A cette question sur-posée, je me dois également d'apporter ma réponse. Qui n'est que la mienne, sachant que la question n'a jamais été tranchée par une quelconque réponse canonique.
Afin de rendre plus claire mon argumentation, j'annonce d'emblée la thèse que j'entends défendre: à mon sens, Sheik est physiquement femme et mentalement androgyne.
Sur le plan physique, il convient d'avancer un argument, d'une simplicité aussi surprenante qu'elle est efficace: pousser Zelda à adopter un corps masculin a toute chance d'être un détour superflu, voire extravagant. Je ne vois pas de raison particulière qui eût pu amener Zelda à substituer à son corps celui d'un homme sorti de Dieu sait où; à l'objection que la princesse devait impérativement se cacher, je tiens à signaler que nul ne l'avait vue pendant les sept dernières années. A quoi pourrait bien ressembler une princesse Zelda adulte, personne ne pouvait le savoir.
Penser Sheik comme physiquement homme, c'est-à-dire lui concéder les attributs sexuels masculins, serait grandement préjudiciable à l'équilibre psychique de Zelda, qui eût alors vécu conjointement en tant qu'homme et en tant que femme. La sortie envisagée par le manga - enfermer l'esprit de la jeune Zelda dans le corps d'un jeune Sheikah jusqu'à l'arrivée de Link - a des airs de
deus ex machina, la réponse semble en fait improvisée uniquement pour clore le problème; de plus, cette solution occulte un autre problème: d'où sort ce corps ? A moins de tenter un recours "casse-gueule" à la nécromancie ou le don de son corps à Zelda par un Sheikah du même âge qui aurait survécu à la grande guerre, cette solution s'effondre d'elle-même et révèle sa nature
ad hoc non maîtrisée.
Si l'on veut sauver la théorie d'un Sheik homme, il ne reste plus qu'une option qui consiste à admettre que Zelda ou Impa ait pu transformer par magie le sexe de la princesse. Cette réponse présente un avantage: elle évacue le problème d'un corps tiers et s'accorde parfaitement avec le dévoilement de l'identité de Sheik dans le Temple du Temps. Parfait ? Non, car j'estime que cet avantage procède lui aussi d'une réponse
ad hoc. Je m'explique: s'il est indéniable que Zelda est actuellement l'une des magiciennes les plus puissantes d'Hyrule, il me parait à la fois osé et risqué d'avancer qu'elle disposât du pouvoir de changer de sexe. Il en va de son identité. Même le passage de Tetra à Zelda dans TWW ne revêt pas la gravité qu'impliquerait un tel changement. Je ne disconviens pas que, dans la saga, la magie n'est pas le moins du monde codifiée - ce qui est bien problématique quand on s'amuse à écrire une fan fiction... -, mais tout de même, le reniement du développement sexuel féminin ne permettrait guère à Zelda d'agir en femme comme si de rien n'était juste après.
Le détail problématique n'est pas tant celui de la couleur de peau (Sheik est légèrement mat tandis que Zelda est blanche) que celui des yeux, qui, chez Sheik, sont rouges (comme pour tout Sheikah) et non bleus. Evidemment, la question étant volontairement laissée en suspens, je vais devoir moi aussi avoir recours à un argument
ad hoc: si la puissance magique de Zelda ne saurait décemment lui autoriser un changement de sexe au gré de sa volonté, j'ose avancer qu'elle peut lui accorder un changement de couleur quant à ses iris, voire sa peau; eu égard à la transformation de Tetra (clairement mat, pour le coup) en Zelda, je tiens pour acquis que ce présent argument a une validité canonique.
Concernant les arguments qui sont avancés pour défendre la masculinité de Sheik, je vais faire les objections suivantes:
- Ruto a dit avoir croisé un jeune homme. Certes, mais dans ce cas il faudrait admettre que, parce que Ruto a dit cela, Sheik est
de facto un homme. L'argument ne tient pas, d'autant que Sheik/Zelda n'avait strictement aucun intérêt,
a fortiori devant Ruto (qui ,en vertu de son titre, eût pu découvrir le pot au roses), à se dévoiler comme femme.
- Zelda dit avoir pris l'apparence de "CE" Sheikah. L'objection est la même: Zelda avait plus de chance de s'en sortir en se faisant passer pour un homme.
- le dévoilement par magie: outre le fait qu'il est devenu l'antienne des défenseurs d'un Sheik homme en vertu de son caractère canonique, il explose dès lors qu'on veut s'en servir pour souligner que Zelda ne pouvait pas porter un simple déguisement; en effet, même dans le cas où Sheik eût été une femme avec des vêtements d'homme, elle ne se serait pas changée sous les yeux de Link. D'une part, l'animation aurait été à la fois lourde (au vu du support, la Nintendo 64) et longue (Zelda aurait du enfiler des collants, un corset et sa robe, mettre ses bottes et ses gants ainsi que refaire sa coiffure et se maquiller...). D'autre part, une telle scène n'aurait jamais été tolérée en vertu de sa sexualisation évidente: Sheik/Zelda aurait du se dénuder (ou presque) pour passer à une représentation non plus noble mais hyper-sexualisée du physique de la princesse. Une plaisanterie de mauvais goût sur le strip-tease et sur la pornographie infantile m'a tenté, mais je la garde pour plus tard.
Il ne me semble alors qu'il n'y a guère de raison de soutenir à corps perdu que Sheik soit
physiquement un homme. Ses "prouesses" physiques sont tout autant à la portée d'une femme (par extension, la Zelda de TP sait se battre à l'épée comme à l'arc, ce que sait tout aussi faire Tetra dans TWW). Il me plait de voir dans Sheik un certain fantasme masculin, celui d'une "Mulan" qui serait prête à endosser un rôle ordinairement masculin pour une cause qu'elle estime juste. A titre d'anecdote, la nature du sexe de Jeanne d'Arc a d'ailleurs été remise en question au vu d'actes qui n'aurait "théoriquement" pu être l'oeuvre d'une femme au XVe siècle. En dehors de cet aspect fantasmatique d'une Zelda déguisée en homme pour la bonne cause, il me paraît judicieux de rappeler qu'il s'agit là d'une réponse infiniment plus simple et qui ne prend pas le risque d'impliquer des hypothèses bancales ou, à tout le moins, fortement éloignée de la base canonique sur laquelle nous réfléchissons.
***
Mais que Sheik soit physiquement femme la rend-elle
ipso facto femme à part entière ? Je pense qu'élargir la question dans cette optique n'est pas un luxe. Je partirai du principe que pendant les sept ans d'absence de Link, Zelda a été Sheik. A partir d'ici, je considérerai Sheik hors de toute apparence qui a pu lui être donnée mais comme le simple alter-ego de Zelda. Tout est dans cette définition: l'alter-ego, l'autre moi. On ne saurait accorder aux protagonistes de la saga un moi qui soit totalement distinct de leur identité atemporelle; j'ai bien conscience que c'est un galimatias pour un autre que moi, donc je traduis: Link et Zelda sont des identités qui transcendent le temps pour s'incarner en des personnes différentes. Tous les Links sont (à quelques exceptions près) différents tout en étant dans le même temps tous unifiés dans la même identité. Quand le Link de TP est entraîné par le Link d'OOT, l'identité héroïque est transmise. Au delà même de l'arme - la Master Sword -, Link est identifié par sa tenue, ce "vert qu['il] arbore" (dixit l'esprit du Héros du Temps) et à laquelle son "inaptitude martiale est une disgrâce" (ce qui a d'autant plus de force que cela est dit par le Héros du Temps lui-même). Pourquoi cette digression ? Parce qu'il en va de même avec Zelda: depuis SS, Zelda transmet l'âme d'Hylia en étant d'abord prêtresse puis princesse.
Oui, mais dans OOT, les choses changent. Zelda est exclue du rôle qui lui échoit, et la durée du règne de Ganondorf ne peut pas permettre à Zelda de se dire "princesse". Seule l'arrivée de Link pourra lui redonner la légitimité qu'il lui manquait. Les sept ans, on appellera ce moment "l'ellipse", ont donc été amenés à être le temps de Sheik et non plus celui de Zelda. Car Zelda, à la différence des autres opus qui la font intervenir (hors TWW, PH et TP mais dans un autre ordre) n'est jamais définie comme l'objectif, sauf à la toute fin; elle n'est pas en position de "trophée" à sauver. Jusqu'à ce que sa légitimité soit faite, c'est-à-dire quand tous les Sages ont été éveillés, elle peut se dévoiler (à tous les sens du terme), et c'est précisément à ce moment là que Zelda retrouve son rôle habituel d'appât. Il en va exactement de même dans TWW (le sauvetage de Tetra en début de jeu est accidentel en ceci qu'il n'est pas programmé par Link, qui était parti chercher sa sœur). Pour résumer: pendant l'ellipse, pas de Zelda.
Mais Zelda est (et heureusement !) vivante. Mais sous un alias. Je trouve assez intéressant que Sheik soit l'opposé radical de Zelda: il est un homme (je m'explique là-dessus au paragraphe suivant), il est vagabond et il est issu du peuple de l'ombre. J'ai expliqué pourquoi Sheik n'était, selon moi, pas distinct de Zelda. Il lui est interne. Cependant, on peut voir en lui la manifestation d'une autre personnalité de Zelda, une personnalité enfouie au fond d'elle et qui ne peut se manifester alors que prédomine la princesse. En un sens, de même que les Sheikahs sont l'ombre des Hyliens, Sheik est l'ombre de Zelda.
J'ai dit que Sheik, en tant qu'alias ou entité psychique, était un homme. Il est vrai que ça peut paraître étonnant, d'autant que TP semble avoir offert à Zelda un meilleur alter-ego en la personne de Midona (mais cette fois en tant que personne bel et bien distincte). Afin de dépasser cette difficulté, je vais me référer à Carl Gustav Jung (là, normalement, tous mes lecteurs se sont enfuis): selon Jung, notre psychisme procède de ce qu'il appelle archétypes, lesquels se manifestent entre autres au travers de l'animus et de l'anima. Pour schématiser et simplifier, l'animus est la part masculine de la psyché de chaque femme et l'anima l'équivalent féminin chez l'homme; l'animus et l'anima peuvent se personnifier à plusieurs degrés, dont le plus élevé pourrait correspondre au frottement entre humain et divin. Aussi, Zelda peut-elle représenter le plus haut degré de l'anima. Quoi qu'il en soit de la vision jungienne de Zelda, il reste indubitable que celle que nous appelons "Zelda" est archétypale. Or, l'archétype est ici voilé. Zelda ne peut, pour me répéter, n'exister en tant que Zelda. C'est donc vers l'animus que va se tourner le psychisme de la princesse puisqu'elle est désormais sans identité.
Cette identité "alternative", c'est celle qui correspondrait à Sheik. Pour autant, on ne peut pas dire que "Zelda" a été totalement éclipsée puisqu'elle est parfaitement consciente de ce qui a été accompli en tant que Sheik - je signale au passage que c'est également le cas dans le manga, ce qui est un bien mauvais raccord. Pour ceux qui connaissent, prenez Prince of Persia les Deux Royaumes: le Prince de l'Ombre est une entité psychique interne au Prince, mais ici elle symbolise ce que Jung appelle l'Ombre et qu'il est plus conventionnel, en fiction, de détacher de la face lumineuse (l'exemple typique étant Dark Link). L'Ombre et le Moi ne vont cesser de se disputer la suprématie sur un même corps. Si l'exemple est quelque peu paroxystique - il n'est,
a priori, pas question de lutte inter-mentale chez Zelda -, il peut servir à illustrer ce que j'entends par Sheik comme entité interne à Zelda tout en lui étant essentiellement distinct.
Pourquoi soutenir ça et pas une simple dissimulation ? Pourquoi ne pas simplement dire que Zelda "fait semblant" ? J'y vois deux raisons. La première est celle que j'ai annoncée en fil conducteur, à savoir que Zelda, en tant qu'archétype identitaire, est, en quelque sorte, scellé dans son propre psychisme. La seconde en découle directement: Sheik et Zelda agissent de manière totalement différente. Si Sheik incarne tout autant la Sagesse que Zelda (c'est une caractéristique intrinsèque à sa personne), le chemin utilisé pour ce faire n'est pas celui qui s'adjoindrait à l'archétype qu'est Zelda; dans SS ou dans TP, Zelda opte en effet pour une solution sacrificielle en faisant don de sa personne, dans les deux cas pour apporter son concours à Link qui, lui, porte la responsabilité d'éliminer physiquement le mal. Dans OOT, ce n'est pas le cas et Sheik guide les pas de Link. Sheik joue un rôle d'adjoint direct, un rôle qui écherra plus tard à Fay (ou qui, chronologiquement, lui vient de Fay). Sheik n'a guère d'autre but essentiel que de permettre la légitimation de Zelda, dans laquelle il devra se fondre pour ramener la paix en Hyrule. La manière qu'ont les deux personna (le terme est de Jung) de parler, Zelda étant "naturelle" et Sheik ayant des airs d'une Fay avant l'heure, appuie cette hypothèse.
Je note que par ailleurs, dans les opus ultérieurs (à l'exception de TP et de la fin de SS), le caractère archétypal de Zelda sera nuancé. Le puissant contraste entre Sheik et Zelda n'existe qu'en vertu de cette condition, qui sera assez allègrement chamboulée, ce qui, il me semble, n'est pas un mal.
S'il me faut conclure, et il me le faut, je dirai que Sheik et Zelda sont la seule et même personne tout en étant des personna différentes. De fait, Sheik ne peut être, physiquement, qu'une femme, quand bien même il représente une face différente de cette personne que je pourrais, abusivement, appeler Zelda.