce jour, je ne connais personne qui puisse égaler mon oncle en préparation de thé, si futile que cela puisse paraître.
- Je suis désolée de mon indiscrétion, mais pourquoi avoir trahi les vôtres ? Je vois très bien que vous les aimez...
- La douleur d'avoir perdu mon père qui voulait me protéger, l'arrogance d'un jeune homme qui voulait faire ses preuves, le refus d'être vu comme un sous-peuple par de nombreux Hyliens... Un mélange de tout cela. Mais je me suis laissé aveugler par mes erreurs, et si ceux qui croient que les Déesses se piquent d'intérêt pour nos misérables existences, je pense qu'elles ont jugé que je n'avais donc plus besoin de ma vue. Tu as devant toi quelqu'un qui a payé cher ses erreurs.
- Puis-je vous poser une autre question ?
- Ta curiosité est bien vivace ce soir ! Mais je t'en prie, bien que je sois triste au souvenir de mes égarements passés et des tragédies que j'ai provoquées, je suis content d'avoir quelqu'un avec qui discuter.
- Quand vous étiez prisonnier à la forteresse, j'ai ouï dire que Seruda y était pour quelque chose...
- Ça ne te regarde pas, coupa sèchement Sylles.
- Vous dites vouloir discuter, protesta Hotaru, mais vous refusez d'être sincère avec moi. Nous partageons la même route, Sylles, je me suis livrée à vous dans l'espoir d'instaurer de la confiance. Je ne vous demande pas de me considérer comme une amie, même si cela me ferait un grand plaisir, mais d'être honnête. Vous voyagez pour vous repentir, mais vous n'y arriverez pas si vous ne parvenez pas à affirmer pleinement quels sont ces maux qui vous pèsent sur le coeur."

Sylles parut foudroyé. Elle lui avait parlé avec franchise, sur un ton qui n'était plus du tout celui d'une fillette. Elle s'était changée en femme adulte, compréhensive, et malgré ses faiblesses, Hotaru n'était pas une si frêle créature que cela. Touché, il répondit par un aveu enfoui au plus profond de la citadelle de son coeur, celle qu'il croyait inexpugnable avant qu'une adolescente n'en enfonce la porte.

"Je l'aimais, autrefois. Et c'était réciproque. Nous avions des projets, mais tu sais mieux que moi que c'est interdit pour une Gerudo de quitter le désert. Jadis, une Gerudo a quitté sa terre natale pour suivre l'homme qu'elle aimait, c'était mon arrière-grand-mère ; Seruda voulait que l'on fuie ensemble pour fonder une famille.
- Mais ?
- Mais je l'en ai empêchée.
- Pourquoi avez-vous fait une chose pareille ?!
- Mon père s'y est opposé et l'aîné de mes oncles aussi. Ils m'ont menacé de me bannir du clan si j'osais me choisir une compagne sans leur assentiment. Shikashi a essayé de me défendre, mais j'agissais contre les règles du clan, et la situation était déjà trop tendue entre les différentes nations d'Hyrule pour se permettre des fantaisies amoureuses.
- Et vous avez rompu...
- Oui, au détour d'un voyage à des fins commerciales avec mon père ; Seruda n'a pas supporté mon choix et la dispute a très mal tourné. Elle a ameuté d'autres Gerudos en me criant dessus, elles ont cru que je la brutalisais. J'aurais eu le temps de m'expliquer si la garde hylienne présente sur le marché pour escorter quelques marchands qui voulaient couper l'herbe sous le pied de mon père n'avait pas eu l'idée idiote de vouloir jouer aux héros...
- Et que s'est-il passé ?...
- Ils ont commencé à me frapper pour me punir d'avoir tenté d'abuser une innocente Gerudo. Quand mon père a vu ce qui se passait, il s'est rué sur eux. Il en a tué un, et les autres ont répliqué en l'abattant sous mes yeux. Je n'ai eu la vie sauve que par l'intervention de la garde de la forteresse. Ce jour là, par ma faute, Seruda a été humiliée et mon père tué. Je me suis mis en tête qu'il était un martyr des Sheikahs alors que, dans le fond, il ne voulait que me protéger..."

Il se tut. Le souvenir de son père lui frottant les cheveux quelques heures avant le drame s'imposait dans son esprit. Bien qu'il était devenu un homme fort et robuste qui inspirait le respect et la crainte, il lui était trop difficile de continuer à évoquer ces événements qui l'avaient traumatisé alors qu'il n'avait que vingt ans. Hotaru, immobile, le regardait en ne sachant que penser ; elle s'en voulait d'avoir poussé Sylles à se rappeler les horreurs de sa jeunesse. Elle prit la coupe de Sylles, y versa du thé et la lui tendit en lui assurant que quoi qu'il ait pu faire, son père aurait été très fier que son fils ait sauvé la vie d'une petite Gerudo, qu'il ait choisi, même après avoir erré, l'amour et l'amitié à la haine. Sylles vida sa coupe et remercia chaleureusement Hotaru. Il finit par dire :

"Nous faisons route vers le Nord depuis près d'un mois. Bientôt, nous quitterons les terres d'Hylia et nous devrons affronter les montagnes. Très peu se sont aventurés au-delà de la Montagne de la Mort ou du domaine Zora ; j'avais entendu parler d'une expédition hylienne qui s'y était perdue il y a bien longtemps. Enfin, toujours est-il que je n'ai pas la moindre idée de ce que nous allons trouver là-bas, et c'est justement pour cela que je veux y aller. En prison, je me suis dit que c'était hors d'Hyrule qu'il fallait trouver une solution pour résoudre les problèmes d'Hyrule. Et puis j'aimerais trouver un asile qui ne sente pas le rat mort..."

Hotaru répondit par un petit rire. Ils finirent le thé et s'accordant sur le fait que la nuit était belle, ils s'adonnèrent à un sommeil bien mérité.

Chapitre 13 : Par-delà les frontières du monde connu   up

Défiant le vent du Nord, arpentant les chemins sinueux des contreforts d'Hylia, fidèles à leur ambition d'aller de l'avant, le Sheikah et la Gerudo commençaient l'ascension des barres rocheuses qui bordaient le versant sud de la Montagne de la Mort. Nul n'avait d'affaire en ce lieu qui servait de refuge aux Lizalfos. Sylles connaissait ces montagnes, il y avait grandi. Hotaru, elle, découvrait ces ombres déchiquetées des cimes menaçantes qui, s'ils s'en rapprochaient de jour en jour, n'en paraissaient pas moins inatteignables. Ils avaient quitté le plat pays d'Hylia depuis une poignée de jours, ils foulaient désormais un territoire pentu à la roche grise qui tranchait avec la pierre rougeoyante des terres goronnes. La végétation abondante des plaines fertiles derrière eux n'était plus, elle avait cédé la place à des herbes rases et à de la mousse qui nuançait la froide pâleur du front rocheux qu'ils contournaient. Le soleil au crépuscule faisait roussir ce monde assombri par les noires épines des conifères, allumant les neiges éternelles qui surplombaient le monde d'une lueur sanguine pour en faire les torches naturelles qui marquaient la fin des terres d'Hyrule. Le sol, jonché du feuillage délaissé des arbres qui n'aiment pas l'hiver et trempé par des pluies fines et familières, faisait office de tapis moelleux où il faisait bon de poser le pied quand il ne se changeait pas en piège glissant lorsque affleurait des rochers à travers la terre noire des montagnes.

Sylles avait l'idée d'emprunter un passage escarpé non loin du col des Nageoires ; ils continuèrent donc à monter. L'ascension se fit ainsi, au rythme des jours de plus en plus en écourtés par les caprices de la saison. Le Sheikah savait que seule la vallée encaissée entre la Montagne de la Mort et le Domaine Zora, cette vallée même d'où il venait, était le seul endroit de la région où la saison froide savait être clémente. Il fallait donc presser le pas sous peine de se retrouver emprisonné dans cette portion du monde entre Ordinn et Lanelle, sous le joug d'un hiver glacial qui saurait les terrasser avant que la faim ne les emporte. En revanche, si le climat des monts d'Hyrule ne lui était pas inconnu, la route qu'ils empruntaient ne lui était guère familière. Sylles avait décidé d'interrompre la progression vers le Nord qui les aurait fait traverser les terres zoras et goronnes pour filer droit dans les montagnes par l'Est. L'objectif était donc, pour un aveugle et une étrangère, de trouver le col des Nageoires avant la fin du mois, sans se perdre et sans faire la rencontre de Zoras ou de Gorons.

Les jours s'écoulèrent et le sentier se rétrécissait. Finalement, ils durent escalader pour avancer. Après avoir peiné pendant deux jours sur une falaise, ils atteignirent un plateau où trônait un sapin solitaire au milieu d'herbes jaunies. Par un heureux hasard, quelques girolles poussaient à l'ombre du sapin, et elles étaient encore mangeables. Sylles jugea que l'endroit était bon pour établir le campement ; le temps était très clair pour une nuit d'automne et Hotaru se mit à entonner un chant grave et triste à la mémoire des disparus, ce chant porté vers les étoiles pour qu'elles se fissent les messagers de cette complainte pleine d'espérance pour l'avenir, cet avenir pour lequel les trépassés avait sacrifié leur vie, cet avenir qu'ils seraient fier de contempler depuis le firmament. Du plateau au pin solitaire, il semblait qu'Hyrule était un tracas bien lointain, on y distinguait la plaine au loin ; le promontoire était adossé à l'ultime muraille d'Hyrule, celle que depuis la vallée de Fort-Le-Coq on appelait la chaîne des Pics Blancs. Le feu crépitait et illuminait par pulsations presque cardiaques l'hypertrophie lithique qui faisait office de falaise, dévoilant le précipice qui attendait quiconque aurait tenté d'emprunter le même chemin en sens inverse. L'affaire était donc entendue : il était impossible de faire demi-tour et le col des Nageoires était, selon les estimations de Sylles, à une semaine de marche en passant par les crêtes recouvertes de neige. Dès le lendemain, ils quittèrent donc le plateau du sapin solitaire et continuèrent l'ascension par un sentier heureusement moins escarpé. La chance ne leur sourit guère plus et l'hiver s'installa précocement cette année-là alors qu'il était déjà anticipé dans les terres froides de Lanelle nord. Suivant un chemin rocailleux depuis le plateau, le duo fit très vite face à des névés de plus en plus imposants et au bout d'une demi-semaine, ils marchaient dans la neige du matin au soir. Ils montaient par un chemin en terrasse exposé à un vent glacial qui leur imposait de ne cesser leur marche sous aucun prétexte. Une grotte leur fournit un refuge inespéré pour une nuit de repos, la seule avant longtemps car ils arrivèrent sur le glacier. La Gerudo, naturellement vulnérable à un environnement aussi hostile pour une enfant du désert, en souffrait au centuple ; Sylles craignit la menace d'engelures qui auraient imposé qu'il la mutilât. Elle en fut épargnée, mais son visage d'ordinaire candide était raidi par le froid et ses lèvres viraient au bleu. En outre, elle était épuisée. Le Sheikah tenait sa résistance de sa constitution mais aussi de ses pouvoirs, il comprit que persister dans l'objectif d'atteindre l'orée du territoire Zora conduirait à la mort certaine de sa jeune compagnonne. Aussi, après de longs monologues dans lesquels il tergiversait à haute voix pour s'assurer qu'Hotaru ait quelque chose à quoi raccrocher son esprit, il décida de passer par la trouée entre deux pics dont il avait senti la présence par la déviation qu'elle provoquait dans le souffle du vent. Avec le courage d'un seul pour deux, ils s'efforcèrent à tenir jusqu'à la trouée qui, de part sa forme, représentait un abri sûr contre les ravages du vent. Hotaru y parvint en s'appuyant sur sa lance comme un vieillard sur sa canne, mais ils étaient arrivés à ce col inconnu. Sylles soufflait quand Hotaru poussa un cri de stupeur en voyant se dessiner au travers d'un nuage opaque la silhouette enflammée d'un volcan lointain, lequel avec le brouillard donnait l'effet d'une braise incandescente suspendue dans les cieux au-dessus de la terre ; elle ne se doutait pas qu'une éruption de la Montagne de la Mort, réveillée par ces temps de guerre, puisse être visible sur des centaines de lieux. Ce qu'elle ignorait également, c'est que le col où Sylles préparait le feu à grands renforts de magie pour lutter contre le blizzard se trouvait en réalité contre l'ubac du point culminant des Pics Blancs, un sommet que personne n'avait pris la peine de nommer - à l'exception de Sylles qui décida, en vertu de la forme décrite par Hotaru, de l'appeler l'Aiguille du Septentrion - , et qu'elle avait en réalité gravi la quasi-totalité du dénivelé depuis le lac Hylia, ce qui représentait quelques quatre mille cinq cents mètres.

Un encaissement dans le mur de pierre leur offrit un refuge le temps que le blizzard se calmât. Hotaru était recroquevillée sur elle-même, tentant de se réchauffer dans la cape de Sylles avec le feu surnaturel que ce dernier avait allumé. Lui, pour sa part, était plus préoccupé par le manque de vivres. Ils avaient perdu du temps, et ils en perdaient encore mais il était impensable de s'aventurer sur le glacier par un tel temps. Fouillant dans son petit sac, il en sortit deux tranches de porc séché, en donna une à Hotaru et engloutit la sienne en omettant de signaler qu'il ne restait à manger que pour deux jours en se rationnant. Quand le blizzard fut finalement tombé, ils entamèrent la descente en pente douce sur l'autre versant. Il faisait nuit noire. Quand le soleil se leva, sa lumière envahit l'immense plaine glacée bordée de sommets d'une blancheur divine. Bien qu'aveugle, Sylles le sentit également : cette solitude d'un être minuscule perdu au milieu d'un océan de glace. La pureté immaculée des cimes se révéla, l'astre de feu rougeoyait en dévoilant les vastes étendues enneigées qui lui renvoyaient sa lumière céleste en signe d'obédience. Ce miroir titanesque et cabossé brillait ainsi comme le diamant le plus pur à l'aube d'une journée qui n'en serait pas moins froide. La traversée de cette mer de glace était aisée et Hotaru ne s'en plaignait pas, admirant au contraire cette nature préservée des hommes qui lui rappelait son désert natal ; elle s'effraya d'un sérac de la taille d'une maison qui fit un bruit assourdissant en s'arrachant brutalement d'une falaise pour s'écraser en contrebas, réduisant en poussière sa masse d'une glace que nul outil humain n'eût pu fendre. Il semblait que nul, pas même une déesse, n'avait jamais posé le pied en ce lieu et que rien n'y avait changé depuis la création du monde, le temps s'écoulant paisiblement au rythme des neiges éternelles.

Loin des guerres et de la fureur des hommes, loin des querelles amoureuses et des misères de la jalousie, Sylles et sa protégée s'éloignaient encore et encore du chaos dans lequel Hyrule était plongé. Mais cette quiétude divine dans laquelle baignaient les Pics Blancs n'allait guère durer et la civilisation eût tôt fait de réaffirmer son existence. Sylles eut en effet la mauvaise surprise, à l'autre bout de la calotte, de sentir une odeur, à peine perceptible à cette altitude, de Bokkoblins. Que faisaient-ils sur ce versant, il n'en avait aucune idée, mais la seule pensée d'avoir à combattre ces créatures repoussantes dans la neige à plusieurs milliers de lieux des lignes de front l'agaçait fortement. La pente se fit plus abrupte et le duo dut emprunter un chemin en cheminée creusée dans le rebord d'auge pour descendre à l'abri d'une éventuelle nouvelle chute de sérac. En revanche, avancer sur le pallier, juste en dessous du glacier suspendu, présentait un risque mortel. Malgré la glace, Sylles et Hotaru se hâtèrent de passer ; ils regrettèrent vite le chemin aller, étant désormais obligés d'évoluer en haute voltige, constamment menacés par la foule de dangers de la haute montagne. Tandis que Sylles maudissait l'égarement qui les avait menés à passer par le sommet, Hotaru le suivait en admirant la vue sur un horizon de montagnes qui donnait l'impression que les Pics Blancs n'avaient pas de fin, bien qu'à bien y regarder, Hotaru aperçut des vallées au loin vers l'ouest. Ce n'était pas Hyrule. Quelles étaient ces terres inconnues ? Sa curiosité réveillée, elle n'espéra plus qu'aller plus avant pour découvrir de nouvelles terres et dompter l'inconnu qui effraie la plupart des hommes. En fin d'après-midi, Sylles et Hotaru, qui marchaient depuis le milieu de la nuit, décidèrent de s'arrêter ; ils étaient parvenus jusqu'à une prairie enneigée et préparaient le camp à l'abri d'un encaissement dans la roche quand Sylles entendit du bruit venant d'une moraine située en contrebas sur leur gauche dans le sens de la descente. Il n'avait pas oublié les Bokkoblins et l'odeur qui lui parvint quand il se rapprocha de la moraine lui indiqua que lui et Hotaru s'étaient arrêtés tout près d'un camp retranché bokkoblin. Il fit le rapport de sa découverte à Hotaru qui autant que lui déduisit que ces mercenaires avaient une raison valable pour avoir construit un fortin au milieu d'alpages inconnus d'Hyrule. Ils convinrent que la décision la plus sage était de dormir jusqu'à la nuit et de profiter de l'obscurité pour chercher un chemin moins fréquenté ; un puissant blizzard se leva dans la soirée et les obligea à attendre le matin pour quitter leur position, quand le vent se calma momentanément. Sylles réalisa trop tard qu'un corbeau les suivait, il croassa trois fois, révélant leur présence ; bien qu'il avait de l'affection pour ces oiseaux des ombres, Sylles n'avait pas le choix : il attrapa son arc et abattit l'animal. A travers le brouillard sifflèrent alors des flèches, les Bokkoblins ayant entendu le chant du corbeau. Sylles et Hotaru s'enfuirent au pas de course à travers la tempête, espérant semer leurs poursuivants. Ces derniers étaient bien mieux préparés que Sylles l'avait imaginé : ils avaient, en plus du fortin, bâti des tours d'où des archers tentaient de tirer sur les fuyards. La situation, déjà critique, empira quand des cris de wolfos se firent également entendre, le désordre sur leur territoire les enrageait. Dépassés, l'aveugle et la Gerudo durent faire face à ces ennemis qui savaient se cacher dans la neige. Hotaru était assez agile et réussit à en atteindre un du bout de sa lance après avoir esquivé son attaque avec une grâce féline. Sylles en tua deux à l'arc et acheva le troisième au sabre alors qu'un quatrième lui bondit dessus et planta ses crocs dans son bras. Hotaru l'en délogea en lui brisant la nuque d'un violent coup de lance. Ce contretemps avait permis aux Bokkoblins de les rattraper et le danger était désormais imminent. Sylles crut à une mauvaise plaisanterie quand une bombe larguée par un Bokkoblin monté sur un kargarok explosa tout près de lui : non seulement l'ennemi était lourdement armé mais en plus il s'était doté d'un moyen de frapper par les airs. Hotaru et lui perdaient tout avantage en terrain montagneux. Leur fuite devint désespérée alors que les flèches volaient et les bombes tombaient du ciel, projetant des éclats de pierre et de glace à chaque explosion, éclats qui lacéraient la peau de leurs cibles. Hotaru finit, au cours de la retraite, par trouver une caverne. Plusieurs explosions retentirent, ils se ruèrent dans la caverne bien que Sylles fulminait contre l'idée même de soutenir un siège à deux contre une armée de Bokkoblins capables de faire exploser la grotte si l'envie leur venait. Ne pouvant se résoudre à mourir de faim et de soif pour éviter les flèches et les bombes, il visa avec son arc un pin qui avait poussé face à la grotte, arbre dont il remercia chaleureusement l'odeur pour être aussi forte même par temps de neige ; il y tira cinq flèches et en garda deux dans son carquois. Ordonnant à Hotaru de ne bouger sous aucun prétexte, il sortit en courant de la caverne, se retourna subitement et tua d'une flèche le Bokkoblin qui attendait au dessus de l'entrée, visa en l'air en se guidant à l'ouïe et tira une flèche en lui insufflant une magie de feu ; la flèche enflammée atteint sa cible et le kargarok ainsi que son cavalier explosèrent dans le ciel. Plongeant vers le pin pour éviter une flèche explosive de Bokkoblin, il se saisit d'une de celles qu'il avait planté dans l'écorce et, lui adjuvant une magie de glace, pétrifia son adversaire dans une glaciation fatale. Abattant de justesse un wolfos téméraire qui avait jaillit derrière lui, il pivota sur lui même et tua un autre archer Bokkoblin avant de refaire exploser un de ses assaillants aériens. Prévenu par Hotaru qui regardait muette la tuerie, il se baissa à temps pour esquiver une autre flèche et tira à son tour pour également manquer sa cible. Il lui restait une dernière flèche et une quinzaine d'ennemis en fureurs à éliminer. Aussi eut-il l'idée inconsidérée de tuer sans magie aucune un autre kargarok qui s'écrasa sur un rocher à quelques coudées de Sylles qui rejoint le cadavre pour se saisir d'une bombe, l'allumer et la jeter vers ses ennemis en aidant son bras meurtri par sa blessure avec un vent magique. La tempête dévia l'arme qui explosa au sommet d'un ravin au bord duquel Sylles et Hotaru se trouvaient, déclenchant l'avalanche qui manquait pour rendre cauchemardesque la journée. Distrait par ce qu'il venait de faire, Sylles n'entendit pas bondir un Bokkoblin armé d'une machette. Quand il se retourna, il était trop tard, mais pas pour lui : Hotaru avait jeté sa lance vers l'assaillant qui avait été transpercé sur le coup. L'avalanche et l'arrivée d'autres ennemis forcèrent Sylles et Hotaru à courir jusque dans le ravin, toujours sous les tirs d'archers. L'un d'eux finit par viser juste, et si sa flèche agrémentée d'une petite bombe ne toucha ni Sylles ni Hotaru, cette dernière fut très violemment projetée par l'explosion contre un rocher. Elle avait perdu connaissance et sa jambe droite avait été lacérée par le choc, elle avait également trois côtes cassées. Sylles, le traître égoïste, ne pensa pas le moins du monde à sa repentance, il s'en moquait éperdument et c'est sans la moindre pensée pour la morale qu'il attrapa la jeune fille et la hissa sur son dos. Humain trop humain qu'il était au fond de lui, il entreprit l'acte insensé de dévaler la combe en portant une Gerudo blessée, au milieu du blizzard et des explosions.

Avec une rage de vivre qui échappait au commun des mortels, et cette rage encore plus puissante qui amène à protéger un être devenu cher, il oublia la fatigue provoquée par l'ascension de l'Aiguille du Septentrion, par l'affrontement avec les éléments et les ennemis de toujours des enfants d'Hylia, il oublia tout. Une jambe après l'autre, il tint tête à tout ce qui l'aurait mille fois découragé en d'autres temps. Dans cette combe qui reflétait sa vie se déchaînait le chaos où naquit le fol espoir de la vie, la lueur d'une luciole. Peu importait alors que les vents tourbillonnassent, que la poudre en flammes réduisît en poussière la pierre des montagnes, que la haine de créatures nées des cauchemars d'un monde abandonné à lui-même le pourchassât dans les ténèbres, peu importaient ces cris de douleurs des loups emportés par l'avalanche. La fureur de la vie brûlait dans les pupilles ardentes de ce Sheikah aveugle qui brava la mort pour sauver une fille qu'il s'était surpris à aimer avec sincérité. L'âme rugissante d'un l'homme prêt à tout retentit jusque dans les oreilles de la terre pour faire entendre sa volonté.

Sylles sentit la présence d'autres humains, Hyliens à coup sûr mais il n'en avait d'intérêt autant que pour le Bokkoblin broyé par la neige derrière lui, c'est-à-dire pas le moindre. Les deux tempêtes, naturelle et guerrière, se calmèrent tandis que le Sheikah descendait en ligne droite vers un verrou glaciaire façonné par une profonde combe qui passait derrière lui. Un fort de pierre s'y tenait, et Sylles ne pensa plus qu'à celui qui y vivait, espérant de tout coeur pouvoir sauver celle qu'il avait arrachée des griffes de la montagne. Sautant jusque sur le parvis, il se moqua bien que la porte fut fermée de l'intérieur par un lourd battant de bois ; il usa de sa magie pour la faire s'ouvrir et briser comme une brindille ce battant aussi épais qu'une poutre. Tel un démon fait homme, il entra sans mot dire dans ce fort perdu par-delà les frontières du monde connu.

Chapitre 14 : Le foyer   up

Quelle force surnaturelle avait bien pu conduire un Sheikah aveugle et blessé à traverser des montagnes enneigées et trouver au coeur de ce pays de glace une chaleur humaine ? Était-ce par chance, par caprice des Déesses ou Sylles avait-il puisé dans sa propre puissance et son instinct pour parvenir jusque là ? Nul ne le sut jamais. Il sembla néanmoins que cette improbable place forte procédât de la même adoration des démiurges d'Hyrule que le désert pour les carrefours du destin, car si petit que le monde eût pu être et si lestes fussent les semelles de voyageurs, retrouver un ami perdu dans un lieu inconnu de toutes les cartes relevait de l'humour impénétrable des Déesses.

Sylles s'était habitué à susciter la surprise et la crainte. Ce que virent les quelques hommes qui gardaient la porte était en effet une créature humaine aux longs cheveux de jais camouflant des yeux de sang. Nul n'osa l'approcher, aussi leur demanda-t-il avec une voix puissante s'ils comptaient un médecin parmi eux ; réalisant alors que cet être qui leur parlait était un homme, ils s'aperçurent que son fardeau était une femme dont le sang dégoulinait sur le flanc du Sheikah. Un garde plus audacieux que les autres s'avança alors et Sylles posa Hotaru sur le sol pour qu'elle puisse être emmenée en un lieu de soin, puis il fixa sans voir les hommes pétrifiés par cette apparition surnaturelle. Sylles entendit quelqu'un se frayer un passage dans une masse de civils qui s'étaient approchés pour voir le nouveau venu ; il fut à son tour frappé de stupeur quand il entendit une voix masculine s'adresser à lui en ces termes :

"Est-ce toi, Sylles ?
- Un tutoiement n'est jamais anodin, répondit l'intéressé, et votre voix ne m'est pas inconnue, bien qu'elle me semble rejaillir des tréfonds de ma mémoire. Oui, je suis bien Sylles des Sheikahs, quoique cela ne soit guère plus vrai qu'en vertu de mon sang ; mais vous, qui êtes-vous donc ?
- Puisse mon nom ainsi que ce tutoiement amical te le rappeler : je suis Mutoh."

Mutoh ! Cet Hylien que Sylles avait connu autrefois, du temps où il n'était qu'un enfant ! Cet Hylien qu'il avait cru avoir à jamais perdu de vue depuis que son père et lui étaient partis accomplir une mission royale dans des terres si lointaines que lui, l'enfant d'Akagan, n'avait pu savoir où elles se trouvaient. Peu après cette séparation, les Sheikahs s'étaient renfermés sur eux-mêmes, par méfiance d'un roi qui voyait d'un mauvais oeil leur indépendance grandissante. Tout cela était bien loin désormais, mais Mutoh était resté dans les souvenirs de Sylles la seule personne qu'il pouvait réellement qualifier d' "ami". Bien que plus d'une quinzaine d'années séparât ce temps d'innocence de cette rencontre fortuite, l'amitié semblait avoir duré, du moins tel était le sens que Sylles voulait donner à ce "tu" qui hors de sa famille lui était inaudible. Mutoh était un homme grand et de forte carrure, un début de calvitie s'en prenait à ses cheveux châtains alors qu'il n'était pas plus âgé que Sylles, la quarantaine n'étant même pas atteinte. Les deux hommes se firent face le temps d'un moment qui sembla durer une vie humaine, puis Mutoh alla jusqu'à Sylles, lequel n'avait pas bougé du seuil de la porte, jeta un bref regard sur la morsure au bras du Sheikah qui l'avait aggravée en soutenant le poids d'Hotaru.

"Viens à l'intérieur, il y fait bien meilleur et nous pourrons soigner ton bras.
- Excusez-moi, intervint un autre homme, un soldat que Sylles comprit être un gradé, mais j'aimerais avant tout savoir ce qu'un Sheikah, surtout vous, Sylles, peut bien faire seul avec une Gerudo dans la région des Pics.
- Je viens du Nord. Du Nord, répéta-t-il en percevant la surprise du soldat, et d'un glacier avoisinant le sommet le plus haut des environs, pour être plus précis.
- Attendez ! Voulez-vous dire que vous descendez du glacier sans l'avoir contourné et après être passé par les crêtes ? A deux, sans la moindre aide extérieur et visiblement très légèrement armés ?
- Exactement. Et si vous voulez tout savoir, je m'impute la responsabilité des explosions que vous avez très certainement entendues. Nous avons eu le malheur de longer de trop près les positions des Bokkoblins, ils nous ont pris en chasse et sont responsable de l'état de ma compagnonne.
- Il tient du miracle que vous soyez encore en vie... Quant aux Bokkoblins, nous savions qu'ils s'étaient installés dans la région pendant l'été ; je peux même dire sans crainte que nous sommes assiégés par eux, en dépit du fait que nous n'avons rien qui puisse les intéresser. Enfin, toujours est-il que s'ils vous ont attaqués, vous n'êtes pas de leur côté.
- J'ignorais qu'un groupe d'Hyliens vivait ici. Je ne suis venu à votre rencontre que par la nécessité de trouver de l'aide pour cette Gerudo qui, pour vous répondre, me suit de son propre gré. Je vous prie d'accepter ma demande d'asile.
- Écoutez, tous autant que nous sommes, nous sommes coincés dans cette combe qui grouille de Bokkoblins. Peu m'importe que vous soyez un Sheikah, peu m'importe que vous soyez l'homme qui a trahi les siens, je vous vois ici en voyageur et pas autrement. Personne ici ne va vous laisser mourir dehors dans le froid. Mutoh et moi sommes souvent en désaccord, mais nous nous accorderons sur le fait que vous êtes ici le bienvenu.
- Je vous en remercie profondément.
- C'est normal, voyons. Ah, et puisque nous en sommes aux présentations, je me nomme Viscen, je suis le capitaine des quelques sots qui servent de gardes dans ce fort. Mutoh, que vous semblez connaître, et moi sommes en réalité les meneurs élus de ce groupe de réfugiés. Mais nous aurons tout le temps de discuter, et par ailleurs je suis avide de savoir comment vous avez bien pu faire pour arriver vivant ici en ayant pris un chemin aussi dangereux.
- Tout porte à croire que c'est une habitude, ironisa Sylles.
- Vous m'en direz tant... Bien, messieurs, ordonna Viscen à ses hommes, trouvez une poutre qui fasse l'affaire pour remplacer celle que notre invité vient de changer en bois de chauffage. Mutoh, venez avec moi et votre ami, il faut que nous parlions."

Les trois hommes s'affranchirent du groupe, l'occasion pour Sylles d'évaluer les lieux. En dépit de sa cécité, il lui parvint à l'esprit que le vestibule par lequel il venait d'entrer menait à une grande salle carrée dotée de deux escaliers qui menaient à l'étage supérieur. Au centre de cette salle un foyer avait été aménagé mais Viscen, Mutoh et Sylles ne s'y arrêtèrent pas afin de laisser plusieurs personnes en profiter ; Sylles comprit alors que ces gens n'y vivaient pas réellement : comme le lui avait mentionné Viscen, ils étaient tous des réfugiés et tentaient de survivre dans cette étrange bâtisse perdue au milieu de nulle part. Une femme en guenille donnait le sein à un nouveau né, des enfants jouaient dans un coin avec des bâtons en guise d'épées, des hommes examinaient l'état de la charpente. Viscen ouvrit une porte qui faisait face à l'entrée, elle donnait sur une petite pièce agrémentée d'une cheminée. Une odeur de nourriture provenait de la droite, d'une cuisine que les trois hommes traversèrent pour se rendre dans une petite infirmerie improvisée. On y avait déjà emmené Hotaru qui était alitée dans une mezzanine, entourée de deux femmes dont une d'âge avancé. Sylles s'assit à une table dans un coin de la pièce comme le lui demanda un médecin. Mutoh s'adossa au mur et Viscen s'assit également. Pendant que le médecin nettoyait la plaie dans le bras de Sylles, mentionnant qu'il garderait à vie une cicatrice de cette morsure - ce à quoi le Sheikah répondit qu'étant aveugle, cela ne lui posait aucun souci - le petit groupe commença à discuter. Sylles apprit ainsi qu'une colonie hylienne basée près du lac Hylia avait été attaquée au début de l'été par des Bokkoblins. La fuite effrénée de ces gens les avait poussés à chercher de l'aide auprès des Zoras, demande que Do Bon avait du refuser à contrecoeur, étant lui même menacé par Aisho et ses hommes. Viscen et Mutoh avaient mené les villageois dans le massif des Pics Blancs dans l'espoir de trouver une vallée accueillante. Chemin faisant, ils avaient découvert ce fort et décidé d'y faire une halte. Cette halte n'avait pas pu s'achever en raison de la présence des Bokkoblins de chaque côté de la combe. Fort heureusement, nota Mutoh, "ceux qui ont construit ce fort ont pensé à laisser de quoi y séjourner, même des vivres ! Nous avons découvert une cave aménagée dans un gros trou sous le plancher d'une des salles du fort, il y faisait tellement froid que la nourriture qui y avait été entreposée a été conservée !" Lorsque Sylles demanda qui pouvait bien être le constructeur de ce fort, Viscen sortit un épais livre d'un sac qu'il avait laissé dans cette infirmerie.

"Figurez-vous, dit-il, que ce bienfaiteur a eu également la bonne idée de rédiger ceci. Il s'agit du journal d'un chevalier d'Hylia. Je ne sais pas si les Sheikahs se racontent également cette histoire, mais il y a dans le folklore hylien la rumeur d'un groupe d'explorateurs qui avait décidé d'explorer ces montagnes. Comme ils n'étaient jamais revenus, on en a fait un prétexte pour décourager quiconque voudrait s'aventurer ici. Or, cette histoire est réelle : le chevalier qui a écrit ce journal n'est autre que le meneur de cette expédition. Son récit est passionnant, il nous raconte comment ses hommes et lui ont erré pendant des mois dans les Pics Blancs. Ils pensaient ne jamais revenir en Hyrule !
- Je vous avoue m'être posé la même question, répondit Sylles tandis qu'il se faisait recoudre l'épaule.
- Et moi donc ! Bon. Le chevalier prétend, et je le crois, qu'une fraction des hommes et des femmes qui l'accompagnait a décidé de continuer vers l'ouest, vers des terres lointaines par delà les montagnes. Quant à lui, il a décidé de rebrousser chemin. Il a fini par trouver cet endroit, et avec ses compagnons ils ont bâti ce fort. Ils y ont vécu pendant treize ans. Puis une épidémie a frappé la colonie et tous, sauf le chevalier, les Déesses seules savent pourquoi, sont morts... Il indique dans les dernières pages du journal qu'il laissera cet ouvrage sur place, afin que ceux qui le découvriront, c'est-à-dire nous, puissent connaître l'histoire de cet endroit.
- Précise-t-il ce qu'il avait l'intention de faire ?
- Le journal s'achève sur une indication pour le moins sibylline. Le chevalier dit en effet qu'il n'avait plus qu'une chose à faire : chercher la porte des cieux pour y retourner. Et je n'ai absolument aucune idée de ce que ça veut dire...
- Obscur, effectivement. Mais dites-moi, ce chevalier a-t-il un nom ?
- Oui, et c'est d'ailleurs le dernier mot de son journal. Il semblait attendre le dernier moment pour signer. Il dit s'appeler Link et se proclame ami des Minishs...
- Ami des Minishs... Au moins, s'exclama Sylles, nous savons ce qu'est devenu le fameux Link qui a scellé Vaati !
- Je ne vous le fais pas dire, répondit Viscen en caressant pieusement la couverture du livre, mais une chose m'intrigue.
- Laquelle ?
- Avez-vous un membre de votre famille qui s'appelle, ou plutôt s'appelait Sedra ?
- Sedra ? Je ne crois pas. Pourquoi cela ?
- Il parle d'un fils d'un certain Shiro qui se serait appelé Sedra et qui aurait été son ami. Cela ne vous dit rien ?
- Absolument rien, et ce bien que je puisse vous assurer que le seul Shiro dont j'ai entendu parler était bel et bien mon arrière-grand-père...
- Dommage. J'aurais bien aimé en savoir plus sur ce Sedra, peut-être a-t-il laissé derrière lui quelque chose qui aurait permis de savoir ce que Link entendait par revenir aux cieux...
- Je ne peux pas vous aider, et j'en suis navré. Mais si je pouvais être utile ici, cela me ferait grand plaisir."

Sylles soigné, les trois hommes sortirent de la pièce par une porte qui menait à une cour intérieure. Le fort était bien protégé : un chemin de ronde faisait le tour de cette cour en servant de terrasse au premier étage tandis que le toit était surmonté d'un autre chemin protégé par un parapet et qui passait par les quatre guérites située chacune à l'un des angles du bastion. Au fond de la place d'armes, face à l'entrée, se tenait le donjon, reconverti, indiqua Viscen, en réserve d'urgence de nourriture, d'autant que l'armurerie était assez proche, à gauche au rez-de-chaussée. Tous les postes de surveillance étaient occupés par des soldats, du reste assez peu nombreux. L'essentiel des habitants du fort était constitué de civils qui s'activaient à leurs tâches. Au centre de la place brûlait un autre feu que de temps à autre un homme ou une femme ranimait avec des bûches. Quelques artisans s'affairaient à leurs ouvrages ; un forgeron, installé dans un coin, réparait des épées ébréchées ; un groupe de femmes transportait des sacs de céréales - Mutoh précisa qu'il s'agissait là d'une partie des réserves laissées par Link - jusqu'à la cuisine tandis que d'autres amenaient de l'avoine dans une pièce sous le donjon, là où la colonie élevait un très modeste cheptel. A côté de l'entrée, trois chevaux étaient attachés, quelques charpentiers tentaient malgré le froid de reconstruire l'écurie qui s'était effondrée sous le poids de la neige. Sylles sut alors ce dont Viscen tenait tant à discuter avec Mutoh : l'avenir de la colonie, et plus précisément la marche à suivre pour les prochaines semaines. Mutoh, sentant venir un dialogue de sourds, remit la discussion à plus tard et, au plus grand agacement de Viscen, prétexta qu'il devait aider à l'entretien de la charpente. Il invita ensuite Sylles à aller se reposer. Viscen décida d'aller prêter main forte au forgeron et laissa à une paysanne le soin de conduire le Sheikah à un endroit où il pourrait se remettre de ses péripéties. Le premier étage était presque entièrement réinvesti en dortoir, aussi ce n'était pas la place qui manquait. Sylles trouva néanmoins à son goût une petite pièce carrée, à l'étage, qui servait de remise. On lui apporta une paillasse sur laquelle il s'endormit presque aussitôt, exténué.

Pendant les jours qui suivirent, Mutoh mit un point d'honneur à éviter Viscen. Sylles refusa de jouer les intermédiaires et se donna pour mission d'offrir son aide à quiconque en avait besoin. Très vite, l'étranger sut s'imposer comme indispensable : ses qualités de chasseur lui permirent de ravitailler en gibier les Hyliens qui n'osaient guère sortir du fort. Part ailleurs, il avait eu l'idée de former quelques jeunes gens pour qu'ils l'accompagnassent à la chasse. Un jour où le groupe traquait un cerf, ils furent attaqués par une meute de loups affamés. Sylles, tel un chef de meute, défendit les plus jeunes et après cet incident qui s'acheva sans perte sinon un seul loup il se fit une cape de la peau du prédateur. Hotaru, quant à elle, vit sa blessure s'infecter, et son état empira. Fort heureusement, la doyenne de la colonie, par ailleurs la propre mère de Mutoh, avait été formée à l'art de la guérison par son époux décédé, Gampy. Si souffrante qu'elle était, Hotaru fut maintenue en vie et se remettait lentement de sa maladie, un empoisonnement du sang que le Sheikah avait vu emporter nombre de blessés par le passé. Comble de bonne nouvelle pour Sylles, Mutoh l'informa que dans les vivres abandonnés par les précédents occupants se trouvait assez d'herbe à piper pour fumer quotidiennement pendant des mois.

Quand elle se porta mieux, Hotaru décida d'aider elle aussi la colonie. Elle savait lire, et comme sa convalescence ne lui permettait guère d'effort, elle s'employa à apprendre les arcanes des chiffres et des lettres aux enfants qui n'étaient pas déçus d'avoir une jeune professeure. La Gerudo perdit peu à peu les atours de l'adolescente du désert : elle refusa de se coiffer à la mode des femmes qui l'avaient élevée et laissa sa chevelure écarlate tomber négligemment sur son dos, elle se vêtit à l'hylienne, arborant une tunique pervenche pour laquelle elle avait eu un coup de foudre. Seule son arme et ses iris de miel rappelaient son origine. Un jour qu'elle se promenait sur la place en distribuant des petits pains qu'elle avait préparés avec Anju, la fille de Mutoh âgée d'une dizaine d'années, elle croisa Sylles assis devant le feu avec Mutoh, ils la saluèrent entre deux bouffées de fumée.

"Elle s'en remet bien, nota Mutoh.
- C'est grâce à ta mère, répondit l'aveugle, elle a fait des merveilles avec sa médecine ; je suis admiratif.
- Il est vrai qu'elle est assez douée pour ça, mais ta petite protégée n'en est pas moins robuste. J'ai connu bien des hommes qui auraient lâché prise face au mal qu'elle a eu à traverser.
- Et dire qu'au début de notre voyage, je la prenais pour une fragile créature..."

Il fut interrompu par l'arrivée de Viscen. Mutoh fit mine de se lever mais Viscen planta le bout de la hampe de sa lance entre les deux jambes de celui qui le fuyait depuis près de deux semaines.

"Non, Mutoh. Vous avez assez esquivé la discussion comme cela, il faut que nous nous entretenions au sujet des décisions à prendre, et il faut le faire maintenant.
- Puisque vous insistez, soupira l'autre, mais je parierais ce qu'il me reste de cheveux que vous allez encore me dire qu'il faut que nous pliions bagage sans tarder.
- Je vous en prie, cessez de prendre à la plaisanterie ce problème sérieux. Vous vouliez déjà rester au début de l'automne mais nos vivres ne sont pas infinis, il faut que nous partions d'ici.
- Pourquoi tant de hâte, Viscen ? Nous avons ici tout ce qu'il nous faut. Un toit, de la nourriture, du bois... Certes il fait un peu froid, mais tout de même ! Dois-je vous rappeler que ce chevalier que vous admirez tant a vécu ici pendant plus de dix ans ? Nous avons trouvé un asile, pourquoi tant d'empressement à le quitter ?
- Pour l'amour des Déesses, Mutoh ! Vous savez très bien que Link s'est établi ici à une saison qui lui a permis, à lui ainsi qu'à ses hommes, de se préparer au mieux à l'hiver. Ce n'est pas notre cas. Nous avons de la chance : les Bokkoblins se tiennent tranquille en ce moment, il faut en profiter. Il faut partir !
- Vous pouvez partir si cela vous chante, intervint calmement Sylles, Viscen, mais je tiens à vous prévenir : si vous décidez de fuir maintenant, vous vous condamnez à une mort certaine.
- Et pourquoi cela ? demanda sèchement le capitaine.
- Parce que je connais cette région, je l'ai traversée alors que l'hiver ne s'était pas encore installé et elle était déjà très hostile. Quitter un refuge, chauffé qui plus est, pour tenter d'affronter la montagne, c'est tout bonnement du suicide. Le seul chemin tracé qui permette de rejoindre Hyrule est bloqué par nos amis les Bokkoblins et tous les cols des environs doivent être totalement impraticables à cause de la neige.
- Vous comptez rester avec le peu de vivres qu'il reste ?
- Faisons-y attention. Par ailleurs, nous avons encore quelques temps avant que les grands froids n'arrivent, nous pouvons nous y préparer. Nous avons assez de nourriture pour tenir jusqu'à la fin de l'hiver, je vous accorde qu'il serait périlleux de tenter plus ; je préfère néanmoins la solution d'un repli sûr plutôt qu'une audace aux bornes de l'inconscience. Dois-je vous rappeler que nous ne sommes pas seuls mais que cette colonie compte aussi nombre d'enfants et de femmes ? Comptez-vous vraiment leur faire prendre un tel risque ?

C'est avec force amertume que je vous avoue céder..."

Viscen n'eut absolument aucun plaisir à suivre les recommandations de Sylles et de Mutoh, mais pour le bien de tous il se dévoua entièrement aux préparatifs visant à supporter la férocité d'un long hiver. Les soldats firent un compte précis des réserves, les paysans s'occupèrent du fourrage, les charpentiers traquèrent le moindre filet d'air dans les murs, chacun s'offrit tout entier à la survie du fort, laquelle n'avait que faire des égoïsmes. Sylles n'avait jamais été quelqu'un de très attiré par la spiritualité ; enfant déjà, l'apprentissage du sabre l'attirait plus que les leçons de morale. Mais, pour la première fois depuis son enfance, le Sheikah faiseur de guerres découvrait la paix, chacun s'adonnant à sa tâche jusqu'à la perfection, dans l'unique but de profiter au bien commun comme si un impératif divin le leur dictait. Là où Shiron et Sylles s'étaient des années durant querellés, Mutoh et Viscen avaient su faire taire leurs différents, ils oeuvraient chacun de leur côté à un même dessein à la manière de ces rivières qui viennent au confluent unir leurs forces pour faire naître la toute puissance d'un fleuve qui coule sans peine jusqu'à l'infinité océane. Celui que l'arrogance et les atours du pouvoir avaient aveuglé, celui-là vint à désirer au plus profond de son coeur, et peu lui importait que ce fut un fol désir, que cette paix entre les hommes puisse s'étendre au-delà de ce fort et qu'un jour, enfin, les enfants d'Hylia tendent une seule et même main vers les cieux qui les avaient vu naître.

Sylles restait néanmoins l'homme qu'il avait été, et cela faisait de lui le meilleur, et de loin, guerrier à l'intérieur du fort. Plus prompt désormais à prêcher la défense que l'attaque, il finit par céder aux demandes de plus en plus insistantes d'Hotaru d'achever sa formation martiale. Officieusement promu maître d'armes, le Sheikah dispensa tous les après-midi des leçons à tous ceux qui voulaient apprendre à se servir correctement d'un objet conçu pour tuer, et par "correctement" Sylles entendait bien "ne pas blesser l'autre, mais l'empêcher de vous blesser." Hotaru, sans surprise, fut une brillante apprentie. Les cours prirent très vite la forme d'amicales passes d'armes que d'aucun venait regarder, espérant secrètement que la fille qui les avait rejoints mourante réussisse un jour à battre son professeur. Malgré cela, la cécité autant que l'expérience offraient un atout majeur à Sylles, et ce dernier parvenait toujours à triompher de sa jeune élève dont il soulignait toutefois les progrès.

Cette paix mythique fut brisée par un événement qui manqua de peu de tourner au drame. Mutoh avait deux enfants : Anju, qui aimait beaucoup cuisiner (en dépit d'un manque manifeste de talent culinaire) avec Hotaru, et Grog, un garçon discret qui pour sa part était passionné par les animaux. Un amour qu'il tenait de sa mère, décédée de maladie quelques années auparavant. Grog était solitaire et n'aimait guère adresser la parole qu'à sa soeur ; un jour, sous l'effet de l'innocence de son âge, il voulut faire prendre un air "plus pur" à sa poule préférée. Anju insista pour l'accompagner, et ils sortirent tous les deux du fort quand personne ne surveillait la porte. Anju revint une heure plus tard en hurlant, elle était seule. Tandis que Viscen vociférait contre le soldat de garde qui avait oublié de replacer le battant sur la porte après être allé uriner dehors, Mutoh tenta de faire parler sa fille. Elle parvint, outre les hoquets et les sanglots, à faire entendre que la poule de Grog avait tenté de s'enfuir et qu'il avait voulu la ramener, ce qui les avait amenés tout près d'une hutte de Bokkoblins. Ces derniers avaient réussi à capturer la poule et le garçon mais pas Anju qui avait eu le temps de courir jusqu'au fort. Ce récit déclencha la panique car tous savaient que les Bokkoblins aussi devaient gérer le problème des vivres, et qu'ils ne se refuseraient pas un peu de chair humaine. Viscen et Sylles s'y mirent à deux pour empêcher Mutoh de s'élancer dehors avec une masse. Le Sheikah lui assura alors fermement qu'il irait au camp des Bokkoblins et qu'il ramènerait Grog sain et sauf. Il ajouta cependant qu'un tel coup de force rendrait les anthropophages aussi furieux qu'eux-mêmes l'étaient en ce moment même, aussi, assura-t-il, il convenait de "se préparer à le voir à nouveau poursuivi par une horde de Bokkoblins enragés". Cette mission de sauvetage ne fut guère un réel défi pour cet homme qui avait une bonne connaissance des choses de la guerre ; les ravisseurs ne s'attendaient du reste pas à ce qu'un Sheikah pénétrât dans leur camp aussi discrètement que le vent, qu'il éliminât le garde de l'enfant et qu'en demandant à ce dernier de s'agripper de toutes ses forces à son dos, il traversât le camp entier en balayant de son sabre tous ceux qui lui barraient la route. Comme Sylles l'avait prévu, il se retrouva avec toute la garnison à ses trousses. Les Bokkoblins s'arrêtèrent à un peu plus d'une portée de flèche du fort, laissant à l'aveugle tout le loisir de mettre Grog en sécurité. À peine furent-ils rentrés que Mutoh se jeta sur son fils qui était dans un état second après avoir vu sa poule se faire manger par les Bokkoblins. Viscen s'entretint très rapidement avec Sylles : des représailles étaient à prévoir.

"Combien d'hommes avez-vous ? demanda le Sheikah.
- Sur tous ceux que j'avais sous mon commandement, il m'en reste aujourd'hui seulement quatorze.
- Bien, avec Mutoh, vous et moi, cela fait dix-sept. Dix-huit avec Hotaru. Pour environ soixante en face...
- Je peux réunir en plus une vingtaine d'hommes valides, et j'entends par là en capacité de tenir une arme.
- Soit, ce ne sera pas de trop. Je vais demander à Hotaru de mettre les civils à l'abri. Quant à moi, je cours préparer la défense sur le toit."

Mutoh n'eut pas plus de temps pour se soulager d'avoir son fils encore en vie car Sylles et Viscen le sommèrent de les aider à improviser un siège. Les prévisions de Sylles sur le nombre d'ennemis furent démentis par un orchestre de cors de guerre : grossi par des renforts venus du chemin qui menait au col, le petit bataillon de Bokkoblin s'était changé en petite légion. En comptant un cor pour vingt fantassins, l'aveugle calcula un rapport de force terrifiant : la bataille allait se jouer à un contre quinze. Malgré cela, malgré les prières que certains prononçaient à l'avance par peur de ne pas avoir le temps pour les dire, le camp hylien avait plusieurs atouts à sa disposition : la combe formait une véritable muraille protégeant le fort et si Sylles avait pu s'offrir le risque de descendre par le mur, une armée devait quant à elle nécessairement passer par la combe qui était à découvert ; d'autre part, l'armurerie du fort était particulièrement bien fournie et le fort était dirigé par un soldat expérimenté. Enfin, le fait même d'être dans une bâtisse militaire avec des réserves de nourriture suffisantes pour tenir tout l'hiver offrait un avantage considérable sur des assaillants massés par la fureur. Sylles se souvint d'une mésaventure survenue lors d'une discussion avec Mutoh : ayant buté contre un obstacle inodore et silencieux, il s'était retrouvé le nez dans neige à maudire ce qui restait malgré tout un handicap pour se raviser ensuite quand il eut apprit qu'il s'était pris les pieds contre un canon. Il était désormais temps de vérifier que ce canon et les deux autres qui avaient été rangés dans la remise fonctionnaient encore. Sylles voulut rassurer ceux qui avaient été désignés par Viscen pour défendre le fort, car si certains avaient déjà vu le visage de la mort et les horreurs de la guerre dans les escarmouches du passé, les plus jeunes ne connaissaient rien de plus que le doux foyer de leurs parents. L'attente fut de courte durée car ce fut le lendemain vers dix heures que fut donné le signal de l'attaque.

Au grand bonheur de Viscen et de Sylles, les Bokkoblins chargèrent en masse. Un tel désordre avait de quoi surprendre plus d'un militaire, mais personne n'était d'avis de s'en plaindre. Tous deux savaient que c'était une bénédiction d'avoir à affronter des Bokkoblins et non des Bulblins, une autre branche de la même et vaste famille, car leurs ennemis étaient réputés, à la différence de leurs cousins établis dans le désert, pour être foncièrement stupide. Une formation d'archer était donc superflue pour avoir une chance d'en abattre un. Mutoh fit tirer une salve de coups de canon, ce qui freina net l'offensive. Une victoire si vite acquise ne pouvait toutefois pas en être pleinement une, et si l'ennemi se retira, c'était pour tenter une attaque bien mieux pensée que la précédente. La chance d'avoir eu à affronter des adversaires idiots disparut quand Hotaru distingua au loin sur une corniche des bannières différentes de celles des Bokkoblins. Sylles injuria alors Aisho à haute voix : la présence de Bulblins si loin de leur territoire ne pouvait venir que d'un investissement de son ancien vassal qu'il avait eu le malheur de bien renseigner des années auparavant quant au choix d'éventuels mercenaires à engager ; il comprit alors que l'idée d'utiliser des kargaroks comme montures afin d'avoir une arme dans les airs était également imputable à un habitué des tactiques guerrière tel qu'Aisho l'était. Cette fois, la situation tournait clairement en défaveur des Hyliens : ils n'avaient rien qui pût leur permettre de contrer simultanément une attaque aérienne et un assaut terrestre. C'est alors que l'humilité de tous fut rappelée à l'ordre : ils se battaient en montagne, en plein hiver ; les prétentions d'un camp comme de l'autre, les passions, les fureurs et les velléités, tout cela n'avait que peu de sens face à la toute puissance d'une souveraine nature qui imposa son joug ; les caprices du temps sont monnaie courante à cette altitude, et l'ire naturelle s'y montre bien pire ennemi que le plus féroce des démons. Le blizzard imposa sa loi. En dépit des droits que faisait valoir le vent des Pics, les Blins insistèrent. Le prix qu'ils payèrent fut à la hauteur de leur déraison. Les Hyliens et le Sheikahs vivaient depuis assez longtemps dans ce fort pour savoir reconnaître le moment où il ne faut sous aucun prétexte s'aventurer à l'extérieur. Fut-ce la chance ou la volonté des Déesses, encore une fois ils se posèrent la question mais la priorité était de s'entasser à l'intérieur. Des cris bestiaux, de haine plus que de peur, leur parvinrent et rien mis à part la tempête n'entravait la progression des Blins. Il fallut braver la neige et le vent quand l'ennemi pénétra dans l'enceinte du fort par les rares échelles qui avaient pu être amenées jusqu'aux murs. La bataille se déplaçait ainsi dans la cour. Viscen remit au goût du jour sa vieille maîtrise des arts du combat et Hotaru baptisa la sienne. La Gerudo se vengea de sa blessure, bien que son ardeur à tuer n'était motivée que par l'ardent désir de voir sains et saufs ces gens qui l'avaient tant aidée. Sylles, pour sa part, fit honneur au vieux sobriquet donné par son cousin, celui de "belliqueux". Le temps d'un instant, il hésita : en lui fusaient le désir de victoire, le délice de la gloire, le mépris profond pour ces êtres infâmes qui avaient cru pouvoir triompher de lui, un homme qui avait su user de ses maux pour se hisser encore plus haut ; mais vinrent également la pensée de Shiro qui avait refusé d'être appelé "maître" par son descendant, celle de l'oncle Shikashi qui le tancerait comme il devait tancer Shiron pour son impulsivité en ce moment même, la pensée d'Hotaru qui l'avait suivi, lui, parce qu'il lui avait sauvé la vie, la pensée de tous ces réfugiés qui avaient partagé avec lui leur foyer en se moquant bien du passé. L'esprit troublé du Sheikah ne vit pas venir une flèche qui lui perça l'épaule. Blessure du hasard qui se voulait la même que celle qu'il avait lui-même, presque un an auparavant, infligé à son cousin. Blessure de guerre qui imposa à l'aveugle de retirer la flèche et de l'encocher dans son propre arc pour la renvoyer à son propriétaire. Les doigts du Sheikah serrèrent cette arme qu'il aimait, cet arc offert par une fillette de la forêt. L'arc des fées. Fado, cette Kokiri qui pour lui incarnait l'innocence était issue du pays des fées, son âme était celle d'une fée. Les fées, ces lucioles divines qui éclairent le chemin de bien des solitaires, tout comme Hotaru qui avait jailli d'un fourré comme une éphémère lueur d'espoir. L'aveugle étreignit cet arc offert par une jeune fille et qui avait sauvé la vie d'une autre. Le vent dans les saules de Firone souffla alors dans l'âme de Sylles, il entendit au plus profond de lui un hululement lointain et il se ravisa : il fallait mettre un terme à cette folie.

Avec un insensé courage insufflé par la force de l'amour, ce même courage qui l'avait érigé au rang de triomphateur de la tempête, il escalada le mur du fort pour en sortir. Sylles ne se considéra pas comme un héros au moment de tirer sa flèche, et la seule chose qui lui vint à l'esprit quand il entendit l'explosion n'était autre que le visage de son père. Farore avait très certainement guidé cette flèche pour qu'elle ignorât le chaos venteux ; aussi se ficha-t-elle, enflammée par magie, dans une bombe posée dans un chariot au beau milieu de la réserve des Blins. Jamais quiconque n'avait vu pareille chose : une fantastique explosion détruisit un pan entier de la paroi rocheuse, masse titanesque de pierre et de glace qui s'effondra dans la combe, déclenchant par là une avalanche qui relégua au ridicule celle que Sylles avait eu à affronter juste avant d'arriver au fort. Les Blins n'eurent pas le temps d'être terrifiés et moururent presque aussitôt après avoir réalisé qu'ils étaient sur le chemin de la charge impitoyable des neiges. Sylles avait bien calculé son action, et l'avalanche en suivant le tracé de la combe se contenta de lécher les murs du fort et de détruire une guérite que Mutoh allait s'enhardir par la suite à reconstruire. Mais le Sheikah savait également qu'il était lui aussi sur la route de cette neige meurtrière. Peu lui importa. Il leva les yeux au ciel, et sans rien en voir il se demanda si son père aurait été fier de lui.

Le galop des glaces devint assourdissant, la vague se rapprocha inexorablement et, enfin, ce fut le silence sur la montagne.

chapitres suivants...

Ce texte a été proposé au "Palais de Zelda" par son auteur, "Salem". Les droits d'auteur (copyright) lui appartiennent.

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Mis à jour le 20.04.24