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Sacre Muet

Ecrit par Obi


La suite est à partir d'ici.

 

Brillante et pervertie, ta pupille moirée
Perce la nuit massive et les nuées bleutées,
D'une lueur ambrée, absconse et impossible,
Soit le sombre apanage des obscurs infrangibles.

Éclaire avec violence, et fourbe, illumine,
De tes brûlants regards aux couleurs violines,
Les azurs et candides ciels du peuple Hylien.
Meurtris, tue, annihile, quiconque retient
Tes velléités bénies, ton dur sacerdoce.
Démontre que déesses et puissances malignes
Eurent un but précis en t'octroyant ta force.

Une fois au sommet, déifié, adulé,
Mord l'impie chair des justes de tes sanglants crocs,
Et de tes mains artistes aux longs doigts empoissés,
Modèle un monde noir aux reflets indigos.

* * *

La tourbe se tordait, brune, sous les pas massifs du fugitif. Chacun d'eux l'éloignait, dans une course laborieuse mais sûre, du château d'un blanc d'albâtre qui brillait un peu dès qu'une salve électrique jaillissait des nuages tumultueux. Le fuyard, accoutumé depuis longtemps à une vie de luxe, peinait sous le poids de son armure richement ornée, qui déviait certes à la perfection la trajectoire menaçante des traits qui pleuvaient sur elle, mais offrait trop peu de mobilité pour une échappée aussi soudaine. Le risque était d'autant plus grand que l'un des archers au bout de ces traits était le même et le seul qui avait pu entraîner l'échappée en question. Témoins de son importance comme de sa chute, on remarquait aussi bien la magnificence de l'épée luisante qui frappait son dos en cadence, que la fissure qui courait tout le long de sa lame. Il se résolut pourtant à la dégainer lorsque l'un de ses poursuivants fut à deux mètres de lui, pour lui trancher la tête d'un geste sûr. On dut intimer l'ordre de cesser la chasse, car tous s'immobilisèrent, à moins que ce ne fut la violence de ce qu'il venait de se passer qui les pétrifia sur place. "Faibles", fut l'unique pensée qui put traverser subrepticement son esprit concentré sur l'action de mettre un pas devant l'autre et sa volonté de continuer de le faire, sans laisser quoi que ce soit l'en détourner.
Il mit quelques temps à atteindre l'enceinte de la forteresse, et aperçut, au niveau de l'écurie du château, plusieurs gardes qui s'acharnaient à percer le flanc de sa jument du plus grand nombre de coups possibles. En accélérant le pas, il raffermit sa prise sur la poignée de l'épée, et, parvenu à leur hauteur, en quelques mouvements, mit fin à leur jour, sa jument incluse. Il repartit sur un cheval dont le caparaçon portait le blason d'Hyrule, et se mit très vite hors de portée.

Le jeune homme qui l'avait défait se tenait au point le plus haut du donjon, l'épée encore un peu sanglante dans la main gauche, la main droite reposant avec un calme apparent sur le rebord de la fenêtre que son adversaire avait brisé en la traversant. Il portait sur celui-ci, point noir qui s'étiolait lentement à l'horizon, un regard d'un bleu glacé où chatoyaient toujours les souvenirs de son périple et de ses combats.
Son bonnet émeraude gisait au sol, déchiré. L'un de ses protège-bras de cuir manquait. Certains de ses accessoires pendaient, inutilisables, à son flanc. Il pensa "Tout ça se remplace", et ses yeux se durcirent. Car ce qui ne se remplaçait pas, c'était le corps sans vie de la princesse sur le trône, la tête rejetée en arrière à cause de la large et profonde entaille qui lui parcourait presque entièrement le cou. La glorieuse robe de Sa Majesté s'épandait autour d'elle, les motifs vert d'eau sur le tissu bleu myosotis entachés par la noirceur de son hémoglobine déjà coagulée, les parures d'argent et d'or brisées par les coups qui leur avaient été assénés. La rapière ciselée de la famille royale reposait dans sa main inerte, intacte, sa propriétaire n'ayant pas même eu l'occasion de se défendre. Le vent avait tourné.

Bercée par des langes de pourpre, la princesse naquit loin des faubourgs crasseux de la terre d'Hyrule. Elle était l'unique héritière légitime du royaume, non pas le énième fruit de l'une des maîtresses attitrées du roi son père, ni même le résultat de l'union d'un prince étranger avec la reine sa mère, mais bien une pure descendante des familles des premiers souverains qui avaient dirigé cette contrée. Son enfance se déroula dans une joie frivole, teintée d'amertume, qui laissait transparaître comme un mélange sirupeux de cruauté et de tristesse. Les aristocrates qui composaient la Cour restaient attachés à ses parents tout le jour, et quand enfin leur sarabande carnavalesque laissait le palais à son humble silence, c'était pour laisser l'un de ses masques se dissimuler derrière une porte close et se glisser dans le boudoir moelleux de l'une de Ses Majestés.
N'eut-elle eu sa gouvernante, Impa, une dame aux rides aussi creuses que les sillons tracés dans les champs que la petite fille contemplait de sa fenêtre, terre promise inaccessible, à elle qui n'avait jamais été salie par le moindre éclat boueux, elle aurait perdu son énergie à tenter de se faire voir de ses parents. Impa lui apprenait que le regard des autres ne comptait pas, et que l'essentiel était de croire en soi. Pour prouver cela à une jeune princesse incrédule, il lui fallait déployer des trésors d'imagination et de rhétorique. Elle racontait la légende d'un peuple dont les membres gardaient leur taille d'enfant pendant leur vie entière : ils vivaient tous avec de petites lucioles, douées de parole et dotées d'ailes, qui veillaient sur eux, car ils accomplissaient tous de grandes choses. Elle relatait les déboires de cette jeune fille peu confiante, qui laissa éclater son talent de musicienne et devint une héroïne à part entière, les aventures de ce petit garçon qui n'avait besoin que d'une raison pour devenir quelqu'un de bien, le salut de cet être maléfique qui fut pardonné par les déesses elle-même car il avait su expier ses fautes... Autant de récits extraordinaires, chantés ou chuchotés par une voix grave et chaleureuse, mais franche et parfois rude, la voix d'une personne qui avait connu des péripéties plus extraordinaires encore, péripéties dont jamais elle ne parlerait.

Mais un matin la princesse ouvrit les yeux et comprit que son amie était partie. En toquant à sa porte, elle fut accueillie par une jeune femme aux joues roses qui s'inclina bien bas devant elle en lui donnant du "Votre Majesté", alors qu'Impa l'appelait toujours simplement par la première lettre de son prénom. "Un serviteur vous attend dans l'aile gauche pour vous mener à votre précepteur. Voulez-vous que je vous y conduise après que vous ayez mangé votre petit déjeuner ?", poursuivit celle qui semblait être sa nouvelle gouvernante. La princesse avait cinq ans, et commença à prendre des cours de littérature, d'histoire, de droit, ce qui lui plut énormément. Mais à son grand désarroi, elle subit aussi des cours de bienséance, inculqués par un homme sec et imbuvable qui lui servait aussi malheureusement de professeur de peinture et de musique. Si elle possédait en ces deux matières un talent inné, elle le "dénaturait", selon lui, avec son imagination débridée, le faisant suffoquer lorsqu'elle lui présentait le dessin remarquablement réaliste d'un chien du château qui fouillait dans les poubelles, ou pire, d'un paysan qu'elle observait du rempart, qui bêchait le sol grumeleux vêtu d'une simple salopette; et lorsqu'elle s'envolait dans des improvisations inopinées à la lyre, qui "l'empêcheraient à jamais", disait-il, "de s'illustrer dans ce noble art", prêtant d'obscures vertus magiques aux mélodies qu'il tentait de lui faire apprendre, ce à quoi elle répondait effrontément qu'elle préférait en apprendre une qui le ferait danser la gigue et parler moins. Il abandonna au bout de quelques mois.
Bien heureusement, ses autres précepteurs étaient les Sages du château, conseillers très âgés mais très avisés de Leurs Majestés, qui l'avaient introduite très tôt dans le secret du Cycle et de la Male Heure, qui outrepassaient les légendes.
Ce secret, qu'elle découvrit donc à l'âge de sept ans, tenait en un simple texte traditionnellement appelé le "Texte Édifiant". Ce texte résumait très simplement l'une des règles qui régissait, et régirait sans doute longtemps, si ce n'est jusqu'à la fin des temps, le monde dans lequel la princesse avait vu le jour. Il se lisait ainsi :
Toi qui parcours les plaines et qui parcours les siècles, toi qui vois dans l'obscurité toute muette ; sache que ton calvaire est l'oeuvre d'un dieu noir, dont les cruels desseins, les voeux d'éternels soirs, ont permis la création d'un cercle obscur, le Cycle, qui transmet, à chaque ère du temps et de l'espace l'âme des trois Puissants. De ces êtres choisis, désignés par le sort, l'un par le Feu béni verra sa Force croître ; l'un par le Vent salué verra son Coeur mieux battre ; la dernière saura, et en toute espérance, lier Sagesse et Coeur pour vaincre Surpuissance, car elle sera marquée par la déesse d'Eau.
Plusieurs autres versions existent, mais, mises à part quelques menues variantes, seule la dernière phrase change. Voici les plus récurrentes, les plus "officielles" :
L'un par le Feu béni verra sa Force croître ; L'une par l'Eau saluée verra Sagesse en pâtre ; le dernier, il voudra, et en toute espérance, lier Coeur et Sagesse pour vaincre Surpuissance, car il sera marqué par la divine au Vent. Cette dernière est gravée à l'arrière de beaucoup de boucliers Hyliens, mais souvent l'écriture en est illisible ou ne se déchiffre qu'à des endroits et à des moments précis.
L'une par l'Eau bénie verra Sagesse en pâtre ; l'un par le Vent salué verra son Coeur mieux battre ; le dernier combattra, et en toute espérance, Sagesse et Coeur maudits pour sa propre Puissance, car il sera marqué par la divine au Feu. Celle-ci est parfaitement lisible, gravée en lettres d'or, d'argent ou d'ambre, sur le revers des armures de la famille royale Gerudo, au niveau des jambières pour les armures des nobles les moins influentes, au niveau des coudes pour les plus haut-placées, et au niveau du plastron pour le roi lui-même. En l'occurrence, une expression similaire est gravée dans la face intérieure de son diadème, mais, hormis le souverain, seuls ont pu l'observer ses orfèvres.

Le texte possède un addendum de quelques mots, disant "Avatars combattront car l'Avatar le veut, le voulut, le voudra, Male Heure poursuivra." A cette lecture, d'un écho sans doute étrange pour une fillette de sept ans, la princesse sentit en elle naître comme une nouvelle sensation, une soif inassouvissable de savoir, et effectua des recherches plus poussées sur la Male Heure, et sur ce Cycle qui semblait la toucher de près. Presque sans s'en apercevoir, elle en attrapa le démon de la lecture. Au cours des mois suivants, elle dévora sans trêve plusieurs dizaines d'épais traités, et rivalisa bientôt avec les plus grands savants du royaume, y compris les Sages, conseillers principaux de ses géniteurs, qui voyaient parfois la petite fille assise dans les nombreuses bibliothèques que comptait la capitale, et la couvaient d'un oeil attendri d'abord, intrigué ensuite, puis admiratif. Elle atteignait à peine sa dixième année lorsqu'elle fut admise à la Cour, non pas en tant que future héritière du trône, ce statut ne lui échéant qu'à l'âge adulte, mais en tant qu'historienne officielle du Royaume et experte en généalogie, noble comme plébéienne. Son activité consistait principalement en le remplacement occasionnel des scribes de la reine et du roi, en sa présence au Conseil ordinaire et en le recensement des membres du pays. La rumeur de son érudition dépassa les enceintes de la capitale lorsqu'elle commença à remplir cette fonction-ci, et si les Gorons eurent des difficultés à écouter une minuscule Hylienne qui arrivait à la taille de ses compagnons d'escorte - et aux genoux des hommes de pierre, soit dit en passant -, les Zoras, quant à eux, mirent peu de temps à l'adopter. C'est donc tout naturellement qu'au bout de cinq ans de bons et loyaux services envers ses parents, elle fut invitée au palais de la reine des eaux afin de la conseiller.
L'enfant de quinze ans ne laissait pas les somptueux habits qui la paraient quotidiennement perturber son innocence, et ouvrit des yeux émerveillés en passant sous la voûte irisée et bleutée qui couvrait le passage menant au sanctuaire des hommes aquatiques. Les reflets de l'ondée projetaient des formes mouvantes aux contours blanchâtres sur les parois de la longue caverne à deux embouchures, et distrayaient le visiteur, lorsqu'il ne s'extasiait pas devant les êtres évoluant à toute vitesse dans la rivière, prêtres athées de cette cathédrale troglodyte qui affichaient une expression d'indifférence totale face aux états d'âme de leurs spectateurs. Le couloir de pierre débouchait sur une gigantesque salle circulaire, dont seuls les bords offraient un peu de place à l'humble piéton, et dont le plafond s'envolait, infini, au-dessus d'un lac d'une profondeur suffocante. Dans ce quasi-ciel céruléen s'élançaient de majestueux oiseaux de proie, dont les ailes étendaient leur membranes filigranées, dans une tentative infructueuse de bloquer le Soleil qui dardait ses rayons à quelques lieues au-dessus de là. Dans le lac insondable, parmi les Zoras qui se baladaient, nageaient des espèces de poissons de toutes sortes.
La princesse crut apercevoir dans l'étendue d'eau d'étranges créatures sans forme spécifique, mélange de poulpe et d'hippocampe, et surtout, dans ses profondeurs, l'ombre titanesque d'un être aux mensurations impossibles. En relevant les yeux, elle ne vit que le trône de la reine, chef-d'oeuvre d'orfèvrerie dont les fioritures mêlées à la simplicité formaient un objet aussi paradoxal qu'envoûtant. Tout aussi envoûtante était la reine, parée de mille atours, dans sa robe nacrée, assise au milieu de ses sujets. Elle tourna lentement la tête vers la jeune fille, et plongea son regard iridescent dans le sien. Immédiatement, les deux êtres se connectèrent. Un message passa des iris de la souveraine à ceux de la future souveraine, et ce fut dans l'esprit de chacune comme si une élève rencontrait sa maîtresse. Ce fut le cas.

La reine Zora était une femme douce, attentionnée, mais sans état d'âme contre quiconque menaçait le bien-être de son peuple, fut-ce un membre du peuple lui-même. La princesse atteignit un certain âge avant d'oublier certaines phrases que son mentor avait pu prononcer en sa présence. Et toujours elle se rappela ces deux mots : "Jabu Jabu".
La jeune fille conseillait la reine depuis plusieurs semaines lorsqu'elle les entendit pour la première fois, lors d'un procès qui impliquait un sombre chevalier, responsable du meurtre de six Zoras, et seul parmi ses compagnons à n'avoir pu échapper aux soldats du Domaine. Elle avait eu vent de vagues rumeurs selon lesquelles le procès avait été avancé car le coupable en avait tué deux avant d'être neutralisé, et avait fait plusieurs victimes dans le cachot où on l'avait jeté, cachot dont il avait tenté de s'échapper plusieurs fois en l'espace de quelques jours. Elle se remémora alors un volume intitulé "Mémoires D'un Goblin Instruit", qu'elle avait découvert dans les recoins poussiéreux de la bibliothèque de la citadelle, et qui s'avérait être une foisonnante encyclopédie sur les "grands marginaux", comme les appelait l'auteur, ces êtres fabuleux avec les histoires desquels on terrifiait les jeunes enfants, marionnettes du Malin que seul le Héros pouvait approcher et vaincre. L'auteur critiquait cette vision des choses, arguant que ces "monstres" étaient des êtres divins, mais rendus agressifs par leur réclusion, et vulnérables aux paroles persuasives des gens de mauvais aloi. Mais certains d'entre eux, avait-il compris, étaient bien plus sensés qu'ils ne le paraissaient : une race de combattants à la peau grisâtre, aux oreilles de félins, aux yeux de braise et aux muscles d'airains, portant armure comme un Hylien porterait chemise, dressant lourde épée et large bouclier sans plus d'effort que ne les dresseraient un puissant Goron. Ces surhommes gardaient autrefois le palais d'Hyrule, qu'ils avaient quitté. "Trahi, rectifia son roi de père lorsqu'elle lui soumit la lecture du texte, ils ont trahi les nôtres, ma fille, et pourtant les déesses savent qu'on aurait bien besoin de leurs aptitudes en ces temps troublés". Mais son père ne parlait que par stéréotypes, et elle fit mine d'acquiescer tout en se demandant comment il était parvenu à se faire autant respecter par le peuple avec une telle mentalité.
Assise là confortablement, en tailleur sur son siège de bois flotté rehaussé d'écailles luisantes, à la droite de la reine, elle admirait enfin ces grands bretteurs évoqués par le Goblin inconnu. Inconnu, car son nom avait été effacé de la reliure, et la page de présentation de l'oeuvre arrachée. Le prisonnier se tenait debout sur une barque en rondins émeraude qui flottait devant le trône sur le lac, les mains liées, la tête découverte. Peau anthracite, regard flamboyant, muscles déformant joliment la tunique pâle qu'il portait. Seules ses oreilles étaient différentes de la description qu'en donnait le livre. La jeune fille y voyait plutôt celles d'un loup. Elles se dressèrent lorsque le Zora assis près de lui se leva et commença à parler d'une voix forte.
Après avoir proclamé le titre, le nom de l'accusé, le crime retenu contre sa personne, on présenta les témoins du meurtre, qui ne manquaient pas, étant donné que la scène s'était passée au milieu de la foule, puis les preuves de sa culpabilité, son épée et son armure tachées de sang, et une bourse emplie d'étranges petites rondelles qui dégageaient une lumière jaune. Devant l'air incrédule de sa conseillère, la reine lui souffla d'une voix apaisante : "Des pièces d'or, comme en utilisent les Goblins". La princesse lui sourit, tout en se demandant d'une part ce qui allait arriver au chevalier, d'autre part pourquoi diable le Goblin ne parlait-il pas de cela dans son livre, et réalisant à nouveau qu'on possédait peu d'informations sur ces étranges personnages. Elle cilla en s'apercevant que le Zora s'était arrêté de parler. Elle avait cru entendre une question d'un tenant similaire à celle-ci : "Quelle sentence la reine propose-t-elle ?".
Et puis, ces deux mots. "Jabu Jabu". Si leur sens lui échappait, elle fut d'abord surprise par le ton sur lequel la reine les avait prononcés. Un ton grave, mais sonore. Qui laissait durer les voyelles, comme pour imprimer ces deux mots dans le crâne de chacun de ceux qui les sentaient pénétrer leur conduit auditif. "Jabu Jabu". Deux mots identiques qui ne claquaient pourtant pas, dont les délicates intonations naissaient en un tourbillon voluptueux sur le palais, se jetaient vivement à travers la bouche qui s'entrouvrait un peu plus, la laissaient se fermer derrière elles et s'ouvrir à nouveau imperceptiblement, dans le même mouvement. "Jabu Jabu". Les Zoras s'éloignèrent, retournant vaquer à leurs occupations, et laissèrent là le chevalier. Il regarda autour de lui, fronça le nez en soulevant sa lèvre supérieure d'à peine un millimètre, et brisa ses liens. Il frappa du pied sur le fond de la barque, deux fois, deux coups secs, concis, parfaits, et s'empara de la bûche grossière qu'il avait détachée pour la projeter sur le Zora qui venait de quitter la barque, le tout en deux secondes. Il plongea sur sa victime assommée et lui tordit le cou en attrapant fermement sa tête par le haut pour ne pas glisser sur ses écailles. Mais alors qu'il entamait son chemin vers la rive, tous les occupants de la salle sentirent une masse se déplacer, si violemment qu'elle faisait trembler le sol autour du lac. Un creux impossible se forma à la surface de l'eau, et le nageur y fut happé, résistant de toutes ses forces contre cet étrange courant. Il arriva en son centre, et ses jambes disparurent dans une gerbe rouge. La princesse détourna les yeux, qu'elle avait de plus en plus humides, et observa la reine, qui assistait à la scène avec un calme olympien. Ses paupières maintinrent leur ouverture jusqu'à ce que les hurlements rauques du chevalier s'évanouissent, et elle-même attendit que le creux disparaisse pour tendre un mouchoir immaculé à sa conseillère.
"Merci, ma reine, souffla cette dernière.
- Dépêche-toi de me nettoyer ça, mes sujets risquent de te voir, lui rétorqua sèchement la reine. Je ne peux pas me permettre d'avoir à mes côtés une jeune Hylienne sans aucun respect pour la bienséance.
- Mais...
- Vite ! Je ne veux pas avoir à te renvoyer chez toi !"
Une fois que la jeune fille eut séché ses larmes, la reine l'examina.
"Je suis désolée, mais tu ne peux te permettre de tels écarts. Il va falloir que tu apprennes à supporter la douleur chez les autres, car la peine qu'elle fait naître en toi est illusoire. Cet homme méritait son châtiment. Le plus important à présent est d'amener devant la justice ses compagnons, et je te tiens en assez grande estime pour te confier cette tâche. Plus de sessions interminables avec le Conseil, plus de recensement, plus de longues listes généalogiques : tu vas apprendre à te battre. J'ai dépêché un maître d'arme étranger à cet escient. Tu le rencontres après le repas."
Elle pensa "Mais ça me plaît, moi, les conseils, le recensement, et les listes généalogiques."
"Mais je ne veux pas me battre, dit-elle tout haut.
- Il le faudra pourtant. Elle se courba pour lui murmurer : Ce n'est pas une perle de sagesse, jeune fille, c'est un fait. Tu devras te battre ou mourir."
Puis Sa Majesté se retira d'un pas léger. "Ça m'a l'air plutôt expéditif, comme règle de vie, pensa la princesse en soupirant. J'espère qu'elle n'était pas sérieuse en parlant du maître d'armes".

Le destrier harassé, les membres ruisselant d'une sueur malodorante qui formait avec le sable tourbillonnant autour d'eux une mixture poisseuse, brisa l'un de ses sabots sur une pierre dissimulée sous le sol traître du désert Gerudo. Dans un hennissement de douleur, mais peut-être aussi de soulagement, il s'écroula, son museau dessinant une courbe descendante alors que son arrière-train se soulevait vers l'avant, comme s'il eût tenté de former une galipette. Son cavalier fut projeté dans les airs, mais le souffle cinglant du vent lourd de poussière ne le laissa pas aller très loin. Il se ramassa prestement, se releva et fit volte-face pour observer sa monture qui gisait, inconsciente, à quelques pas derrière lui. Le fugitif se détourna de l'animal et se remit en chemin.
Sa peau tannée exsudait à peine, et il ne se formalisait pas des grains durs et de l'air brutal qui se ruaient sur chaque surface de son corps où elle était découverte, mais le temps passé à fomenter ses desseins machiavéliques sous le ciel doux d'Hyrule avait quelque peu entamé sa capacité à supporter l'atmosphère étouffante du désert. Il se résolut à abandonner les parties les plus encombrantes de son armure, épaulettes, plastron, protège-bras, jambières, cuissardes... Et continua son avancée dans les terres de ses consoeurs. Il suivit un chemin qu'il empruntait autrefois, lorsqu'il était encore jeune prince et s'éclipsait de temps en temps hors du palais royal avec ses plus proches amies. Il songea sans beaucoup de sentiment que chacune était morte à présent, se revoyant même étrangler de ses mains l'une d'entre elles, sans s'en rappeler la raison. Ses pas le menèrent à un fortin de bois, et un semblant de frisson lui parcourut l'échine. C'est là que son désir était né, et n'avait cessé de croître depuis. Le voile qui obscurcissait ses souvenirs s'effaça, comme une écume que la marée emporte avec elle en se retirant, après une longue période passée à couvrir une baie. Pas ses souvenirs d'enfance, non, il préférait occulter cette partie de son existence, trop naïve et confortable à son goût, mais plutôt des réminiscences de son adolescence, qui équivalait déjà à l'âge adulte selon la mentalité Gerudo, à plus forte raison lorsqu'il était question du détenteur du pouvoir.
Plongé dans ses réflexions, le jeune homme s'était réfugié dans la construction en briques brunes, désireux de fuir ses conseillers qui le pressaient de prendre femme et de perpétuer la lignée royale, amorce indispensable à la naissance future du prochain souverain, qui verrait le jour un siècle plus tard. Ses sens l'avertirent soudainement qu'il n'était pas seul, et son regard passa du sol dur à l'encadrement de l'entrée du fortin, où se dessina bientôt la silhouette de l'une de ses compagnonnes habituelles. Il lui vint à l'esprit que peut-être il devrait voir en celles-ci des "courtisanes", et arbora un sourire de mépris.
"Vous devriez être loin, maintenant, entendit-il."
S'il n'en laissa rien paraître, il fut surpris par cette entrée en matière.
"Je peux t'aider ? lâcha-t-il d'un air désabusé.
- Non.
- Alors tu n'as pas de raison de me déranger.
- Je sais ce qu'il se passe... Ce qui vous dérange.
- Quoi ? Le fait qu'on m'oblige à me marier ? Quelle clairvoyance, certes... Comprendre une telle chose alors que la Cour entière bourdonne et chuchote à ce sujet, c'est impressionnant. Veux-tu les félicitations du Roi ? Ou peut-être sa main ?
- Notre amitié dure presque depuis notre naissance, mon Roi. Ne seriez-vous pas plus amène à épouser une connaissance, avant que vos conseillères ne vous contraignent à vous coltiner une de ces guerrières acariâtres, choisies parmi toutes les autres pour son admirable pedigree, ses os solides et ses hanches robustes, argua-t-elle non sans malice, et que vous ne deveniez un souverain castré ? Elle marqua une pause lourde de sens avant d'ajouter, un sourire identique à celui de son interlocuteur étirant ses lèvres : Votre Altesse."
D'un mouvement leste, il fut sur elle, et entoura délicatement sa gorge de ses doigts déjà puissants. Il affermit sa prise et glissa à la charmante oreille de sa victime : "Ce sont tes velléités de gloire, de puissance qui t'ont amenée ici." Elle commençait à éprouver quelques troubles pour respirer. "Et il est fort triste que je doive te punir pour cela, car je partage et admire cet état d'esprit." Sa prise se resserra encore et la jeune fille se contorsionnait, dans une vaine tentative pour repousser son adversaire. "Malheureusement, pour toi surtout, et peut-être, dans une moindre mesure, pour moi, je ne puis me permettre un tel écart. Bien sûr, je pourrais éprouver une sorte de... sentiment, quelque sottise de cet acabit, envers toi." Sa poigne implacable faisait se convulser la Gerudo, dont les yeux se perdaient vers le plafond du fortin. "Mais ce serait ignorer ce désir incontrôlable qui laboure sans arrêt mes entrailles, et m'oblige à briguer toujours plus de puissance. Or, comment m'assurer de la stabilité de cette puissance si ma propre épouse convoite la gloire même à laquelle j'aspire ?" Avant qu'elle ne perde connaissance, il relâcha sa pression et la gifla assez fort pour la mettre à terre. Pendant qu'elle rendait à ses poumons la quantité d'air dont ils avaient désespérément besoin, lui reprit : "Me mettre en quête du parfait parti est de toute manière une vaine recherche pour un être tel que moi." Il se détourna d'elle et marcha un peu vers le fond de la pièce, contemplant le dos de sa main gauche. "Vois-tu, je fus béni par deux fois à ma naissance. La première de ces grâces, que tu connais, tient en peu de choses, physiquement, mais en beaucoup, symboliquement, pour notre peuple, car elle fit de moi votre monarque." La jeune femme se releva péniblement, et décocha un regard acéré à son tortionnaire. "La seconde est bien plus importante, et bien plus secrète." Il mit sa main au niveau de son visage. Son ancienne camarade de jeu se précipita vers lui et tira son cimeterre. En un éclair, le prince virevolta et lui asséna un coup sec au sternum qui la fit choir. Avant même qu'elle n'ait touché le sol, il s'était jeté sur elle et serrait de toutes ses forces son cou meurtri. Il se pencha en avant jusqu'à ce que leurs haleines se mêlent. "Une déesse avisée m'a désigné comme son représentant auprès des mortels." Un éclat blanchâtre irradiait au dos de sa main. "Car je ne suis pas, je n'ai jamais été comme vous tous. Je ne peux périr. La vigueur qu'elle m'a octroyée est le résultat d'un pouvoir dont la source ne se tarit pas." Il abaissa son ventre de manière à ce que le cimeterre que tenait encore la jeune Gerudo le traverse de part en part, tout en souriant. "La clémence n'est pas appropriée pour qui détient un tel empire sur la foule abêtie que vous représentez tous à mes yeux. Et tu seras le premier exemple à interdire toute volonté de combattre cet empire... Abêtie ou non, il faut bien contenir la masse pour ne pas voir son autorité menacée."
Il s'assit en tailleur au milieu de la pièce dans laquelle il avait commis son premier meurtre. La brutalité du vent avait eu raison de la vieillesse des pierres, et le sol était jonché du sable vomi par un trou créé à la suite d'un petit éboulement, sur le côté nord-est. Il repensa à ce qui avait suivi son acte, qualifié d'odieux par celles qui osèrent l'en blâmer, et se demanda ce qui le poussait à se tourner autant vers le passé, lui qui était si rarement songeur. "Peut-être me suis-je amolli." Cette idée le révolta. Sa volonté n'était jamais ébranlée, le désespoir ne l'avait jamais assailli, et voilà qu'il ressassait ses souvenirs comme s'il s'apercevait, et, plus grave encore, se souciait du mal qu'il avait engendré. Serait-ce les mots de cette princesse grêle ? Ou les coups de ce petit bretteur ? Ou tout simplement leur commune confiance en la cause qu'ils défendaient, qui était après tout de la même trempe que la sienne ? Il secoua la tête, preuve de sa confusion, et maudit sa superficialité en cet instant fatidique. Il lui fallait très vite retrouver les siens et former de nouveaux plans de conquête, car Hyrule devait absolument tomber. Quoi qu'il en coûte.

"Je veux mourir. Ou le tuer. Non, d'abord le tuer, ensuite mourir. Mais quel intérêt de le tuer si ce n'est que pour en avoir pendant un bref laps de temps la satisfaction, avant de mourir moi-même ? Rien à faire. Je veux juste que ça finisse. Et le voir agoniser sous mes attaques serait un délice sans précédent, sans nom, plus exquis que tous les mets qu'il m'ait été donné de goûter, plus délectable que - Nom d- !" La princesse encaissa un nouveau coup de bâton au bras droit, et un autre encore au bras gauche. La prestesse de son maître d'arme semblait faire la joie de la reine autant que la jeune fille en faisait les frais. Mais l'obscur combattant méprisait chacune d'elles. Il ne devait pourtant son salut qu'à son art d'escrimeur, qui avait plu à la souveraine et avait poussé celle-ci à lui accorder sa grâce. A présent il délivrait son savoir aux soldats Zoras, des fers aux mains et un masque sur le visage. En outre, il ne faisait pas souffrir la princesse à dessein, mais bien parce qu'on lui avait demandé de la traiter aussi durement que ses autres élèves. D'un autre côté, il aurait très bien pu occire l'ensemble de la Cour armé de son maigre bâton, n'eussent été ces fers, trop lourds pour lui permettre d'effectuer les mouvements rapides qui l'auraient tiré en quelques instants de cette mauvaise passe. Il ne souhaitait pas l'admettre, et cela ne se voyait pas encore, mais la jeune fille était bien plus prometteuse que la plupart des soldats du Domaine, et, dans d'autres circonstances, il l'aurait bien prise sous son aile pour lui apprendre tous ses secrets. En effet, seul un véritable serviteur de la famille royale, ce qu'il était loin d'être, avait habituellement l'occasion de choisir son disciple parmi les plus doués. Son ventre proéminent, en plus de l'empêcher de porter l'armure des chevaliers, le rendait sujet principal des moqueries de ses compatriotes, et c'est la frustration d'avoir été refusé à l'Académie militaire de la Citadelle qui l'avait poussé à exercer le brigandage, activité lui ayant valu plusieurs séjours dans des prisons dont il s'évadait à chaque fois, jusqu'à ce qu'il pousse ses exactions jusqu'au Domaine Zora et découvre la joie des cellules amphibies. Ses origines Darknut n'étaient un secret pour personne, et l'on voyait avec facilité en lui un nouvel exemple du caractère indomptable et malsain de son "espèce".
Ses talents d'épéiste, comme nous le mentionnâmes plus haut, contribuèrent entièrement à son salut, et voilà qu'il les gâchait en entraînant ses propres ennemis à arrêter et exécuter des bandits comme il l'avait été. Une fois le combat terminé, la princesse fut conduite à un médecin pour soigner ses innombrables ecchymoses. Pour sa part, il fut tiré dans sa cellule, spécialement conçue pour lui afin que les soldats n'aient pas à trop s'en approcher. Cela lui apportait toujours assez de baume au coeur pour ne pas laisser sa volonté le quitter, car sa vision des choses lui dictait que le plus respectable des combats est celui qu'on évite par la crainte qu'on inspire. Du moins sa vision actuelle des choses.

La bretteuse en herbe, harassée, s'écroula sur sa couche, et laissa le médecin royal appliquer un onguent apaisant sur ses membres endoloris. Elle eut la vague impression d'avoir amélioré sa manière de combattre, en particulier parce qu'elle ne s'était pas évanouie, cette fois-ci, et aussi parce que son professeur avait cessé de l'invectiver pour la forcer à se concentrer, ce qu'il ne se privait pourtant pas de faire, en public ou non, depuis deux mois d'enseignement. Elle fut bientôt sur pied et se rendit au dîner, avec le port le plus noble qu'elle put présenter. Sans jeter aucun regard aux convives, elle s'inclina devant la reine avant de s'asseoir à sa droite. Le dîner se passa sans encombre, les Zoras pouvant être un peuple très amusant lorsqu'ils le souhaitent, sans parler de leurs talents occasionnels de cuisiniers. Le velouté de fucus qui flottait dans le bol en faïence décorée de lapis-lazuli posé devant les yeux de la princesse semblait aller dans ce sens, mais elle ne fit pas un mouvement vers sa cuillère d'argent finement ciselé. Son regard allait d'un aristocrate à l'autre, et le désespoir s'y lisait, car elle discernait les personnalités de chacun, depuis le temps qu'elle subissait ce genre de dîner. Les plus prompts à rire cachaient dans leurs yeux de sombres désirs, et ceux dont le visage était le plus fermé étaient souvent ceux dont le coeur était le moins corrompu. Elle avait été témoin des injustices des premiers, injustices qui ne paraissaient point retenir l'attention de la reine, comme elle avait observé la générosité des seconds, envers laquelle la souveraine se montrait tout aussi insensible. Bien sûr, on y retrouvait, comme dans tout repas d'importance, les pique-assiettes dont l'appétit ne connaissait aucune frontière, et les rares personnages doués d'un fort esprit, animant la tablée de leurs bons mots et de leur communicative joie. Ils étaient rares, mais récurrents, ceux de la Cour qui avaient ce pouvoir. Il s'agissait majoritairement du suzerain, dont l'humour fin égayait les visages les moins expressifs, et même à l'occasion celui de la jeune fille ; ou du maître d'arme officiel du château, qui aurait pu être le sien, si elle n'avait pas pris en horreur la piètre qualité de ses piques grivoises et supplié de lui trouver un autre mentor. Elle nota la présence d'un nouvel arrivant, son professeur actuel, goûtant discrètement, et avec les précautions d'un homme connaisseur de toutes les règles qui régissaient la bienséance, le potage qu'on lui avait servi, dans le coin de la table obscurci par l'absence de flambeau à proximité.
Il ne broncha pas lorsque l'un de ces rieurs faciles le héla avec un mépris évident, ni quand l'attention de l'assemblée entière se porta sur lui, après une deuxième apostrophe plus vive encore, mais daigna lever un sourcil lorsque la monarque lui adressa la parole.

"Mon cher maître d'armes, pourquoi nous présenter un visage si fermé après avoir fait preuve d'autant de politesse depuis votre grâce, que j'ai accordée avec tant de bonté ?
- Votre Majesté, répondit-il fort civilement, j'agis ainsi en conséquence de l'attitude malavisée de votre sujet, qui me traite avec un mépris dont je n'entends pas la justification, non plus que l'intérêt.
- Tu te dédieras de cet affront sous mon fouet, porc ! vitupéra ledit sujet en repoussant son siège.
Veuillez excuser la naïveté de ma question, mais parlez-vous de votre propre fouet ou de celui d'un de vos sbires ? A moins que les rumeurs à votre égard ne soient fondées, et dans ce cas, je crains de n'être que faiblement motivé par l'idée de devenir l'un de vos mign--"

L'aristocrate aux joues empourprées empoigna le sabre d'apparat qui trônait sur sa ceinture chamarrée en contournant la table d'un pas rapide, mais ne fût pas arrivé à deux pas du maître d'arme que celui-ci le menaçait de son couteau. Il s'immobilisa, comme toute la tablée.

"Ecoute-moi bien, tête de loche, écoute-moi très attentivement, parce que de ton attitude dans un futur proche peut dépendre ton existence dans un futur plus lointain. Ni la longueur, ni le tranchant de ta lame ne m'empêcheraient de l'arrêter, et je n'aurais même pas besoin d'utiliser mon couteau, je pourrais le faire avec mon auriculaire. Le couteau, c'est pour te trancher la gorge si tu tentes de faire quoi que ce soit si ce n'est relâcher ta prise, reculer lentement et retourner à ta place. Hoche la tête si tout y est clair comme du cristal." Le Zora acquiesça avec gravité. Le pourpre avait quitté ses joues. "Bien, alors fais ce que je t'ai dit."

Lorsque l'aristocrate se fût exécuté, le maître d'arme reposa calmement son couteau, s'empara de la serviette pliée déposée à la gauche de son assiette, s'en tapota les commissures des lèvres et se tourna vers la reine :

"Votre Majesté m'autorisera-t-elle à quitter Sa compagnie et celle de Sa Cour ?
- Certes, faites donc.
- Je vous remercie, Madame."

L'homme bedonnant repoussa sa haute chaise, se reçut fermement en en descendant, s'inclina respectueusement devant la maîtresse de table, et quitta la salle devenue muette, dans laquelle résonna étrangement la voix de la princesse.

"Votre Majesté, puis-je à mon tour être excusée ? Je me sens quelque peu indisposée après cette journée éreintante.
- Soit. Reposez-vous, ma chère, mais veuillez être prête à l'aube pour le Conseil, nous y déciderons de votre mission.
- Merci de votre sollicitude, Votre Altesse."

Elle effectua les mêmes mouvements que son maître (hormis pour la nature de sa révérence, bien entendu) et, à l'instant où elle fut hors de portée des regards inquisiteurs, se précipita vers les quartiers de celui-ci.

Il s'éveilla. Mit un long moment avant de comprendre ce qui lui était arrivé. Et ne put comprendre ce que cela signifiait. Car après des années de journées perdues à feindre une loyauté sans faille pour la famille royale d'Hyrule, et de nuits blanches passées à rallier à sa cause ceux qu'il ne pouvait rencontrer en plein jour, celui qu'on considérait comme le plus grand traître du Royaume et qu'on pensait infatigable, qu'on supposait, à juste titre, immortel, avait enfin dormi. Il préféra ne pas y réfléchir, maudit à nouveau cette propension à perdre son temps qui l'accablait depuis peu, et sortit du fortin dans la lumière évanescente du soleil matinal. Lorsqu'il arriva en vue de son palais, l'astre avait dépassé son Zénith depuis quelques heures, assez pour que l'ombre des murailles de la forteresse Gerudo se découpe sur le sable brûlant et étende son aura menaçante jusqu'aux potences qu'il avait dressées après son meurtre. Il se demanda si les cadavres des conseillères qu'il y avait pendues se balançaient toujours au bout de leur corde, ou si les corbeaux s'étaient chargés de les faire disparaître. La réponse lui apparut sans satisfaire aucune de ses deux hypothèses : leurs squelettes avaient certes perdu quelques membres, mais des lambeaux de chair quasi-fossilisée par le sable subsistaient encore, après avoir, selon ce qu'il semblait, servi de repas aux rapaces. Il se prit à sourire et continua jusqu'aux hauts murs de la cité, où la herse qu'il avait enchantée était toujours en place. Il rassembla ses pouvoirs et la traversa comme si elle eût été faite d'air.

Les clameurs qu'il attendait ne se firent pas entendre. Il tendit l'oreille, mais le silence nappait toujours l'endroit. Hormis les croassements des oiseaux noirs, on n'entendait que le grincement des cordes usées et la respiration du vent qui le causait. Il étudia les longues rues sablonneuses, les escaliers irréguliers, les bâtiments massifs, sans trouver âme qui vive. Une intuition fulgurante transperça son crâne. Trop tard.

Il s'éveilla une seconde fois, mais cette fois-ci, il n'avait pas dormi. Et le réveil fut plus brutal que la fraîche brise du désert qui s'engouffrait dans le petit fortin, puisqu'on lui jeta un seau d'huile glacée sur la tête. Il ouvrit des yeux exorbités, puis se ressaisit. La dernière chose qu'il devait faire était de montrer une quelconque faiblesse. Il sentit la morsure froide d'entraves de fer sur ses poignets, mais était convaincu que ces liens ne lui résisteraient pas longtemps. Pourtant, il eut beau tirer de toutes ses forces, ils ne cédèrent pas. Un coup d'oeil furtif lui fit comprendre pourquoi : la lueur dégagée par l'acier était de la même teneur que le halo qui nimbait l'épée de Légende détenue par le bretteur tout de vert vêtu. Sans le laisser s'étonner de la présence d'un tel artefact en ce lieu, sa bourrelle le gratifia à nouveau du contenu de son seau. C'est en prenant brutalement conscience de tous les bruits environnants, et a fortiori des admonestations de sa tortionnaire, qu'il se rendit compte que son ouïe avait mis un temps à revenir. "Celle qui m'a frappé de la sorte doit jouir d'une force monstrueuse, songea-t-il. Il vaut peut-être mieux que je reste en place pour l'instant."

"Tu m'écoutes ? Eh, gros cochon ! Tu m'entends au moins ? vociférait quelqu'un à ses oreilles.
- Oui. Je t'écoute."

Le silence se fit.

"J'aimerais qu'on m'apporte un rafraîchissement.
- Tu peux crever !
- J'ai le gosier sec, après un tel périple."

Son interlocutrice l'examina d'un oeil tremblant, avant de faire un signe de main vers la gauche. La salle où ils se tenaient à sept, sans compter une commise qui venait de partir, présentait un plafond voûté percé de plusieurs fenêtres d'où se jetaient de flamboyants rais de lumière. Ce devait être un bâtiment assez récent, ou du moins datant d'après son départ, car il ne le connaissait pas. Un escalier et une passerelle de bois clair desservaient deux sorties dans le mur derrière lui, chacune flanquée de deux soldates. Une cinquième était assise au pied du petit monticule carré dans lequel s'enfonçaient profondément les pieds de la chaise de fer, et dissimulait son visage. Enfin venait celle qui se tenait près du prisonnier. Nulle ne dit mot jusqu'à ce que la commise ne soit revenue. Elle apporta une carafe emplie d'eau et reprit son poste, à côté de celle dont on ne distinguait pas le visage. Leur chef lui porta la carafe à la bouche, mais il eut un mouvement de recul.

"Déliez-moi au moins une main.
- Tu te crois drôle.
- Non. Je ne boirai pas comme un prisonnier.
- C'est ce que tu es, il faudra t'y faire.
- Alors je ne boirai pas. Jette cette carafe."

La Gerudo se dressa de toute sa hauteur, agacée. Les plaques d'argent rutilantes qui couvraient son corps lui donnaient une certaine majesté, teintée de la menace exercée par les deux cimeterres qui lui barraient le dos. Elle vida la carafe d'un trait, la brandit et s'en servit pour assommer son roi.

* * *

La princesse courait à perdre haleine, ses tresses mordorées se défaisant au fur et à mesure de sa folle ruée, ses jupons se déchirant un peu plus sur chaque massif de ronces qu'elle traversait, en songeant qu'elle expérimentait l'épreuve la plus terrifiante et la plus exaltante de toute sa jeune vie. Son maître d'arme, qui la devançait de beaucoup, l'avait sans doute oubliée, mais elle s'en souciait peu. Pour la première fois de sa vie, elle pouvait vivre parmi les gens. En tout cas, c'est ce qu'elle espérait en libérant le chevalier bedonnant, tout en lui faisant promettre de l'amener chez les siens, les autres Darknut.

"Êtes-vous complètement désaxée ? Ils vous tueront, puis ils me tueront.
- Menteur. Je suis l'héritière du trône, me tuer serait une erreur diplomatique, aussi grave que stupide. Quant à vous, vous auriez raison de la moitié de l'armée Zora et échapperiez au reste en quelques pirouettes, lui avait-elle fait remarquer en sortant une menue pince turquoise de sa longue chevelure.
- Vous me surestimez, et c'est aussi une erreur. Combien de fois devrai-je vous répéter que vous ne devez pas vous arrêter à ce que vous croyez savoir d'un adversaire que vous n'avez jamais combattu ?
- Eh bien, d'une part, avait-elle rétorqué en triturant le cadenas qui retenait les chaînes de son professeur, je vous ai combattu, et ce à de multiples reprises. D'autre part, vous n'êtes pas mon adversaire. Et par-dessus tout..."

Les fers s'étaient ouverts et s'étaient abattus avec un bruit étonnamment mat, au moment précis où un garde royal passait dans le couloir qui menait à la cellule sombre du bretteur. Celui-ci, s'emparant de sa libératrice, avait plaqué une main gantée contre sa bouche délicate et s'était jeté contre le mur près du seuil de la porte. Le garde avait accouru, s'était introduit dans la pièce, et avait été mis à terre avant même de découvrir ses deux autres occupants. La poigne du fugitif s'était relâchée.

"Par-dessus tout, vous pourrez me le répéter à loisir lorsque vous m'aurez emmené dans votre pays.
- Comme tu veux, avait-il cédé, mais tais-toi et cours. Si tu flanches, je t'abandonne, tu t'es mise là-dedans de ton plein gré. Allez ! Il ne faudra pas longtemps avant que l'alarme ne soit donnée !"

D'où leur fuite. Sachant qu'ils ne pourraient semer les Zoras dans l'élément aquatique, ils avaient emprunté le même chemin que la princesse à son arrivée. Les reflets dansants du plafond de la caverne qui menait à la salle du trône s'étaient parés d'atours menaçants lorsque trois soldats avaient surgi de l'eau devant eux, mais ceux-ci y avaient très vite été renvoyés. Une fois en haut de la cascade, le maître avait pris la jeune fille par le bras, arraché ses propres gants et sifflé entre ses doigts avant de se jeter dans le vide. Alors qu'ils avaient déjà chu sur la moitié de la cataracte, un oiseau aux larges ailes les avait récupérés et portés jusqu'à la plaine d'Hyrule, où ils avaient pu reprendre leur course.

Les ronces firent bientôt place aux fougères et aux herbes hautes, et leur peau accueillit avec bienveillance le souffle rafraîchissant de la nuit qui les animait. Le village où ils arrivèrent abritait plusieurs écuries, aussi s'y servirent-ils pour chevaucher jusqu'à l'aube en direction de l'est. D'une succession de plaines verdoyantes, le paysage se changea en une série d'étendues arides dont la terre craquelée laissait échapper des volutes grisâtres. D'étranges bêtes sauvages détalaient à leur approche, sans laisser les intrus distinguer leur forme exacte, même si certaines restaient à les observer du haut des collines qui commençaient à apparaître, ombres bleu marine sur fond de ciel anthracite. Elles disparurent dans la matinée, mais les êtres qu'ils rencontrèrent après que le soleil eût atteint son zénith eurent moins de retenue. Jaillirent en effet, des buissons épineux, une demi-douzaine de Moblins hirsutes, armés de piques acérées et présentant des visages patibulaires. L'un d'eux projeta sa lance sans sommation, mais le Darknut l'esquiva comme s'il se fût agi d'un inoffensif moucheron, et prit la parole :

"Salut, Moblins. Qui est votre chef ?
- On est nos chefs, grogna l'un d'eux, qui était aussi haut que la princesse juchée sur sa monture, et aussi large que haut. On obéit qu'à not' seigneur. Et il est en voyage. Alors on obéit qu'à nous.
- On t'laisse partir s'tu nous laisses la fille, siffla un deuxième. C'est une bourgeoise d'Hyrule...
- Et elle a les oreilles pointues, chuchota un troisième à ses comparses, sans donner plus d'explication.
- La ferme ! le réprimanda le plus gras. Bon, avorton, t'nous la donnes et tu t'retournes chez toi.
- J'aimerais bien, les porcs, fit le bretteur. (Cette dernière remarque leur fit lever à chacun un sourcil, ce qui, malgré le danger, amusa la princesse.) Le problème, c'est que c'est mon colis. Et on ne touche pas au colis d'un égal.
- D'où t'sors ça, qu't'es un d'nos égaux ?
- Vous avez raison, répondit son interlocuteur avec un léger rictus de mépris, tout en tirant calmement l'épée qui pendait à son côté. Je suis largement supérieur à vous. Il se figea, sa lame à-demi dégainée. Mais j'ai tenté une approche civile et vous ne semblez pas entendre correctement ma requête, qui est simple, et consiste pour vous en deux actions.
- Ça veut dire ?
- Ça veut dire, lança-t-il, que vous avez deux choses à faire : d'une, prendre votre bide ridicule, votre énorme postérieur, vos cliques et vos claques, et de deux, vous barrer avec comme si le Seigneur du Malin lui-même était à vos trousses. Si vous ne le faites pas maintenant, j'ai le regret de vous dire que seuls deux d'entre vous auront le loisir de le faire dans quelques instants.
- Tu nous menaces ?
- T'as tout compris, gras-double."

Pendant un bref instant, la jeune fille crut réellement que les paroles de son compagnon de route suffiraient à disperser les Moblins, que l'atmosphère s'allégerait et que tout le monde passerait son chemin sans heurt. Mais non.

Lorsque le maître d'arme se fut désengagé, deux guerriers-cochons s'enfuyaient dans les collines, affolés. Les autres gisaient à terre, la langue pendant sous leur groin ensanglanté, du moins pour ceux dont la tête était encore dans les parages. En essuyant sa lame, il marmonnait quelque chose d'inaudible. "Une prière, devina la princesse en l'aidant à jeter les corps, les casques et les armes derrière les buissons. Quel genre de personne est-ce donc, capable de massacrer des Zoras sans broncher et de prier après avoir tué des Moblins ? Dans un même temps... je me découvre une pensée quelque peu étriquée, en songeant qu'à mon sens, l'inverse serait tout à fait convenable."

Ils remontèrent en selle ; elle, portant un casque en assez bon état et une tunique crasseuse nécessaires à son anonymat, mais dont les relents lui faisaient inévitablement froncer le nez ; lui, ayant récupéré une épaulette de bonne facture, et un large couteau qu'il avait passé en travers de sa ceinture, un outil utile, gravé d'armoiries dont le sens s'était perdu. La contrée persistait dans son inhospitalité, et les nuages sombres et torturés dans leur voeu évident de dévorer le Soleil, à tel point que bientôt, ils n'eurent su distinguer un jour sombre d'une nuit claire. Les animaux se faisaient moins distants et plus inquiétants au fil de la chevauchée, certains maintenant un regard trop insistant pour être honnête, d'autres arborant des mâchoires et des griffes à même de faire pâlir les Lizalfos les plus féroces. Quelques silhouettes de combattants cuirassés se découpèrent vers la fin du troisième jour, mais aucune ne vint à leur rencontre. Un peu plus tard, dans la soirée, ou ce qui semblait être la soirée, le chemin se fit moins tortueux, plus praticable et mieux tracé. Au long trajet monocorde succédèrent des bifurcations, puis apparurent fourches et carrefours, ce qui ne suffisait pas à dérouter le cavalier.

"Sommes-nous près de l'endroit où vous avez vu le jour, maître ?
- "Maître" ? N'as-tu pas entendu notre ami poilu de tout à l'heure ? Il n'y a aucun maître ici, asséna-t-il, seulement des individus qui contrôlent et assument leurs propres actes. Le seul à l'appel duquel nous répondons est le Seigneur du Malin en personne. Nul autre.
- Alors vous ne valez pas vraiment mieux que les Moblins..."

Il tourna légèrement la tête pour jeter un regard en coin à sa partenaire, et fit d'un ton presque facétieux : "Je ne sais pas ce que nous valons selon vos critères, princesse, et encore moins par rapport à eux, mais dans tous les cas, si l'on parle de valeur au combat, je crois que nous détenons un net avantage, qu'en pensez-vous ?" Cette dernière pique la renfrogna et aucun mot ne fut échangé jusqu'au terme de la route. Vers, peut-être, le milieu de la nuit, les nuages se dissipèrent assez pour découvrir une lune gibbeuse aux reflets inquiétants, qui faisait reluire la herse de fer à laquelle ils étaient parvenus, imposant ouvrage flanqué de deux statues coulées dans le même matériau et représentant deux colosses en armure. Chacun tenait entre ses mains une lourde chaîne, à l'extrémité de laquelle se balançait un boulet hérissé de quelques ergots émoussés. La princesse eut un haut-le-coeur en passant devant eux tandis que la herse se soulevait, car elle avait cru voir un petit appendice reptilien s'agiter sur le postérieur de ce qui n'était peut-être finalement pas une statue. Peu lui en importa pourtant, en comparaison de ce qu'elle découvrit alors, en entrant dans l'enceinte de la forteresse.

La basse-cour du château, où les chevaliers à l'armure fuligineuse évoluaient compendieusement, sans se départir de leur prestance, pas même à la vue de ces deux intrus qui pénétraient à l'intérieur de leurs contreforts, était propre. Pour un membre de la famille royale d'Hyrule, habitué à la fange des bouges qui s'étaient développés derrière les murailles de sa citadelle, au pied de son palais, c'était un détail surprenant. Elle était entièrement recouverte d'un dallage noir, et l'on accédait aux poulaillers, écuries et autres porcheries éventuelles par de longues allées de terre battue, éloignées de la place principale. Au centre de celle-ci se dressait, sévère, une fontaine incarnate à l'effigie d'un bretteur encapé, dont le bouclier lançait des reflets d'or de ses incrustations sinueuses, bouclier tenu d'une main ferme sur le côté tandis que de l'autre le Darknut pointait une immense rapière dans la direction du portail. Il s'agissait bel et bien d'une fontaine, car l'ouverture du heaume et l'umbo fendu du bouclier vomissaient une eau cristalline qui se parait de diaprures carmines. En passant sur la gauche de la statue, la princesse observa avec circonspection le dos de cette dernière, et remarqua une épée dont la couleur et la taille détonnaient avec celles de la représentation, d'autant qu'elle était plantée entre ses omoplates. Elle crut bon d'attendre avant de poser une quelconque question à son compagnon, qui ne présentait pas un visage fort jovial. Au détour de la longue rue qui menait au donjon, un contingent formé d'une quinzaine de soldats les fit s'arrêter pendant quelques instants, le temps de se mettre en position pour les escorter, pour ensuite reprendre leur marche. La tour massive bâtie de pierres cyclopéennes, uniquement percée de meurtrières, était dépourvue de fenêtres et prenait des airs de redoute plutôt que de résidence, aspect favorisé tant par la présence menaçante des arbalétriers le long des mâchicoulis que par celle des archers qu'on devinait aussi derrière les embrasures, en particulier quand, à l'approche de l'équipage, des pointes de flèches apparurent à chacune d'entre elles. Malgré tout, les imposants battants d'ébène de la porte du premier des trois remparts qui défendaient l'accès au beffroi s'écartèrent devant eux, ainsi que ceux des deux autres murs, et c'est au seuil d'une entrée étrangement étroite que leur cortège les quitta. Son professeur entra sans plus de façon et elle le suivit à contrecoeur, se disant à quel point il était hasardeux d'être une princesse à fort caractère dans un monde pareil.

* * *

L'atmosphère étouffante des parois de pierre ocre lacérait sa gorge, pénétrait ses cordes vocales, chargée d'insoutenables panaches brûlant de poussière. Depuis seize journées que son séant avait été plaqué sur ce trône enchanté, nulle âme autre que celles qui l'avaient réveillé la première fois, avant de s'éclipser, ne s'était préoccupée de son sort. S'il avait d'abord imaginé subir quelque tourment physique qu'il méprisait d'avance, il priait à ce moment les déesses de lui envoyer quiconque qui puisse le délivrer de l'ennui, fut-ce en le marquant au fer rouge. Débarrassées des réflexions politiques qui les alourdissaient, ses pensées s'en allèrent errer du côté de l'histoire de son peuple. "Ça n'est pas de temps dont je suis privé", songeait-il... À moins qu'on ne prépare son exécution.

Le violent trépas de son ancêtre, assassiné par le Héros de l'ère précédente, avait répandu la paix en Hyrule, et jusqu'aux tréfonds du monde, la nouvelle avait couru. Aussitôt informées, les Gerudos, établies loin de leur désert natal, avaient émigré en masse depuis tous les horizons, désireuses de se sédentariser là où avait depuis trop longtemps régné le vice, sous la forme hideuse des créatures qui s'y étaient développées. Dépourvues de ce roi mégalomane dont les inclinations belliqueuses avaient précipité la chute de leur civilisation, elles envoyèrent une ambassade aux quartiers de la princesse de l'époque, qui séjournait à l'intérieur d'une riche maison de la citadelle, en attendant que le palais, réduit à un tas de gravats informe par l'épique combat, eût été reconstruit. Elles se disséminèrent dans le royaume, gracieusement accueillies par la souveraine, mais ne purent, pour la plupart, résister à l'appel du sable. Au départ, les rares visiteurs assez braves et disposant d'un pécule suffisant pour s'y rendre n'apercevaient que des tentes en soie brodées, certes élégantes mais frustes, puis quelques huttes firent leur apparition. Au terme de deux décennies, creusées au coeur du roc ou érigées sur lui, d'innombrables demeures parsemaient le plateau que dominait la Tour du Jugement. Les bâtiments de son parvis, ici écroulés, là portant encore les marques d'un vieil incendie, avaient retrouvé leur éclatante beauté, et la Tour elle-même n'avait gardé que sa fonction de tribunal. Les étages, vides de spectres et de monstruosités, servaient d'appartements au Conseil de la cité, ainsi qu'à la monarque et à sa suite, lors des visites de celles-ci. Le souvenir gênant laissé par le dernier mâle Gerudo s'estompa, jusqu'à ce qu'un nouveau roi voie le jour, quelques quarante ans plus tard, événement ayant trop souvent été porteur de mauvaises nouvelles pour que lui fût donné aussi allègrement que le souhaitait la tradition un pouvoir absolu sur ses congénères.

Il se remémorerait à jamais la mordante blessure qu'assenèrent ses conseillères à son orgueil, le jour où elles lui annoncèrent qu'il ne lui serait échu qu'un "siège de droit" au Conseil, statut lui octroyant à peine plus qu'un droit de veto sur les décisions de l'assemblée. Cette dernière voyait d'un mauvais oeil la présence constante de cette jeune personne turbulente aux réunions les plus confidentielles, mais en tout lieu, certaines traditions se doivent d'être respectées, n'en déplaise à leur absurdité. Progressivement, ses qualités politiques et militaires se développèrent, et il attendit patiemment le moment où il pourrait user du maigre pouvoir dont il disposait. À quatorze ans, enfin, l'occasion se présenta. Il était question d'un mouvement de troupes à la frontière d'Hyrule, et de l'aide que demandait le couple royal à son peuple pour contenir la recrudescence de créatures dangereuses aux alentours de ladite frontière. Le petit-fils de la reine à qui elles s'étaient autrefois alliées et son épouse semblaient tout aussi bien disposés à l'égard du peuple du désert. Après avoir délibéré puis agréé à l'appel à l'aide, le Conseil s'apprêtait à voter l'envoi d'un contingent. La voix encore claire du roi en devenir retentit alors comme un son de cloche, et le silence se fit.

"Nous n'enverrons aucun soldat.
- Je vous demande pardon, jeune homme ?
- A l'avenir, vous userez de l'expression Votre Altesse, Sire, ou Mon Roi lorsque vous prétendrez à m'adresser la parole, si vous désirez conserver votre statut ainsi que votre intégrité physique.
- Excusez-moi ? Vous... Sire, je-
- Vous n'êtes point excusée. Vous rejetterez la demande au nom du peuple Gerudo, et ajouterez que la monarchie d'Hyrule peut dorénavant se passer de cette indulgente assistance dont elle a par trop profité, depuis que notre territoire nous est revenu. Le cours des choses s'apprête à se modifier... irrémédiablement."

Contraintes par la loi même, mortifiées par l'arrogance de l'enfant, les membres du Conseil s'inclinèrent devant sa décision. En conséquence de leur refus, l'armée hylienne balbutiante fut taillée en pièces, permettant une invasion limitée au nord de la Montagne de la Mort par les forces moblines et lizalfossiennes. Une demi-douzaine d'émissaires furent dépêchés à la Tour du Jugement, mais l'entrée même du désert leur fut interdite, sous le prétexte vague et arbitraire d'un remaniement de la monarchie Gerudo. Sûr du soutien d'une partie des citoyennes convaincues du mal fondé de leur ancienne alliance aux atours d'allégeance, il parvint à les admettre au Conseil restreint et congédia la plupart des anciennes, avant de faire mander Leurs Majestés et leur suite pour sceller un nouveau traité destiné à apaiser la tension née de ses choix. Le texte assurait une autonomie complète au peuple de guerrières, en échange d'une alliance militaire ponctuelle qui par sa nature devrait empêcher toute dissension pouvant conduire à la guerre. En guise de preuve de bonne foi, le souverain belliqueux promit devant tous de repousser l'invasion que son refus avait entraînée, et marcha vers la Montagne de la Mort trois jours plus tard, à la tête de la moitié de son armée. Au lieu d'achever les créatures dont la défaite certaine avait éparpillé les rangs, il les rattrapa et leur proposa de lui prêter allégeance, affirmant que ses plans les propulseraient avec lui au contrôle du territoire entier. Les souverains n'auraient jamais vent de ses projets avant qu'il ne soit trop tard, et c'est gonflé d'orgueil qu'il fendait, à son retour, les foules admiratives de sa victoire, dont il était certain que les applaudissements enfiévrés se mueraient un beau jour en de dociles prosternations.

L'harmonie était établie, le pouvoir entre ses mains, sa popularité croissante, sa richesse prodigieuse. Tout semblait lui sourire, d'un rictus jaunâtre présageant un futur de lamentations se gargarisant dans le cruor de ceux qui ne se soumettraient pas à son empire.

Alors, vint son meurtre.

* * *

Une lumière grisâtre filtrait des meurtrières, s'étalant toute froide sur les marches de granit. Les voyageurs au visage couvert de poussière les gravissaient d'un pas régulier.
"Pensez-vous qu'il soit sûr d'abandonner nos montures en pareille compagnie ? s'inquiéta la princesse en se retournant pour la énième fois, sans fixer de point précis.
- Auriez-vous préféré les conduire ici avec nous ?
- Bien sûr que non, ne proférez pas de telles sornettes. Vous comprendriez mes craintes, si vous aviez lu ce que j'ai lu à propos de votre peuple...
- J'ai vécu quelques dizaines d'années au sein de "mon peuple", comme vous le nommez, et il m'a traité à la fois aussi durement qu'un de ses membres et aussi cruellement qu'un paria, dit-il avant de s'arrêter pour la dévisager. Croyez-moi, j'ai plus de craintes que vous. Il reprit sa marche et poursuivit : La seule différence, c'est que les miennes sont justifiées, et pas superficielles comme le sont les vôtres. Sans vouloir vous offenser."
Au sommet de l'un des escaliers, car il y en avait plusieurs, partagés entre de grands paliers austères, ils furent tous deux contraints de s'emparer d'un brandon. Les embrasures des murs se faisaient plus rares, ce qui avait pour effet d'obscurcir considérablement l'endroit.
"Ne risque-t-on pas bien plus d'être pris en embuscade, nantis d'une si piètre visibilité ? Je ne m'imagine pas croiser le fer avec une brute de l'acabit des aimables soldats qui nous encadraient tout à l'heure.
- Voyons, ma chère, je vous défendrais alors, dussé-j'y laisser ma vie. En outre, j'espère ardemment qu'on nous attaque, admit-il. Le contraire serait un manque de respect. Cela montrerait qu'on ne nous considère pas comme dangereux et m'irriterait beaucoup, parce que si je n'aime pas qu'on se paie ma tête... J'aime encore moins qu'on me refuse un bon combat, fit-il en serrant le poing sur le pommeau de la rapière passée à sa ceinture."
Leur ascension se déroula pourtant sans encombre, simplement troublée par une impertinente volée de chauves-souris. L'atmosphère était tendue, et c'est avec un soulagement manifeste qu'ils posèrent le pied sur le dernier palier, guère moins étroit qu'un couloir. De lourds rideaux de pourpre les séparaient de la pièce la plus élevée du donjon. Ils pénétrèrent ainsi dans une sorte d'amphithéâtre sans gradin, au plafond haut et aux parois nues, où était fiché dans le sol, scellé par de solides rivets, un trône de bois sans fioriture, de piètre qualité, pour ne pas dire répugnant. En s'en approchant, la jeune fille comprit ce qui lui causait cette sensation de dégoût : le siège était couvert d'une hémoglobine saumâtre, quasi-gluante, dont les gouttelettes s'écrasaient au sol à intervalles réguliers, faisant à chaque chute retentir un clapotis disgracieux. Elle se retint de grimacer et attendit aux côtés de son professeur, les mains jointes, que le maître des lieux se montre.

Le vent froid, qui s'engouffrait dans la pièce à travers une craquelure située en hauteur, se tut subitement, comme apeuré. Des pas massifs résonnèrent avec un bruit mat sur le sol dallé, suivis de près par le glissement feutré d'une épaisse cape. Alors que l'être arrivait sur leur droite, le claquement plus strident et plus rapide d'autres talons se fit entendre, et le premier marqua un arrêt avant de reprendre sa marche. Une grande forme pourpre s'introduisit dans leur champ de vision, méli-mélo humanoïde de chair, de fer et de tissu précieux. Le second personnage, sans doute son écuyer, un jeune homme d'allure noble au visage grave dont l'épiderme olivâtre évoquait un champ de maïs surpris par l'orage, un tantinet plus âgé que la princesse, apportait un long et large objet enroulé dans une étoffe noirâtre. La forme douée de vie détacha les fibules ouvragées qui retenaient sa cape, que le garçon s'empressa de rattraper, et s'installa dans son siège. L'instant s'étira, octroyant à chacun le loisir d'étudier les autres. Le colosse portait une armure légère, semblable à celle de tout Darknut, si l'on exceptait la rouille qui la grignotait, et les taches encore humides de sang qui causaient cette corruption. Sans autre forme de procès, il se redressa sur son siège et bomba le torse, ce qui constituait sans équivoque un signal à destination de l'écuyer :
"Le Duc Folal Sadcruel ! Darknut Magnus, Seigneur de la Forteresse Frontalière, et roi de la Terre Déserte !"
L'intéressé resta sans mouvement tandis que les mots prononcés par la voix solennelle de son acolyte ricochaient en un féroce écho contre les pierres, et ne s'anima qu'une fois celui-ci réduit à néant, esquissant un geste indolent à sa droite. Réactif, l'autre lui tendit le paquet, que le Duc posa sur ses genoux et défit. L'étoffe renfermait une épée dont la poignée était assez longue pour être tenue par trois paires de mains de taille normale. L'arme était encore insérée dans son fourreau, une pièce de cuir sans grande originalité, n'eussent été ses dimensions, très simplement renforcée d'une chape et d'une bouterolle en acier patiné, chacune percée d'encoches, assurément parce qu'une telle arme se portait uniquement dans le dos, attachée par de solides liens. Un fin liseré de lumière étincelait à la jonction entre la chape et les quillons de la garde. Lorsque le porteur de l'épée eut attrapé celle-ci par le pommeau et fait claquer la pointe du fourreau sur le sol dallé, son casque orienté vers la tenture à l'entrée de la pièce, il prit la parole.

"Excalibur. Voilà un chef-d'œuvre. Au fil des nombreux âges qu'elle a traversés, on lui a souvent préféré le titre d'Épée de Maître. Ceux qui la qualifient de "légendaire" sont bien sots : elle est tout à fait réelle, comme toute personne quelque peu cultivée le sait. Mais une légende a le mérite de s'incruster dans les esprits, et celle-ci ne déroge pas à la règle. Plusieurs théories furent avancées au sujet de son origine, certaines pertinentes, d'autres moins, mais dans l'ensemble, on parle d'une épée forgée par des entités bénéfiques afin de pourfendre des entités maléfiques."
Il tourna son casque face à lui, là où se tenait la princesse, et lança d'un ton railleur :

"D'après ce genre d'histoire, je suis une éminence parmi les entités maléfiques. Cela fait désormais trente-trois générations humaines que je régis ce repaire de mercenaires, et ma longue survie n'a rien d'exceptionnel. N'importe quel Darknut sachant se défendre peut atteindre cet âge, et plus encore, mais les Hyliens, bien sûr, ne le savent pas, pour la simple raison que dès que nous nous faisons moins rares par chez eux, un humain "spécial" débarque. Et il n'a pas de spécial que ses compétences de bretteur, non... Ce qu'il a, c'est une lame enchantée, tout simplement."
La princesse fronça les sourcils, songeant : "Si c'est au Héros des Temps Anciens et à ses réincarnations qu'il fait allusion, ce sont là billevesées. Eussent-ils été des Darknuts accomplis, aucun de ses ennemis, hormis le Seigneur du Malin, n'eût été assez coriace pour nécessiter l'usage de cette Épée."

"Aussi moi, en tant qu'entité maléfique supérieure, me suis-je dit qu'une telle arme nous serait fort utile, que nous restions dans notre contrée ou non, afin de parer à toute éventualité. J'ai donc dépêché les explorateurs les plus braves, les plus avertis, pour qu'ils découvrent un minerai qui ne saurait être abîmé une fois forgé, et fait venir, parfois de force, les forgerons les plus talentueux et les mieux versés dans la connaissance des artefacts magiques, afin qu'ils tiennent conseil et travaillent ensemble à l'élaboration d'une lame qui contrerait la puissance de celle d'Excalibur. Mais deux décennies ne suffirent pas à produire ce que je recherchais. Certes, nous créâmes des épées d'excellente facture, magnifiques, sans égale, mais aucune de celles qui furent soumises à l'épreuve ne la passa sans abrasion, certaines mêmes se brisaient alors qu'elles avaient demandé des mois de travail.
"L'épreuve ? s'interrogea à voix haute la jeune fille."

"Oh. Ça parle."
Elle se figea tandis que le Duc la détaillait, très lentement, et sentit son échine trembler à se rompre. Puis il reperdit son regard dans la tenture.

"Nous avions un objet très précieux en notre possession, fait du même métal que l'Épée de Maître, poursuivit-il. Une chaise équipée de bracelets servant à retenir les pieds et poings liés de n'importe quel prisonnier, fut-il d'engeance divine. L'un de nos voyageurs zélés l'avait découvert à l'intérieur d'un sanctuaire oublié, après s'être perdu dans les tréfonds d'un marécage inconnu situé au cœur d'une région sans carte, où nul être sensible n'avait dû poser le pied depuis des siècles. Convaincu à la vision de cet ouvrage incroyable que l'endroit recelait d'autres merveilles, j'y dépêchai un contingent muni d'un plan tracé par l'homme sur mon instance, mais un seul revint, bredouille. L'objet de ma quête, je décidai de le trouver moi-même et de suivre la piste de reliques légendaires. La première à la poursuite de laquelle je me lançai, ce fut l'Épée des Sages, dont notre Seigneur avait déjà usé pour combattre l'être maudit. Je me rendis en Hyrule, où s'était soi-disant déroulé le combat, et fouillai méticuleusement la zone, ainsi que ce qu'il restait des ruines du château de cette époque, mais rien de véritablement digne d'intérêt ne m'apparut. J'allai traverser le désert Gerudo et m'y égarai, tant et si bien que je me retrouvai sur une immense lande de terre craquelée, séchée par le soleil, sans autre repère à l'horizon sinon l'ouragan de sable dont je m'étais tout juste extirpé et qui se contorsionnait encore derrière moi. Deux jours de marche m'en éloignèrent, mais ne me rapprochèrent de rien... Du moins le croyais-je. Car à l'instant où, examinant avec inquiétude ce qu'il me restait de vivres, je me laissai aller à une ébauche maladroite de prière, j'aperçus un éclat. Un éclat incroyable, qui flamboyait sans m'aveugler, mais à un tel point qu'il me fallait reculer pour l'admirer et déterminer d'où il provenait. Du regard, je remontais le long d'une motte poussiéreuse sur laquelle bataillaient quelques touffes d'herbe brunes, puis sur la cuirasse polie qui réfléchissait le chatoiement des rayons, et enfin sur les circonvolutions d'un crâne hilare sous lequel était passé un humérus brisé, relié à un radius écaillé reposant un peu en décalage par rapport aux phalanges, gantées d'un cuir troué, qui agrippaient depuis je ne sais combien de siècles le manche de l'épée que je tiens entre mes mains aujourd'hui."
D'un geste sûr, il dégagea totalement le fourreau de l'étoffe et le tint devant lui. Il le fit glisser parfaitement et découvrit la lame étincelante de...
"Marmiadoise."
Le fourreau tomba dans un long tintinnabulement métallique avant de s'effondrer sourdement sur le cuir. La voix tonna et se répercuta sur les blocs granitiques :
"Tu as pénétré à l'intérieur de ma demeure, tu es venu te mesurer à moi, Raqueux !"
Le maître d'arme se mit sur la défensive et approcha de sa ceinture ses doigts à demi dépliés.
"Tu attendais un combat à ta mesure en arrivant ici... Réjouis-toi de l'honneur que je te fais en te l'offrant moi-même !"
Marmiadoise fila dans les airs, décrivant un demi-cercle scintillant à quelques pouces de son but, les flancs du professeur, qui avait tout juste eu le réflexe de se jeter sur sa droite. La rixe semblait déséquilibrée, car un coup bien porté du Duc pouvait trancher net le fer du chevalier bedonnant, qui se résolvait à esquiver et à parer à la garde, tentant vainement d'atteindre son preste adversaire. Il profita d'un coup d'estoc un brin trop puissant pour se glisser entre ses jambes et lui infliger une douloureuse estafilade sur le creux poplité. En se relevant, il posa sans précipitation son tranchant sur la carotide du géant. Le jeune homme à la peau sombre sortit un poignard de sa botte et se dirigea vers la princesse, avec la manifeste intention de la tuer, ou du moins de la menacer comme le Raqueux menaçait son maître, mais elle ne lui en laissa pas l'ombre d'une occasion en sortant sa rapière avec fluidité pour le tenir à distance.
"Ha ! Et ça a de la ressource !
- Je ne te le fais pas dire."
Elle pivota pour examiner, circonspecte, les deux combattants qui discutaient sans qu'aucun n'ait changé de position.
"C'est pour ça qu'elle est ici ? Il faudrait qu'on la forge ?
- C'est moi qui la forgerai.
- Je vous prie de m'excuser, mais de quelle manière escomptez-vous me forger ? intervint-elle, quelque peu outrée. N'ai-je donc point mon mot à dire ?
- Non, lâchèrent de concert les deux maîtres sans lui accorder la moindre attention, en quittant leur posture, avant que le Duc reprenne.
- A partir d'aujourd'hui, tu ne diras plus rien."
Il claqua des doigts, et son jeune complice disparut derrière un panneau secret mussé entre les pierres de taille du mur.
"Nous vous acceptons tous deux entre nos remparts, mais il va vous falloir adopter... ou réadopter, se rectifia-t-il après avoir jeté un œil vide à son récent adversaire, les usages des Darknuts. Et s'y tenir.
- Je ne commettrai pas deux fois la même erreur, Duc.
- Je te crois. Perdre de bons éléments n'est pas dans mon intention."
Le chevalier sanguinolent se rassit sur son siège qui ne l'était pas moins et lança :

"Maintenant va. Tes quartiers sont tels que tu les as laissés.
- C'est l'exacte raison qui m'a fait m'y installer.
- Mmh... Elle couchera là-bas, j'imagine ?
- C'est à moi de décider de l'endroit où je coucherai.
- Vraiment ? Alors, dites-moi, princesse, peut-être préféreriez-vous dormir dans mes propres appartements ? Ou dans ceux de mon écuyer ? ajouta-t-il, désignant le jeune homme dont les yeux furieux, plantés au milieu d'un visage impassible, foudroyaient l'intruse. A moins que les dortoirs où les membres de ma garde personnelle passent leurs nuits ne vous soient d'un meilleur agrément ?"
Elle garda un silence qui la fit bouillir intérieurement et se contenta d'un regard assassin.

"Je m'en doutais. A présent, Néophyte, tu fermes ton clapet, tu enfiles ton ensemble et tu attends tranquillement dans ta chambre jusqu'à l'aube."
Elle lui administra un regard intrigué.
"À l'aube. Lorsque commence ton entraînement."
L'écuyer sortit du passage qu'il avait franchi quelques temps plus tôt, soutenant sans effort apparent la cotte de maille, les pièces d'armure et le heaume caractéristiques de l'uniforme des autochtones, et les déposa dans les paumes ouvertes de la princesse, qui encaissa assez durement le choc mais ne laissa rien paraître. Elle sentit une main sur son épaule et se retourna vivement.

"Suivez-moi. Vous êtes loin du bout de vos surprises."

* * *

Dur contact que celui d'un sol mou. Projeté au coeur d'un hémicycle ensablé, le prisonnier, dont les poignets et chevilles sanguinolents avaient à peine pu se remettre de la morsure de leurs entraves, dut se réhabituer à se maintenir debout. Des gradins de bois et de pierre le cernaient, recouverts de membres de son peuple marqué par la maladie ou la famine, mais ne figurant néanmoins pas la moindre faiblesse. Une toux prodigieuse résonna dans son dos, sorte de raclement guttural produit depuis un estomac de bronze. Peu s'en fallait. L'ouverture grillagée d'où provenait le bruit céda, ployant sous la formidable puissance d'un poing d'acier anthracite. La créature qui s'extirpa tant bien que mal du passage ainsi formé lui parut vaguement familière, pendant les quelques secondes qu'elle s'octroya avant de se ruer sur lui, lui brisant une côte dans la foulée. Ressentant une fatigue peu commune, dont il devina que la chaise l'ayant porté était la cause, il resta sonné un instant avant d'effectuer un roulé-boulé lorsque son adversaire reprit son assaut, espérant se mettre hors de vue. Cette peau parcheminée, jaunâtre et sans repli, n'aurait pas trompé le moindre habitant d'Hyrule, et pourtant : le fugitif ne reconnut même pas les signes distinctifs de cette race pour l'extermination de laquelle il avait employé de tels moyens, sans jamais être parvenu à son but. Le Goron se dressa de toute sa hauteur, souhaitant lui montrer à quel point il le dominait, puis joua des épaules et prépara son crochet. L'assistance commençait à s'animer, fertile en admonestations s'évanouissant au milieu de la clameur générale, intensifiant la chaleur de l'arène et le trouble de la victime désignée. Celle-ci se jeta en avant et buta contre une jambière, puis tourna sur elle-même et atteignit un mollet avec son pied, geste bien vain lorsqu'on le porte à un mollet de pierre, bien plus lorsqu'il est rendu au centuple. Son crâne imprimé contre les grains, dont certains s'introduisirent dans ses narines et sa gorge déjà très asséchées, le prince se démenait inutilement et ne put esquiver le second coup, vicieusement porté du pied à l'estomac. Silence soudain dans l'antre de son crâne, faiblement gratifié d'un bourdonnement agaçant. Un sang visqueux glissait indolemment au dehors de ses conduits auditifs, entre lesquels rien ne semblait agir correctement. Cerveau, yeux, bouche, empâtés tout à la fois, illuminaient son regard d'étoiles irréalistes, ses pensées de petits êtres verdâtres - Héros ou Moblin, telle eût été la question s'il avait été en état de s'en poser -, sa langue de saveurs persistantes aux relents de poussière. Malgré la brutalité du contexte et à sa grande surprise, surprise ressentie du moins lorsque ses facultés le regagnèrent, son bourreau en resta là.
Deux commises le saisirent aux bras et aux jambes, avant de le remettre dans sa cellule à présent exempte de la chaise enchantée. Une noble au visage osseux ouvrit la porte au terme d'une dizaine de minutes.
"Trop de dégâts ont été causés ici par les prodiges dont tu montras autrefois la pleine maîtrise, entama-t-elle de but-en-blanc. La chaise était une assurance, ce que tu as éprouvé aujourd'hui une confirmation.
- Que... amorça-t-il sans suite, trop éprouvé pour répondre à cette sentence intransigeante.
- L'élu de Celle-Qui-Insuffle a de nouveau triomphé de celui de La Tiraillée, c'est-à-dire toi. Aussi a-t-elle pris la décision de te laisser à ton sort, avec le peu de puissance que t'accorde encore le vestige de Triforce qui sommeille en toi.
- La marque de la Force brillera... jusqu'aux derniers soubresauts du monde.
- Peut-être. Mais plutôt chez quelqu'un d'autre. Il ne reste qu'à souhaiter que la déesse aux membres ignescents porte son choix sur une personne plus... capable, la prochaine fois.
- Je peux encore me battre, jeta-t-il d'un ton plus assuré. Reconquérir avec ton assistance la grandeur et les terres que jadis nous briguâmes et obtînmes.
- La proposition est fort alléchante, mais que feras-tu au sujet de la famine ? Du mal des ombres ? Du manque d'effectifs ? Et de la gigantesque armée du royaume d'Hyrule, forte de dizaine de milliers de fantassins, de trois centaines d'archers et de moitié autant de cavaliers, sans compter les dizaines de nobles chevaliers, surentraînés par celui qui vous a d'ores et déjà écrasés et participera avec joie à un combat contre le traître Gerudo, soit l'élu de la Déesse du Vent en personne ?
- L'armée hylienne a été décimée depuis longtemps. Par mes soins.
- Elle est bien présente. Que dire alors de la tienne, toi qui as disséminé dragons et monstres de tous acabits sur le territoire ? Est-ce folie de penser qu'ils rechigneraient à suivre un fuyard lunatique ? Non, notre alliance avec les Gorons est encore trop fragile, pour que l'on tente de se trouver de nouveaux adversaires.
- Une alliance... avec les Gorons ? Quelle est cette..."
Il s'arrêta en plein élan de colère, ses côtes molestées pressant sur ses poumons. Son regard embrasé se leva vers la combattante, restée impassible.
"Repose ton corps. Le procès débute demain.
- Qu'est-ce là ? Est-ce donc matière à quelque accusation que d'abandonner une troupe de larves sans ambition ni envergure aucune à un sort trop clément pour les lâches qu'elle rassemble ?
- Non. Tu seras jugé pour les meurtres de nos consoeurs, meurtres jusqu'ici impunis. La politique et la justice sont affaire de point de vue, et l'on pourrait croire que vivre cloîtrées entre des murailles ensorcelées les annihile, mais loin s'en faut. Nous n'oublions jamais un crime."
Le battant de bois brut se referma derrière le froissement de sa cape pourpre tandis que le prince se dressait, tentant de conserver un peu de sa prestance malgré les circonstances. Il finit par s'asseoir, humilié, esseulé, au centre de la paillasse étalée sur le sol dallé. Si rien de familier pour lui n'émanait de ces parois, il n'en était pas moins au fait de l'architecture des geôles Gerudo. Leur particularité première était leurs murs infranchissables, d'une épaisseur de plusieurs mètres, ne laissant pour seules issues qu'un étroit réduit servant de fenêtre, qui comportait toutefois l'obstacle d'un grillage solide en bronze renforcé d'un châssis en acier trempé. Quant à la porte de la cellule, barricadée depuis l'extérieur, dépourvue de serrure et, selon l'importance du prisonnier, qui certes là n'était pas moindre, nantie de deux gardiennes armées de pied en cap et portant l'épaisse armure des légendaires Hache-Viande, elle offrait tout aussi peu d'occasions. Il toqua au vantail, sans obtenir la réponse qu'il avait tort de se figurer. Tenta de se représenter les événements ayant découlé de son meurtre, chose qui lui causait de surprenantes difficultés jusqu'alors, mais lui était de plus en plus aisé.
Ne disposant pas d'un pouvoir assez important pour l'exiler purement et simplement, les conseillères s'étaient contentées de l'envoyer vers ce qui s'apparenterait le plus à un camp de redressement, en offrant ses services au roi de la Terre Déserte. Très vite, ses dispositions naturelles pour le combat l'avaient hissé au rang des Darknuts les plus chevronnés, le paroxysme en ayant été sa victoire mortelle sur le bras droit du Duc, qu'il remplaça bien vite. Bien qu'il le servît encore, sa fonction avait gagné en prestige, car il se destinait dès lors à se hisser à la tête de la Forteresse Frontalière, un jour.
Et puis... elle était arrivée. Des yeux d'amandes effilées et glacées, une chevelure iridescente, une silhouette d'ombre soyeuse, et une prestance aussi stupéfiante que sa prestesse. À l'instar de sa désagréable habitude, il se montra parfaitement odieux et alla même jusqu'à faire mine de la tuer, sans en avoir l'amorce d'une chance, décidé ou non à le faire. Il s'était retenu de trépider de félicité lorsque le Duc avait accepté d'entreprendre son entraînement parmi les Darknuts, et avait opposé à ce stupide transport une dégradation radicale de son amabilité. Sans se targuer de comprendre goutte à ces emportements ni à cette réaction déraisonnée, il avait préféré l'éluder au mieux, retardant l'inévitable.

* * *

Ce regard avait... quelque particularité indiscernable. Fixe, sans discontinuer, ni haine ni concentration ne s'y lisait. Vaguement quémandeur, rêveur. Il était de coutume, selon les mœurs Darknuts, que chaque résident de la caserne combattît tous les autres : le temps de cet affrontement entre l'impitoyable jeune homme de main du Duc et la non moins jeune disciple prodige du Raqueux s'était présenté. L'astre pâle du jour naissant dardait quelques rayons sur les adversaires. Ils s'étudiaient l'un l'autre, mi-pensifs mi-exaltés, ressentant la tension d'un duel pouvant rapidement s'envenimer et l'excitation des épéistes curieux. Elle changea de position, il l'imita immédiatement.
Lentement, leur ballet maîtrisé amplifiait les mouvances du troupeau assoiffé de sang frais, dessinant sans recherche une arabesque immense dans le gravier noirâtre mêlé de sable et de cendres. Sinuant tel un crotale malingre mais déterminé, la princesse projeta sa lame vers le cœur de son admirateur secret, ce dernier se départant du mieux qu'il pouvait de l'hébétude dont il se mussait l'origine. Il para du tonfa droit et tenta un direct avec le manche du gauche. C'était compter sans la fluidité et la technique de sa rivale, qui d'une galipette l'esquiva et virevolta au sol, frappant du talon les mollets vêtus d'acier. Il perdit l'équilibre, se rattrapa brutalement du plat des mains, ce dont profita son agresseuse pour l'envoyer rouler de côté, à l'aide d'un coup de pied administré directement après s'être remise debout. Désarmé, le Gerudo furieux, blessé dans son orgueil par les quolibets de ceux qui auraient dû rivaliser de respect à son égard, saisit une poignée de sable et la lui lança au visage. Les yeux parsemés de grains irritants, elle roula en arrière et se réceptionna les genoux pliés, la lame en position défensive, jetant de tous côtés ses regards morcelés, tandis que le prince récupérait ses armes d'une pirouette avant de reprendre ses agressions vicieuses. Elle sentit un mouvement sur sa droite et bondit en avant, se prémunissant de justesse d'un coup d'estoc dans lequel l'autre avait placé tout son poids. Conséquence malheureuse de sa technique malhabile, il trébucha. À peine. Bien assez cependant pour que la combattante ô combien furtive, déjà revenue d'une volte-face sur son pas, le débarrassât de son tonfa d'un mouvement puissant. La rixe était à présent mieux équilibrée, une lame contre une autre, chacune ne pouvant s'empêcher d'aller de son fracas métallique dès qu'elle rencontrait son homonyme. Enfin, le coup final, porté par la jeune fille. Lorsque lui, étourdi de frustration, empoigna des deux mains son arme comme s'il s'eût agi d'une étroite hache, elle lâcha brusquement sa rapière en glissant d'un pas chassé, se saisit des deux poings serrés pour accompagner leur mouvement déchaîné, et cueillit le menton proéminent d'un coup de tête formidable qui laissa son propriétaire pantois. En apothéose, la princesse guerrière retira la lame des doigts ballants et l'appliqua sans zèle aucun sur la gorge offerte.
Le même regard, fixe, féroce et pourtant comme... attiré par elle. Rengainant sa rapière d'un geste fluide, la combattante poussa un imperceptible soupir de dégoût, recula, puis salua son adversaire et s'en repartit vers la Redoute Morte.
C'était cette demeure délabrée, isolée à l'extérieur de la Forteresse, ancienne caserne des premiers défenseurs de cette partie du monde, tournée vers les Pics Blancs hostiles où le froid achevait de massacrer ceux qui avaient survécu à l'effroyable homme des neiges, qu'elle partageait avec le maître d'armes revenu dans ses pénates. Le vestibule, qui occupait en fait l'entièreté du rez-de-chaussée, formait une immense voûte autrefois bardée de pièges mécaniques dont les lames traversaient le plancher sous le pas de quiconque ne connaissait pas le chemin à emprunter. Les lames avaient été retirées depuis longtemps, mais la princesse se tenait toujours sur ses gardes et s'était assuré de retenir par cœur la voie sans péril. Elle fit grincer le bois antédiluvien et emprunta l'échelle se substituant à l'escalier effondré pour se jeter sur la maigre natte où elle couchait depuis des mois. Sa chambre se trouvait tout près de l'embouchure où s'arrêtaient les barreaux de l'échelle, en plein milieu du premier étage, labyrinthe inextricable de salles innombrables. Une large percée, sans doute aménagée par le boulet séculaire qui rouillait dans un coin de la pièce, lui offrait une vue imprenable sur le Massif hérissant vers l'empyrée ses longues aiguilles glacées. Ainsi, la pièce lui permettait d'être instantanément avertie de tout danger venu d'en bas, tout en offrant à son regard une grande liberté et à son esprit l'occasion de s'envoler. Le Raqueux, quant à lui, s'était réservé la " Vigie ", ainsi qu'il la nommait, minuscule cabinet perché au sommet de la Redoute d'où il pouvait tout observer à plusieurs centaines de kilomètres à la ronde.
Vers le milieu de l'après-midi, après avoir dormi un peu et effectué ses étirements quotidiens, elle le rejoignit en haut pour l'entraînement habituel. Personne sur la natte. Aucun mouvement, la chambrette de fortune était vide. Sans broncher, elle se hissa sur une barre de bois verticale menant au toit. Sous son pas léger, les tuiles ne grinçaient plus. Le Raqueux dansait sur l'ardoise squameuse. Une bruine délicate gerçait déjà les oreilles découvertes de la jeune fille, mais elle restait impassible. Désormais, si elle mettait à contribution, bien plus qu'auparavant, ses sens physiques, ces menues douleurs n'étaient pour elles que des informations à éluder. À force de vivre sous le même toit, les deux personnages prenaient peu à peu les caractéristiques de l'autre. Son port à lui était plus altier, sa perception des choses plus aiguë. Ses muscles à elle étaient plus ciselés, ses gestes sans fioriture. Alors que le bretteur tirait son bâton et que sa disciple se mettait en position (ces temps-ci, elle étudiait le désarmement à mains nues), un banc de gros hiboux diurnes atterrit tranquillement près d'eux. Ils palabraient.
"Regardez-moi la stature de cette jeune personne.
- Je regarde, je regarde, mon brave. Voilà une reine qui saura nous guider, lança-t-il (car les hiboux sont au fait d'absolument tout ce qui peut advenir en Hyrule, bien que cela ne rende pas leur jugement plus objectif).
- Nous guider ? Que nous chantez-vous là, cher ami ? Nous n'obéissons à personne d'autre qu'à nous-mêmes.
- Il faudra bien que nous nous liguions contre l'ennemi.
- Pshht ! Allez discutailler ailleurs, siffla le Raqueux.
- Bouh, bouh ! Celui-ci n'a aucun tact.
- Je parie qu'il trahira.
- Parier ? Nous prenez-vous donc pour la lie des rapaces ?
- Allez, ne taisez pas le vautour en vous. Un petit pari, tout de go...
- Partez ! asséna la princesse en heurtant la tempe de son adversaire d'un violent coup de coude, sans effort apparent."
Comme elle courait à leur rencontre, les volatiles se dispersèrent en voletant et en jurant.
"Relève ton vieux maître... entendit-elle. Sa tempe lançait le Raqueux.
- Me trahirez-vous ? fit-elle nonchalamment.
- Relève-moi."
S'exécutant, elle lui déroba son arme et reprit le combat. Il ne parvenait plus à la désarmer depuis quelques temps.
Du haut de ses quartiers, les yeux rivés sur la scène, le jeune Gerudo pleurait. Il avait cerné la nature de son trouble. Sans savoir qu'à l'instant, il scellait son destin.

* * *

Mille doigts aqueux frappaient contre le mur épais. L'oreille couchée sur la brique, le prince ruminait, guettant l'apaisant clapotis suivant l'averse. Poussiéreuse et sauvage, sa tignasse sèche pendait en boucles de feu le long de ses pommettes. L'habilité à arracher des bouffées d'oxygène au travers d'un air si chargé de sable lui revenait peu à peu. Parfois, il souriait gauchement, content de savoir que bientôt, ses vêtements seraient assez malodorants pour empêcher les tiques de le visiter la nuit. Il dressa la tête au son de la clochette, et vit le battant vomir une purée brunâtre collée au fond d'un bol. S'y précipita avec avidité.
Un claquement retentit. L'oeilleton glissa de côté, révélant un regard voilé de pourpre. "Partez", trancha une voix calme. L'oeilleton retrouva sa place et la porte s'ouvrit. Il recula en gardant son bol entre les mains, intrigué par cette visite inopinée, et pencha son front en tremblotant pour montrer ses respects.
"Je vois que la torture t'a rendu poli", fit l'arrivante, une pointe de mépris dans le timbre. Refermant sans effort la porte de la geôle, elle s'assit afin d'étudier son interlocuteur. Ses longs cheveux d'un roux violent avaient été coiffés rapidement mais sans hâte, en deux tresses nouées derrière les épaules et surmontées d'un simple chignon. Un réseau délicat de perles de fer retenait la chevelure par le dessus, ainsi que le voile pourpre aperçu au travers du vantail. Revêtue d'une tunique anthracite brodée d'un liseré violet, la Gerudo ne possédait pour tout ornement qu'une épaisse ceinture faite de crocs, reliés entre eux par un fil d'or et maintenant sur sa hanche un terrifiant cimeterre à la poignée d'ébène.
"C'est pour moi un honneur de rencontrer un membre de l'élite de notre bien-aimé peuple, affirma le prince avec une surprenante amabilité.
- Je porte simplement un sabre...
- J'ai remarqué ta posture."
Son regard changea à l'instant, comme pour prouver que le dangereux Seigneur du Malin résidait encore sous ce front, puis retourna à sa demi-hébétude. Il s'assit sous la fenêtre, serein, et se prit à chanter.
"Gras le gros pourceau, gras le gros pourceau... Durs ses cornes ses os, durs ses cornes ses os... Jaune iris, noire pupille... Jaune iris, sombre esprit... Gras le gros pourceau, gras le gros pourceau. Tambours...
- ... trompettes, chevaux... Chantons sur son tas d'os..."
Le regard abêti se tourna vers la noble.
"Nous entonnions cela à la chute de ton prédécesseur."
Silencieusement, elle déposa une corbeille d'osier dans son champ de vision et la poussa vers lui de ses doigts tendus.
"Qu'est-ce ? lança-t-il avec froideur.
- De quoi te préparer.
- À quoi ?"
Vagues effusions de paroles. Une détonation. Des échos de métal heurtant le métal. Un cri. Les yeux écarquillés du prince. Son murmure, simple souffle :
"Il m'a retrouvé."
Le panier dévoile quelques victuailles dissimulées par une épaisse bure violette. Entre ses replis, un kukri couleur de sable, de la pointe au pommeau.
"Que veux-tu que je fasse de cette chose ?
- Eh bien, te battre peut-être. Libre à toi de te la mettre au...
- Les Hyliens ! Ils sont fous ! Ils ont... Mais qu'est-ce que vous faites ?"
Pauvre soldate. Non contente d'obtenir la tâche ingrate de prévenir sa supérieure hiérarchique, une flèche dans le mollet et l'arcade ouverte, elle eut l'extrême déplaisir de voir le poing de l'intéressée s'écraser sur sa poitrine avec assez de force pour l'envoyer mastiquer la poussière.
"Elle survivra.
- Ah."
Sans crier gare (ce qui eût soulevé de sérieuses questions), un carreau traversa l'étroite lucarne de la geôle pour aller se ficher dans l'épaule du prince déchu. Sans broncher, il l'arracha d'un geste sec, revêtit la robe et s'empara du sabre. Sa camarade ouvrit la marche, bousculant ses pairs sans vergogne, assommant les Hyliens rendus trop loin dans la forteresse.
"J'en ai dénombré deux douzaines, ils sont sans doute trois fois plus.
- Des compagnons de beuverie, sans doute. Aucun être sensé ne suivra cet imbécile.
- On se remet de la torture, à ce que je vois.
- Pas totalement..."
Mue par un instinct dont seules les meilleures combattantes ont le secret, elle fit volte-face juste à temps pour rattraper le fugitif affaibli. En entendant la tension d'un arc tout proche, elle le hissa sur son dos et se rua vers une fenêtre. Les éclats du verre violemment brisé arrachèrent quelques gouttes de sang, quelques miettes de peau à son corps élancé. Au moment où les deux Gerudos amorçaient leur inévitable chute, le trait anticipé par la guerrière siffla au-dessus de leurs têtes. Un choc, cuir contre sable, puis elle reprit sa course.

* * *

Tout devenait facile. Gênant, mais facile. Plus aiguisée que ne pouvait l'être sa lame de prédilection, une épaisse rapière découverte dans les décombres où elle vivait, rien ne la déstabilisait plus, hormis les regards incessants du second du Duc. Ce vicieux aux yeux mauves la dévisageait à la moindre occasion, attiré comme un poisson à l'hameçon qui lui percerait bientôt la gorge. Elle découvrit subrepticement ses dents. Le sarcasme lui venait aisément, depuis quelques temps. Et les calculs politiques, la froideur... la cruauté. À force d'entraînements et de combats, elle gravissait avec aisance les marches du pouvoir dans la Forteresse, sorte de microcosme brutal et simplifié de la Cour hylienne. Le Duc administrait son domaine selon une violence ciblée, réfléchie mais implacable. Toute désobéissance était passible du "poteau blanc", un pieu trop lourd et trop solide pour être brisé ou déplacé, recouvert d'une chaux poisseuse sur laquelle rebondissaient allègrement les rayons du soleil, comme autant de traits incendiaires enfoncés dans l'épiderme du supplicié à demi nu qu'on y ligotait. Les exécutions et les duels à mort, réservés aux cas de trahison ou aux litiges entre combattants, étaient hebdomadaires.
Au coeur de cette atmosphère d'angoisse continue, la princesse, aidée du Raqueux, s'était forgé une carapace insensible, indestructible. Les mouvements des deux alliés rivalisaient à présent de fluidité comme de puissance. Rapidement, ils avaient commencé à fomenter la reprise de la Forteresse au Duc. À présent qu'elle n'avait plus rien à apprendre des moeurs et des techniques Darknuts, ces derniers l'acceptaient. Leur respect à son égard valait celui qu'ils portaient au Raqueux, et dépassaient largement leur peur du souverain à l'armure sanglante. Les plus débrouillards entamèrent la réhabilitation de la Redoute Morte sous de multiples prétextes, aisés à contrefaire face à qui ne s'attend pas à être la future victime d'un complot : redonner sa prestance à ce lieu historique, s'assurer une meilleure défense contre le froid et les potentiels ennemis venus des Pics Blancs (certains Darknuts de guet auraient aperçu, les soirs où le disque lunaire était assez plein pour darder ses rayons insensibles sur les Massifs hérissés, un membre ressuscité de la race antique des Yétis), proposer de nouveaux locaux aux soldats au lieu de continuer de les parquer inutilement dans des dortoirs vétustes... En réalité, ils se ménageaient un quartier général secret, plus amène à contenir la masse sans cesse grandissante des "rebelles".
Un beau jour, le second surgit au seuil de la Redoute. Plutôt que de lui refuser l'entrée avec la suspicion dont elle s'attendait elle-même à faire preuve, elle le laissa passer. Dans le regard violet, la détermination avait chassé l'embarrassant émoi qui la dégoûtait tant, comme une déferlante submerge une flamme. Ni elle ni nul autre ne lui offrirent de s'expliquer. Il n'en était nul besoin. Sa présence s'avéra d'une utilité telle qu'il se hissa bientôt à son niveau et à celui du Raqueux dans la conjuration. Trio terrible, ils passèrent des nuits entières à apprendre par coeur les circonvolutions dissimulées sous le château, les codes, les roches tremblantes et les pierres à potins, ainsi que la succession millimétrée des étapes de leur plan en devenir. Ces longues semaines de combats sans danger, de palabres enfiévrées, de supervision en sous-main les rapprochèrent au point de les fondre en une seule et même entité qui eût pioché ses idées, selon la nature du conflit à régler, du problème à résoudre, dans l'un ou l'autre de ses trois cerveaux, de ses trois énergies, de ses trois corps. La jeune femme se réjouissait de cette connexion, sentant renaître ses anciennes vertus de découvrir des pépites dans le coeur d'êtres dont on croit devoir abhorrer l'existence.
Tout fut paré. Chaque rebelle à son poste : la plupart des Darknuts encadraient les lieux de passage. Puisque, de toute manière, le Duc ne dormait pas et qu'il scrutait sans doute avec plus de détail qu'en plein soleil l'obscurité de sa retraite, il avait été décidé que l'assaut se ferait en plein après-midi. Les plus robustes de leurs acolytes rôdaient près du donjon, les plus agiles surveillaient les imposants gardiens du portail. Contenir l'autre moitié du peuple, mélange hétéroclite de fidèles indéfectibles au souverain, de pleutres préférant se taire et d'opportunistes assez connus dans la Forteresse pour qu'on ne s'autorisât pas à leur adresser le moindre mot au sujet d'un quelconque traquenard, constituait somme toute la partie la plus difficile du plan. Il fallait les retenir tout en évitant d'en brusquer, ou d'en tuer. Mieux valait qu'ils choisissent leur camp après l'exécution du but principal de la combine. Au moins auraient-ils, alors, le choix de leur exil. La princesse et le Raqueux avaient consacré des mois à modifier la position des pierres à potins, les mots de passe et les mécanismes du donjon. Ainsi, le Duc n'aurait d'autre moyen que de s'opposer à la princesse et au Raqueux, dans une rixe que ces deux derniers espéraient remporter en unissant leurs forces. Encore fallait-il l'attirer dans la salle du trône.
Celui qui s'apprêtait à mourir lança un regard à travers la fenêtre de ses appartements.
"Le ciel est d'une splendeur insigne, aujourd'hui. N'est-il pas, mon cher ?
- En effet, maître. Je ne vous savais point sujet à de tels élans bucoliques.
- Je me contente de commenter l'état du ciel, ne monte pas sur tes grands chevaux.
- Bien sûr, Duc."
Le jeune homme lui tendit un linge mouillé. Il est étonnant comme un être aussi confortable dans le port d'une panoplie dégoulinant d'hémoglobine accorde tant de soins à sa toilette du matin.
"Souhaites-tu m'entretenir de quelque sujet ? Tes mains tremblent, fit-il en frictionnant avec force ses membres couturés de cicatrices.
- En effet. J'ai une grande nouvelle, mais je tiens à l'annoncer devant les soldats. Je me suis permis d'organiser un rassemblement extraordinaire dans la salle du trône afin de l'officialiser.
- Vraiment ? Sans mon autorisation ?
- J'ai veillé à ce que tous effectuent leurs corvées quotidiennes à l'avance. Elles seront achevées tantôt.
- Cela serait-il connecté à tes absences récentes ? Préférerais-tu cette étrangère à ton maître ?
- Comment ?
- Je vois les choses aussi clairement que toi, mon petit. Plus clairement, devrais-je dire, continua-t-il en plongeant son regard dans celui de son second, un regard derrière lequel s'embrasaient d'innommables idées.
- Je... Vous ne... Que…"
Il administra entre ses omoplates une tape si solide qu'elle lui coupa le souffle.
"Ha ha ha ! La chair est si faible à ton âge, mon fidèle acolyte ! Mais cela peut nous servir..."
D'un mouvement, il retourna son élève et le prit par les épaules.
"Je ne suis pas dupe, je connais exactement la nature de cette femme. Elle est issue d'une grande famille hylienne : peut-être même est-elle de sang royal ! Imagine ce que nous apporterait une alliance entre le prince des Gerudos et une telle personnalité ! Et ce, sous ma supervision bienveillante de tuteur, bien entendu.
"Songe au rayonnement, au pouvoir de la Forteresse Frontalière après une telle union... Plus besoin de reconstruire ce vestige qu'est la Redoute, nous la démolirons, en ferons un second donjon, gigantesque, imprenable ! Sans le moindre effort, nous conquerrons les régions alentours, purgerons ou nous rallierons les monstres récalcitrants, avec l'aide de ton armée et la sienne. Et puis, lorsque nous serons implantés partout, nous prendrons le contrôle d'Hyrule. Il te suffira de précipiter ta femme dans l'une des oubliettes dont regorge sûrement sa chère demeure, et nous régnerons en maîtres absolus sur le continent !
- Maître, vous méprisez...
- Oublie tous ces discours sur la fierté Darknut... Toi et moi sommes faits du même acier. Ce fief ne suffit pas à notre ambition, à notre importance. Cette année m'a fait réfléchir : si nous ouvrons si chichement notre porte à une étrangère, et qu'elle devient aussi efficace que l'un de nos soldats, sinon plus, quels fruits pourrait alors porter l'ouverture en grand de cette porte !"
Le souverain emporté continua de déblatérer en revêtant son armure pour la badigeonner, avec cette indifférence totale que renouvelle l'habitude, du sang encore frais d'un cadavre de Moblin étendu dans une large vasque déposée au pied du lit. Ils sortirent. Le Duc parlait encore lorsque son interlocuteur sortit de la salle, feignant d'aller quérir les troupes pour sa "grande nouvelle". Il fut pris d'un doute en tentant de s'emparer de Marmiadoise, dont le fourreau pendait au dossier du siège ducal. Vide.

* * *

"Longue et... lointaine."
La voix était étrange.
"Comme un horizon... long... lointain, songea-t-il."
Croyant s'asseoir, il fut sur ses pieds en un instant. Il tourna, l'air incrédule, un regard vers l'endroit où il pensait gésir un instant plus tôt. Autour de son corps le vent passait, chargé de poussières en forme d'ombres. Sous ses doigts de pieds, qui semblait-il goûtaient l'air libre, une terre ocre se languissait, indolente, glissait vers l'arrière, à moins qu'il n'avançât sans marcher.
"J'ai comme un goût de fer sur les lèvres... Je suis fatigué..."
Il dépassa, engoncés dans le sol, un éclat noir et tranchant, un bruit dérangeant de mastication, deux ou trois fulgurances bleues et pointues, une mélodie triste mais légère, une lueur blanche irrégulière, un crâne dur et gris.
Soudain, un ciel pur. Il court, les jambes lourdes, une sensation indescriptible entre les omoplates, mélange d'une souffrance pas encore soufferte et d'un frisson crissant.
À cet instant précis où l'angoisse l'étreint jusqu'à l'étouffer :
Il ouvre les yeux. Trop de sable encore, trop de vent. Les referme.
"Informe. Mon coeur tremble. Mon sang s'exile entre les pierres. Imparfaite. Je dois me réveiller."
Il se frappe au visage. Explosion de douleur.
"Ah ! T'en as pas eu assez, il faut que t'en rajoutes ?"
C'est un son maigre, empenné d'ouate. Mais le sens y est. Il tente de répondre, et éructe d'une voix pâteuse :
"Qui es-tu...
- Ton ange gardien.
- J'en... possède un...
- Non. Dors, je te parlerai plus tard.
- Non... Non, donne... Donne-moi des... Ah ! Réponds. Réponds-moi.
- Dors, te dis-je."
Il s'agita. Chut. Gémit. Ses lèvres grumeleuses projetèrent à la face de sa porteuse, penchée sur lui avec agacement, une grêle de grains humides ternis d'une tiède hémoglobine. En jouant de ses paupières tuméfiées, le Gerudo harassé éclaircit son regard et parvint à capter le visage d'une compatriote époussetant son voile.
"Bah. Après tout, éveillé ou pas, tu vas finir par me casser le dos." Ses grands yeux violets cillèrent en se posant sur lui. "Tu peux marcher, roi ?"
- Suis-je encore roi ? la reprit-il avec sarcasme, les commissures de ses babines s'étirant imperceptiblement.
- Jusqu'à preuve du contraire.
- Certes. J'imagine que tenter de me relever serait vain.
- Tes jambes sont trop faibles pour te porter, mais j'ose espérer que la vigueur de tes bras n'est pas éteinte.
- À quoi penses-tu ?
- Tu t'agripperas à ma chèche et je te ferai glisser sur le sable.
- Serais-tu sérieuse ?
- Je souhaitais t'épargner l'humiliation de marcher en trébuchant à chaque pas, mais..."
Il leva sur elle un regard flamboyant de colère, mais empoigna l'écharpe soyeuse qu'elle lui tendait. Cheminant séant, le malingre cortège ne s'arrêta pas avant que la nuit ne fût passée d'un bout à l'autre au-dessus de leur tête et qu'une oasis rebelle ne se dévoile, pendant une tempête de sable particulièrement virulente.
Un palmier décharné, mais dont le feuillage conservait de menues teintes vertes, secouait son chef affolé par les violentes rafales au-dessus d'une onde boueuse, brunie par l'environnement où elle s'était capricieusement nichée. L'endroit paraissait sûr, la mare s'excavant assez pour leur permettre de s'abriter un instant sur son petit rivage.
"J'oserais demander en quelle contrée siège notre objectif, mais je crains fort ne pouvoir me satisfaire de la réponse qui m'attend... marmonna-t-il lorsqu'ils se furent installés tant bien que mal, tandis que sa compagnonne sortait une longue pipe de sa botte.
- Laisse-moi tout d'abord te conter une histoire, dit-elle avec flegme en la portant à ses lèvres.
- Magnifique.
- Écoute et tais-toi. C'est de ce qu'on ne veut pas entendre qu'on apprend le plus.
- Une maxime, vraiment ? C'eût été... il y a quelques temps, ta tête se serait retrouvée au bout d'une pique pour un moindre crime.
- Comment ça, "il y a quelque temps" ?
- Contente-toi de m'amener à bon port. Aurais-tu la bonté de me faire part de notre destination ?
- Mon histoire d'abord."
Elle fouilla dans sa besace, en extraya de menues feuilles noirâtres qu'elle tritura et dont elle fournit le foyer de son calumet. Mollement, elle claqua des doigts et éleva à sa bouche la flamme bleuâtre ainsi née entre son pouce et son index. Après quelques instants de flottement, elle les retira. La lueur s'éteignit dans une fumerolle mauve, gonflée par les bouffées calmement tirées du gosier de la guerrière. Sur ses ongles luisants, polis par le grain ocre des dunes, dansaient des reflets d'albâtre striés par les témoins d'innombrables combats. L'un d'eux s'aventura un instant vers l'aile de son nez mutin, qui frémit imperceptiblement, avant de descendre soulever sa lèvre supérieure en quête d'un résidu récalcitrant de nourriture, puis décrivit nonchalamment un arc en direction du sable, où il s'affaissa, accompagné des doigts, main et bras. Un iris doublement voilé de tissu léger et de volutes compactes fixa intensément le prince déshonoré étendu près du point d'eau. Des lèvres asséchées s'entrouvrirent ; il en sortit une mélopée grave, d'abord inarticulée, puis perdant de sa douce musicalité au profit du sens de son discours.
"C'est aux confins des ères que ce conte prend racine ; un conte d'air et de plumes, un conte de lutte et de sang, changeant comme la lueur des flammes sur le visage du conteur, solide comme la terre foulée par ceux qui l'entendent. Il est le vide placé dans le coeur de ceux qui vivent sous les cieux, et nul ne peut prétendre être un être accompli, s'il n'en connaît la simple vérité. L'orphelin qui prête l'oreille à ce récit est moins orphelin que la princesse assurée de son lignage depuis sa plus tendre enfance ; le besogneux qui en a saisi des bribes au fil de longues années de vagabondage, assez pour en connaître la teneur, est plus riche et plus savant que l'aristocrate aux habits les plus coûteux et au crâne serti des connaissances les plus sérieuses.
"Tout commença par une idée. Elle surgit là où il n'y avait ni "là" ni "où", dans le monde avant qu'il existe, c'est-à-dire au milieu de rien, s'il est même possible de s'exprimer ainsi."
"Cela risquerait-il de prendre un certain temps ?
- Chut, j'ai dit.

"De cette idée dont on sait peu, s'extirpèrent avec effort trois autres idées qui apportèrent la lumière à ce monde inexistant où les sens n'avaient auparavant aucune raison d'être, et ainsi purent-elles se voir entre elles, communiquer, et réfléchir. Leur première impulsion fut de s'unir, décidant ainsi de l'attitude de l'entièreté du monde naissant, qui leur offrait d'innombrables possibilités.
"La plus concrète des idées, qui était aussi la plus impulsive et la plus directive, fit en sorte de lui apporter la matière. Mais celle-ci, fidèle à sa génitrice, alternait sans cesse entre des périodes de calme et de violence, forçant la plus raisonnable, la plus intelligente, à agir en y instaurant de l'ordre. Un nouveau désagrément surgit alors, ou plutôt deux : d'une part, le monde matériel, en évoluant à une trop grande vitesse et en s'éloignant de la nature même des idées premières, les contraindrait bientôt à le quitter ; d'autre part, la création de l'ordre impliqua rapidement la nécessité d'autres idées, mais qui appartiendraient à ce monde. La solution vint de la troisième idée, la plus aventureuse et la plus débrouillarde, qui modela à partir de petits bouts de matière des réceptacles pour un concentré de petites idées, le tout assemblé par l'ordre, créant de ce fait les êtres vivants.
"Ceux-ci, à l'intérieur desquels elles placèrent toutes trois leurs espoirs, leur confiance et leur conscience, devraient guider le monde vers son évolution sans le conduire à sa perte. Pour ce faire, elles jugèrent bon de mettre à leur disposition un artefact symbolisant leur pouvoir à chacune, sans savoir qu'il représenterait aussi le premier objet de convoitise du monde, et causerait ainsi des conséquences incontrôlables."

"Je sens que je vais apprécier cette partie de l'histoire, murmura le blessé en découvrant légèrement sa dentition.
- Tu comptes m'interrompre toutes les cinq secondes ?
- Ça ne fait pas que cinq secondes. Mais soit, poursuis.
- Merci. Où en étais-je ? fit-elle en prétendant fouiller sa mémoire. Ah oui !

"L'artefact était composé de trois triangles, identiques en apparence, de dimensions parfaites. Autour de lui se rassemblèrent les petites idées dotées de leurs petits corps. L'une d'elles se distinguait. Elle avait reçu la lourde charge de posséder, et donc de protéger le précieux objet. Ce privilège lui accordait un seul voeu. Dans sa vaste sagesse, elle le conserva jusqu'à ce qu'il fût utile. La convoitise née de cette possession n'était que l'un des nombreux sentiments sournois qui commençaient à toucher les êtres vivants. Leur somme devint telle qu'elle obtint un nom : le Mal.
"De petites idées, d'abord une poignée, puis une véritable armée, s'y soumirent. Lorsqu'elles parvinrent à une puissance assez grande pour contrecarrer celle de la détentrice de l'artefact et de ses fidèles, elles prirent d'assaut sa retraite. Celle qu'on prénommait déjà "la déesse" combattit bravement, mais dut se résoudre à user de son privilège pour secourir son peuple, décimé par les idées malines. Elle fit s'élever, au-dessus des nuages, un immense pan de terre où régnerait la paix. Où l'artefact, hors de portée des doigts sanguinaires, reposerait, en sécurité.
"Dans la bataille qui l'opposait aux esclaves du Mal, la déesse avait tant usé des pouvoirs de son arme qu'elle en avait laissé sur terre, comme autant de miettes éparpillées. Le malheureux objet renfermait une idée puissante, mais limitée au corps que lui avait forgé la déesse. Elle utilisa ses dernières forces pour sceller le tombeau de l'artefact jusqu'à ce que ses capacités lui reviennent."

"La nuit tombe."
Avec un bref bruit de succion, la Gerudo retira sa pipe d'où ne s'échappait plus qu'un maigre filet grisâtre, mal alimenté par son fourneau refroidi.
"Et...
- Eh bien, j'ai froid.
- Ça ne m'avance pas sur ma connaissance de tes intentions.
- Veiller me fait souffrir, et ton histoire m'endort, commença-t-il en rassemblant tout le tact dont il était capable, avant de soupirer : Arrête-toi, par pitié."
Elle vida la cendre restante dans le sable.
"Nous partirons à l'aube. Je continuerai sur la route, fit-elle en plongeant son regard de flamme sombre dans celui du fugitif. Prends garde à tes rêves, roi."

* * *

Le Duc volta, les jambes arquées. Son second s'avançait vers lui, rayonnant.
"Folal Sadcruel ! Darknut Magnus, Seigneur de la Forteresse Frontalière, roi de la Terre Déserte..."
Un éclair flamboyant brûla en les déchirant les lourds rideaux pourpres de l'entrée, décrivant un arc de feu immaculé jusqu'aux mains du jeune Gerudo. Du velours pendant surgit la princesse, impassible.
"Ancien Porteur de Marmiadoise !
- Dépose cette lame.
- En vertu de quelle honorable autorité, mon cher sanguinolent ? Au nom de l'amour de quelle divinité ?... Pourquoi donc ? "
Sous l'effet de l'excitation, peut-être de la peur, ses yeux projetaient des lueurs de foudre violette.
"Calme-toi, petit."
Sidéré sous le pli neutre de son casque, le Darknut avisa la petite ombre dont provenait la voix : celle du Raqueux nouvellement apparu.
"Tiens-t-en au plan.
- Tu oses, maraud ? Après l'étendue de ma magnani-
- J'ose, bien sûr. À quoi t'attendais-tu, imbécile ? Tu m'as laissé enseigner les plus secrètes de mes habilités à une Hylienne sortie du giron royal. Tu m'as rendu mes quartiers, une forteresse à elle seule, la Redoute. Tu jouis depuis des années d'une routine étiolant le maigre respect de tes sbires autant que la crainte que tu crois ridiculement inspirer. Et tu espères que tout se déroule aux petits oignons pour ta gouverne ?
- Je...
- Tu n'es plus rien, Folal. Espère un trépas digne et bats-toi correctement.
- Viens donc, faquin...
- Très peu pour moi. Voici ton disciple, salue les Déesses de ma part. Je m'en vais traiter avec la marmaille. "
À peine le maître d'armes s'était-il dirigé vers l'entrée encore mordue par les flammes, que le prince se rua sur son adversaire. La princesse, honnête, lança au Duc une épée. Parant malencontreusement du plat de son outil, le Darknut entreprit d'esquiver les fabuleux assauts, méthode aux antipodes de son style usuellement ferme et brutal. Très rapidement pourtant, ce fut le mutin, peu habitué au poids de son arme, qui flancha, ce dont son adversaire profita pour placer une frappe implacable, du côté du pied, sur le fer. Marmiadoise chut des mains malhabiles. La lame prêtée par la princesse manqua de percer le crâne de leur propriétaire, mais c'était compter sans la vélocité de la jeune femme. Elle flanqua le Duc au sol. Ses doigts s'empoissèrent et rougirent lorsqu'elle arracha le heaume dégoulinant, révélant un front affreusement balafré et un regard d'acier aux pupilles rougeoyantes. D'un coup de tête, il la fit basculer en arrière. Elle vrilla à terre pour reprendre pied. Les deux nouveaux adversaires s'emparèrent de leurs lames respectives. Sans tergiverser, elle attaqua. Féroce. Précise. Mortelle. Ondulant avec élégance, rétorquant avec force. Remémorant à son corps un bouquet choisi de bottes éprouvées ou nouvelles, un enchaînement de trois secondes lui suffit à briser la défense lourdaude de l'épée enchantée. Un filet de sang naquit sous l'aine du chevalier, un autre sous son menton. Un dernier jaillit non loin, depuis l'emplacement habituel du cœur, et ce fut tout. La large lame incandescente quitta les doigts gourds pour aller fracasser, un mètre plus bas, le dallage anthracite.
"Bien joué, Ma Dame.
- À quoi t'amuses-tu ?
- Eh bien, techniquement, tu viens d'obtenir les titres suivants : Darknut Magna, Seigneure de la Forteresse Frontalière, reine de la Terre Déserte, Porteuse de Marmiadoise, et cetera.
- Oh, vraiment ?
- Vraiment.
- … Les veux-tu ?
- Comment ?
- Mes titres. Les veux-tu ?
- Je ne pense p-
- Cette question est pourtant simple, et les réponses à envisager également. Je possède déjà les titres de princesse, d'ambassadrice et de chevalière. J'escompte exercer au mieux les devoirs nés du premier en usant de toute la sagesse et de toute l'expérience rassemblées ces dernières années. Le second m'a piètrement réussi. Le troisième me semble une reconnaissance suffisante, malgré sa superficialité de gloriole, de mon aptitude à combattre. Quelque nouvelle médaille nominale, en sus de la prétention qu'elle implique, m'astreindrait à des devoirs supplémentaires, pour lesquels me manqueraient l'implication comme le temps.
- Certes, mais-
- Tu as auparavant affirmé que ton statut de prince ne s'était résulté que par une plus ample humiliation, au vu de celui de second, que tu honnissais. Voici une occasion de perdre définitivement ces atours de sous-fifre et d'éclairer un peu l'ombre portée par la nature de ta lignée. Aussi, que réponds-tu à ceci : Souhaites-tu les titres de Darknut Magnus, Seigneur de la Forteresse Frontalière, roi de la Terre Déserte, Porteur de Marmiadoise... et cetera ?"
Un large sourire fendit son visage oblong. Il disparut au profit d'une mine interloquée lorsque le jeune homme courba l'échine et la jambe pour frapper la pierre du genou.
"J'en serais honoré, ma reine.
- Euh... attends un peu.
- C'est-à-dire que la position n'est pas très conforta-"
Elle alla quérir la précieuse lame dans les éclats de céramique et la souleva fermement au-dessus de son ami :
"Au nom de Celle-Qui-Insuffle, au nom de la Tiraillée, au nom de Celle-Qui-Sait et de leurs trois vertus, je transfère à cet homme les pouvoirs du vaincu. C'est-à-dire les miens. Parce que c'est moi la vainqueur, mais j'ai moyennement envie d'hériter de ce trou paumé.
- Un peu de tenue, voyons...
- Oh, excusez ma verve, chevalier, j'ai voulu dire : ce résidu de caleçon de Darknut usagé n'intéresse point ma majesté.
- C'est mieux... lâche-t-il dans un rictus.
- Je trouve aussi. Plus fidèle."

A suivre...

Ce texte a été proposé au "Palais de Zelda" par son auteur, "Obi". Les droits d'auteur (copyright) lui appartiennent.

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Mis à jour le 26.03.24